Les débats
Les débats de cette journée d’études ont eu lieu en deux fois, une première partie se déroulant après les interventions du matin de Mme Annie Kriegel, de Claude Monier et de M. Campredon, la deuxième ayant eu lieu après les exposés de l’après-midi.
En pratique, les questions posées et les commentaires qui ont été faits sont difficilement rattachables à un exposé plutôt qu’à un autre. Nous avons préféré les regrouper suivant quatre rubriques :
— le projet soviétique,
— la nature du communisme,
— les problèmes militaires,
— les problèmes régionaux.
Cette classification est bien évidemment arbitraire, mais toute autre le serait également. Elle nous servira surtout à mettre de l’ordre dans le compte rendu d’un débat qui a été très animé et plein de réflexions très pertinentes.
On pourra constater que les opinions émises ont été extrêmement diverses. Il est bien évident qu’elles n’engagent que ceux qui les ont exprimées en toute liberté et dont nous respectons l’anonymat. Elles n’engagent en aucune façon la revue ou l’association dont celle-ci est l’organe.
Le projet soviétique
• Il a été dit dans une autre enceinte que le communisme était un système fait pour s’emparer du pouvoir et pour ensuite le conserver, en mettant l’accent sur le deuxième terme de la proposition. Il est de fait qu’au niveau des États, et on pourrait même dire des collectivités locales, la réversibilité est très rare dès qu’un pouvoir communiste est en place. On n’a peut-être pas assez souligné que les dernières élections municipales en France ont marqué un phénomène assez extraordinaire en matière de réversibilité. Or on a insisté ici sur cette notion d’irréversibilité dans le projet soviétique et précisé les différentes étapes d’insertion d’un pays dans le monde communiste, mais ce sont des critères qui sont valables du point de vue du Kremlin. Il serait intéressant d’étudier ceux que l’on peut prendre en compte du point de vue de l’Occident. Nous sommes en effet mal préparés pour savoir si un parti est orthodoxe et si un pays est réellement aligné.
• Si on n’a pas observé de cas de réversibilité après conquête du pouvoir et constitution d’un parti-État, en revanche nous avons eu dans l’histoire plusieurs cas d’effondrements de partis communistes qui, sans avoir atteint le stade du parti-État, avaient néanmoins atteint une consistance indiscutable. Le cas le plus célèbre est celui du parti communiste allemand qui a connu un effondrement définitif, compensé à terme par la scission de la nation allemande. Ce processus ne manque pas d’intérêt puisqu’il y a eu d’abord un échec sur le plan du parti puis la constitution d’un État satellite, la RDA.
En ce qui concerne les deux phases, la conquête du pouvoir et sa conservation, il faut voir que cette conquête est pour l’essentiel une stratégie. La conservation du pouvoir est assurée par l’établissement d’un système dont le cœur est le pouvoir d’un parti qui procède à une double manœuvre. D’une part on transforme l’État, on le dévitalise de manière à ce que cet État ne soit plus qu’un bras administratif ; d’autre part on refoule le corps social aussi loin que possible du centre du pouvoir et l’on crée les conditions d’une décomposition de ce corps social. Il en résulte qu’en face du parti-État il ne reste que des individus, des atomes, des monades. La conservation du pouvoir est donc fondée sur la disparition physique des facteurs d’alternance. À ce sujet, il est fascinant d’observer que la Chine, parvenue au dernier degré d’anarchie, n’a pas fourni l’occasion d’une alternance. La Chine socialiste restera identique à elle-même parce que, comme dans les autres pays socialistes, les groupes sociaux porteurs d’alternance n’existent plus.
Dans le Tiers-Monde, la conquête du pouvoir peut se faire sans qu’il y ait intervention d’un parti communiste. Le cas le plus fréquent est celui où le processus révolutionnaire de rupture est conduit par un groupe privilégié comme l’armée. Ensuite le problème majeur est celui du passage d’un État à orientation socialiste dont le noyau est l’armée, à un État socialiste. Ce passage peut être assez lent et durer un nombre d’années très supérieur au temps qui a été pris par le processus révolutionnaire en Occident. En Algérie par exemple, le processus a duré pendant dix ans, puis, alors que l’objectif était presque atteint (la mort de Boumédienne à Moscou est très révélatrice), il s’est établi un processus inverse de retrait. Nous devons donc suspendre notre jugement jusqu’au résultat final et définitif. Dans nombre de cas concrets nous devrons faire de même, par prudence d’abord mais aussi parce que le coefficient d’incertitude est considérable, notamment en Afrique.
Le problème central est celui de la constitution du parti. Le qualificatif d’orthodoxe doit cependant être manié avec beaucoup de prudence car l’orthodoxie ne se définit pas en fonction de quelques articles de foi marxiste-léniniste. Dans le cas de l’Algérie, il est clair que la construction d’un parti communiste reposait sur l’idée qu’il existait une levure réellement communiste, le Parti communiste algérien (PCA), qui devait être injectée dans l’aile gauche du FLN. La politique du successeur de Boumédienne a été de casser ce processus. Parmi les partis communistes susceptibles de s’établir en Afrique, on peut imaginer que le Parti congolais du travail devienne un parti communiste où l’orthodoxie soit suffisamment attestée. En revanche, il est difficile de croire à la construction d’un parti béninois. Bref, dans chaque cas, il faut évaluer la capacité que manifestent les élèves des écoles du parti à se stabiliser au sein d’un parti unique. Par exemple, en raison de la culture locale, il semble exclu que puisse se constituer un parti communiste à Madagascar. Ce pays, qui est considéré comme un point d’appui des Soviétiques, n’a guère de chance de passer de la catégorie des États à orientation socialiste à celle des États socialistes.
Le problème est tout différent au Nicaragua. Dès l’origine, il y a eu dans ce pays un parti authentiquement orthodoxe, même s’il porte un autre nom. En 1920 tout parti désirant adhérer à l’internationale communiste devait s’intituler parti communiste, mais depuis trente ans cette condition a été complètement oubliée car il peut être utile, dans certaines circonstances, d’utiliser des labels moins apparents. Comme dans n’importe quelle Église, il existe d’ailleurs une instance de légitimation qui doit respecter certaines règles de prudence et d’audace. Cette fonction est exercée par Moscou et la couronne la plus intérieure du mouvement communiste international. Il arrive aussi que des partis se définissent eux-mêmes comme communistes et ne soient nullement reconnus comme tels par les instances de légitimation du mouvement communiste international. C’est le cas aux Pays-Bas. Évidemment on ne connaît pas les sentences des instances de légitimation mais on en connaît les résultats grâce à la disposition des délégations lors des grandes cérémonies rituelles qui ont lieu à Moscou. Si un délégué passe de la tribune des invités-amis à celle des partis-frères, on sait que le parti de ce délégué a changé de catégorie. On risque cependant de majorer ou de minorer certaines observations. Moscou peut toujours réviser son jugement car, s’il n’y a pas de réversibilité dans un État socialiste, il peut y avoir réversibilité dans ce que pense Moscou sur le degré d’orthodoxie présenté par l’appareil central de tel ou tel pays.
En ce qui concerne les garanties d’intervention du mouvement communiste international en faveur d’un pays du camp socialiste, on doit remarquer qu’il ne s’agit pas, en général, d’une protection automatique et que cette garantie n’est jamais totalement assurée. La décision sera toujours prise en fonction de la conjoncture, mais cette garantie d’intervention fait partie de la symbolique codée des relations internationales. Il y aura par exemple un message adressé aux États-Unis dans le style : Cuba fait partie d’une zone sacrée. Si Washington décide d’intervenir, on ne verra pas le mouvement communiste international se sacrifier pour Cuba, la Pologne ou n’importe quel autre État.
• En ce qui concerne la Libye, il est difficile de donner une réponse précise car la Libye elle-même n’a pas une politique bien déterminée. On ne peut cependant parler des foucades du colonel Kadhafi car il n’est pas aussi fou qu’on veut bien le dire. C’est un homme qui a un projet : l’extension d’une certaine forme d’islam pur et dur, le contrôle des populations sahariennes qui, à son idée, ont toujours entretenu des liens avec la Libye. Il ne faut pas oublier que Kadhafi appartient à une tribu du désert pour laquelle les frontières n’existent pas, et il faut donc les bannir. En même temps il a un projet politique qui consiste à dire que le gouvernement appartient aux masses, ce qui est probablement possible dans des pays où la population est très peu nombreuse, mais il voudrait étendre ce système à toutes les zones passant sous son influence. Ce mythe unitaire ressort de son souci de briser les frontières et les gouvernements, il le pousse à fédérer. Personne ne dicte la conduite de Kadhafi. Il ne faut pas voir la main de Moscou dans son projet, mais il est bien évident que les Soviétiques se servent de cette opportunité pour faire de la Libye un de leurs points d’appui, en direction du golfe du Bénin a-t-on dit. L’intérêt de l’Union soviétique sur la Libye n’est pas récent puisqu’à la fin de la dernière guerre Moscou avait demandé un mandat sur ce pays. Il y a donc un projet soviétique sur cette région, mais on peut se demander si Kadhafi est un agent de Moscou. Il est vraisemblablement un agent dont on se débarrassera le moment venu s’il ne fait plus l’affaire. On dit même que les Soviétiques tiennent en réserve des personnalités libyennes susceptibles de le remplacer.
Nature du communisme
• Un projet est une projection sur l’avenir, un dessein. On peut cependant constater dans les déclarations du président de la SWAPO qu’il n’y a rien de changé. On y trouve non un projet mais les principes intangibles du marxisme-léninisme. On peut alors se demander si l’on a déjà vu une évolution quelconque dans les fondements du marxisme-léninisme. S’il n’y a pas d’évolution, n’est-ce pas un signe de mort ?
• Le terme d’orthodoxie appliqué à un parti communiste ne signifie pas qu’il y ait adhésion à une doctrine. Il n’y a pas référence à une vérité mais à l’ensemble des procédés linguistiques, organisationnels et politiques qui assurent l’efficacité maximale dans la conquête et la conservation du pouvoir. En ce sens l’orthodoxie se définit par une orthogloxie, elle-même soumise à une orthopraxie. Tout naturellement l’orthodoxie est définie par le centre de commandement du mouvement communiste international.
• Cette question sur l’orthodoxie est d’ordre théorique et se pose dans n’importe quel secteur de la réalité sociale. Le communisme est une conception de l’organisation du monde qui repose sur des principes constants. En ce sens, le communisme dispose d’un code génétique qui fait que ses produits ne peuvent être que conformes à ce code. Mais chacun sait que, même si un code génétique informe la réalité qui en est le produit, il y a une quantité de virtualités et un degré de plasticité qui font que, même si nous descendons du même code génétique, il peut y avoir des variantes à condition que celles-ci soient compatibles avec le code initial. Si le code génétique du communisme n’était fait que de principes intangibles n’ayant aucune plasticité, nous sortirions de l’histoire pour rentrer dans une sphère qui ne serait pas la vie mais la mort. Or ce n’est pas le cas. Dans les soixante années de son existence, le communisme n’a pas été une sorte de produit fusionnel effaçant tous les clivages et toutes les catégories internes qui donnent leur visage particulier aux différentes composantes du monde communiste. Certes il y a des limites à ne pas franchir et aucune composante du monde communiste ne peut aller jusqu’au point où son mode de fonctionnement mettrait en cause sa programmation. Il ne s’agit pas d’une sorte de compromis entre le communisme et le réel mais d’un degré de plasticité qui existe entre le communisme et le réel et qui fait que le communisme est en mesure, en absorbant le réel, de découvrir en lui-même, et non pas dans le réel, de nouvelles virtualités.
Ceci est vrai de n’importe quelle tradition. La tradition n’est pas sclérose et fixation. C’est la découverte historique et concrète des potentialités et des virtualités qu’elle possède en fonction de sa nature propre. La capacité d’extension du communisme est précisément liée à sa capacité de découvrir en lui-même des ressources qu’il n’avait pas encore aperçues. C’est pourquoi l’observateur du monde communiste doit connaître le code génétique qui trace les limites du possible. Ensuite il doit examiner sur le terrain, in vivo, comment ce code peut se développer et trouver en lui-même des variantes compatibles avec sa nature propre.
Cette explication n’est pas partagée par tous les spécialistes du monde communiste dont certains mettent plus fortement l’accent sur le caractère strictement impératif des principes initiaux, alors que d’autres privilégient une sorte de pragmatisme débridé qui ferait que le communisme pourrait oublier ce qu’il est pour simplement chercher son avenir sans trop tenir compte de ses principes.
• Le concept de déterminisme est cher à la doctrine marxiste. Or, d’après ce qui vient d’être dit, il semble qu’il y ait des variations qui sont plus que des nuances dans ces processus de filiation. Il existe un christiano-marxisme et un islamo-marxisme. Peut-on penser que les systèmes de représentation du marxisme puissent, dans une assez large mesure, dépendre de ce que l’on pourrait appeler l’ethnie, concept dans lequel on pourrait inclure la tradition, l’histoire, etc. ? En d’autres termes, peut-on parler d’un ethno-marxisme ?
• Le marxisme n’a pas d’anthropologie. Dans ces conditions, il a toujours éprouvé un malaise devant des types de classification de sociétés qui ne relèvent pas du principe des classes. C’est vrai pour la nation et c’est également vrai pour l’ethnie. Si le communisme, sur le plan stratégique, a réussi à coordonner avec les mouvements nationaux le mouvement révolutionnaire de classe qu’il incarne, il n’en reste pas moins que ce mouvement révolutionnaire de classe n’a jamais pu théoriser et légitimer sa définition des nations avec lesquelles il faisait alliance. Pour lui, sont légitimes les mouvements nationaux qui vont « dans le sens de l’histoire », ce qui est une définition instrumentale. Plus grave encore que le malaise vis-à-vis des nations est le malaise à l’égard des ethnies. C’est probablement l’une des raisons fondamentales de l’échec récurrent du communisme en Afrique, de son incapacité à manipuler la réalité ethnique. Dans la formation de l’Union soviétique la phase capitale a été celle du démantèlement des nationalismes ethniques au profit de construction de nationalités artificielles établies pour être maîtrisées par le parti bolchevique. Les relations entre le communisme et le phénomène ethnique sont radicalement incompatibles avec le code génétique du communisme, c’est-à-dire avec la nature de ses principes. C’est la raison pour laquelle la race et le racisme sont des réalités purement instrumentales car il est impossible au marxisme d’assimiler la nature particulière de ces phénomènes.
• On peut revenir sur le problème de l’inadéquation du marxisme au phénomène ethnique et plus généralement au phénomène culturel, pour dire que l’islam a subi une grande métamorphose dans les pays de l’Est. Une idéologie universaliste a été transformée en nationalité ethnique. C’est le cas en Union Soviétique et en Yougoslavie.
• Ce phénomène est contradictoire, comme l’est d’ailleurs celui de la nation et de l’ethnie. À partir du moment où le principe fondamental d’organisation de l’univers social est le principe de classe, il est nécessaire de se situer par rapport aux types de société qui n’en relèvent pas, comme la nation, l’ethnie, la religion. Il ne faut cependant pas exagérer la maladresse des communistes à se servir de ces réalités. Par exemple on a exagéré les problèmes que posent à l’Union soviétique l’existence d’un islam à l’intérieur de l’URSS et l’existence de républiques musulmanes. Au début de la révolution iranienne beaucoup s’attendaient à voir les musulmans soviétiques se dresser à l’appel de Khomeini. Quand les communistes ont des difficultés de caractère théorique, ils n’attendent pas de trouver une solution théorique. Sans être des cyniques, ils sont attentifs aux lumières qui pourront ensuite être intégrées dans leur corpus théorique, ce qui leur donne une meilleure maîtrise de la situation. Au Proche-Orient, bien qu’ils ne soient pas particulièrement à l’aise avec les classifications religieuses ou ethniques, ils ont réussi à construire des partis communistes qui ne sont pas négligeables en utilisant les clivages religieux et ethniques, ces partis regroupant des minorités religieuses ou culturelles. Le parti communiste syrien est un parti de Kurdes et d’Arméniens, il n’est donc pas arabe. Le parti communiste libanais était un parti arménien avant de devenir un parti chiite. Autrement dit, l’existence d’ethnies et de religions différentes n’est pas nécessairement un obstacle à la mise sur pied de partis communistes. En pratique il y a deux grandes catégories de partis communistes dans le monde, ceux qui sont des partis de classe (ceux de l’Occident industrialisé) et ceux qui sont à caractère ethnique et qui correspondent à des minorités.
D’ailleurs le parti communiste le plus influent d’Europe à l’intérieur d’une communauté nationale n’est pas le parti italien mais celui de Chypre qui regroupe la minorité grecque. Cette structure très particulière d’un parti communiste ethnique, ayant un ethnarque représentant la dimension religieuse de cette ethnie, a conduit ce parti à détenir plus de 36 % de l’électorat de l’île. Il n’est donc pas inutile d’attendre une lumière définitive sur l’ethnie, la nation ou la religion dans leurs rapports avec les classes sociales pour parvenir concrètement à certains résultats, mais ces résultats sont limités. Aucun des partis communistes du Proche-Orient n’est parvenu à se situer au cœur des majorités, à devenir un parti arabe ou arabo-musulman, malgré l’effort considérable accompli dans ce sens par l’internationale communiste. Deux résultats méritent cependant d’être relevés. Le parti communiste israélien est en effet un parti arabe. Le PC libanais paraît avoir dépassé sa nature de parti ethnique pour devenir un parti multicommunautaire, susceptible de représenter une solution nationale, ou qui du moins a été en mesure de le faire, cette situation étant maintenant probablement dépassée.
Problèmes militaires
• On n’a pas assez souligné l’action de la flotte soviétique à travers le Tiers-Monde et le soutien qu’elle apporte au projet d’expansion de l’URSS dans cette direction. En comparant le retrait de la flotte britannique et l’arrivée de la marine soviétique, on aboutit à des constatations qui sont assez probantes dans ce domaine. En tout cas, l’Union soviétique manie largement ses forces maritimes pour soutenir sa diplomatie, de façon à rassurer ses amis et éventuellement à les assister en cas de besoin. Dans l’océan Indien, ce phénomène est tout à fait remarquable et le projet soviétique en fait largement usage.
• Il a été simplement question de la politique qui consiste à montrer le pavillon. Elle englobe ce rôle de la flotte soviétique le long de la côte d’Afrique, dans l’océan Indien et dans le Pacifique. C’est sciemment qu’il n’a pas été mis un accent plus particulier sur la marine. En effet son rôle qui est important ne l’est pas plus que celui des autres formes d’action. Dans un premier temps on montre son pavillon, dans un deuxième on menace, dans un troisième on intervient. Il y a d’autres moyens qui permettent à l’URSS de réaliser les deux premiers temps, mais manifestement pas le troisième, celui de l’engagement. Une intervention soviétique se terminant par un engagement au moins partiel de ses forces suppose des unités disponibles, des capacités d’acheminement et de durée en condition d’opérations militaires réelles. Incontestablement l’URSS a des unités bien préparées qui sont ses divisions aéroportées. Ses moyens d’acheminement lui permettent d’intervenir dans un certain rayon à partir de ses bases. Mais, dans l’état actuel de ses forces, elle ne dispose pas des moyens d’appui qui lui seraient indispensables car son aéronautique navale embarquée est manifestement inconsistante. Le problème sera tout autre le jour où rentrera en service un véritable porte-avions, et qu’il existera des moyens amphibies très développés. Nous n’en sommes pas là et c’est une menace qui ne devrait pas apparaître comme très forte avant la fin des années quatre-vingt.
• Il a été question des problèmes de bases et de facilités, mais comment s’oriente la politique soviétique en matière de zones de paix dans le Golfe et l’océan Indien ? Comment peut-on analyser le soutien apporté par les Soviétiques aux mouvements d’opposition qui existent dans ces régions ? Est-il exact que l’île de Socotora soit actuellement le lieu où les Soviétiques se renforcent massivement ?
• Il est probable que l’établissement d’une zone de paix en océan Indien avec un prolongement dans le Golfe est une chimère volontairement et sciemment poursuivie par l’Union soviétique pour faire croire que l’on peut démilitariser une zone que tout le monde connaît comme extraordinairement militarisée. Cette vue de l’esprit est un discours extrêmement intéressant pour les Soviétiques vis-à-vis des Arabes. Ces derniers aiment bien l’entendre car il repose sur l’éviction des forces étrangères. Mais on se garde bien de proposer des plans de paix qui pourraient être compromettants. C’est donc un langage qui plaît mais qui ne mènera à rien.
Dans cette région, les soutiens apportés aux mouvements d’opposition sont variables. En fait l’on trouve deux formes de ces mouvements, ceux qui sont politiques, légaux ou semi-clandestins (les partis communistes en représentent parfois une tendance dans les pays arabes) et ceux qui sont des mouvements révolutionnaires armés et qui ont pu agir grâce à l’appui soviétique (par exemple la révolte du Dohfar dans le sultanat d’Oman qui a été maîtrisée avec l’appui de l’Iran du Shah et celui de contingents britanniques). En marge du monde arabe, il y a la révolte de l’Érythrée. À une certaine époque, l’Union Soviétique a apporté son appui aux différents fronts qui formaient la résistance à l’Éthiopie dans ce pays. Puis il y a eu le renversement des alliances, et l’URSS a apporté son soutien à l’armée éthiopienne, avec même un appui militaire direct grâce à leur flotte qui a bombardé les centres de résistance érythréens. Les mouvements érythréens de tendance marxiste se sont alors posé des questions sur la politique soviétique d’aide aux mouvements de résistance. L’affaire d’Afghanistan a également eu des répercussions sur les jugements qui sont portés sur le rôle joué par les Soviétiques dans le soutien des mouvements d’opposition. Il est résulté de tous ces événements une certaine déconsidération des Soviétiques.
• En ce qui concerne Socotora, il faut manier avec prudence le terme de base, comme ailleurs. À Massirah par exemple, cette île omanaise où l’on disait que les Américains installaient une base pour couvrir les approches du Golfe, il n’y a en fait qu’une longue piste en dur et quelques baraques. Socotora est un point d’appui de même nature. Cette île n’est pas capable de servir de base à moins d’y mettre des moyens colossaux, et les Soviétiques y répugnent. Par contre les facilités que les Soviétiques peuvent obtenir en Éthiopie sont importantes.
Les problèmes régionaux
• Pour Madagascar, on a fait état d’une allergie qui existerait dans la société malgache à l’égard de l’entreprise qui se développe depuis plusieurs années selon les lignes du système soviétique.
• Il est exact que l’on ne peut penser que les Malgaches soient un jour les adeptes complets du communisme. Madagascar est essentiellement un pays de riziculteurs et de producteurs agricoles. Un régime qui lui est étranger est venu s’y greffer sans saisir la manière de s’imposer. À l’heure actuelle le régime ne bénéficie pas d’une véritable adhésion populaire. On l’a vu lors des dernières élections dans la manière dont a réagi le clergé et dans les réactions des Malgaches vis-à-vis du groupe de Nord-Coréens qui est chargé de la sécurité du président Ratsiraka. Il y a eu un extraordinaire phénomène de rejet de ces Nord-Coréens, avec même, à Antananarivo, des actes d’élimination physique dont on connaît mal les résultats, mais on sait qu’ils ont eu lieu, ce qui est fort significatif.
L’influence des Soviétiques sur le régime est certaine en ce qui concerne le président Ratsiraka, bien que celui-ci n’ait jamais consenti à laisser aux Soviétiques l’usage de la base de Diego Suarez qu’ils ont revendiqué depuis notre départ. Toutefois la présence d’une centaine de conseillers soviétiques dans le domaine de l’aviation permet à Moscou d’avoir pratiquement le contrôle de deux ou trois aéroports.
Il est difficile de prévoir quelle va être l’évolution de ce pays, mais les éléments politiques récents laissent penser que nous sommes dans une phase évolutive. Il est douteux que l’alignement de Antananarivo sur Moscou puisse durer très longtemps.
• Que sait-on sur le conflit récent entre la Syrie et Yasser Arafat ? Quelle en est l’origine et quelles peuvent en être les conséquences ?
• On peut d’abord dire que les rapports entre les Palestiniens et les Soviétiques ont toujours été ambigus. Il faut se souvenir de la lenteur mise par l’URSS pour reconnaître la représentativité de l’OLP. Yasser Arafat a longtemps fait antichambre à Moscou avant d’être reçu. Il n’a pas toujours obtenu ce qu’il voulait. Mais il y a eu, pendant plusieurs mois au Liban, la mise en place d’un dépôt d’armes dont on peut penser que le contenu et la qualité étaient hors de proportion avec des actions essentiellement défensives. Certains pensent que, le moment venu, les Palestiniens devaient servir de fer de lance aux Soviétiques dans la région. On en est cependant réduit aux suppositions. Il est certain cependant que les Syriens sont étroitement liés aux Soviétiques et que les Palestiniens le sont devenus de la même manière.
Ainsi on s’explique mal qu’en période de crise comme celle que la région traverse actuellement, on puisse assister à une confrontation entre Arabes, entre Palestiniens et Syriens. Il est difficile de déterminer la part prise par les Soviétiques dans cette affaire. On sait simplement que des délégations palestiniennes ont été envoyées à Moscou pour y chercher un appui soviétique en faveur d’Arafat. Cet appui a été officiellement donné, ce qui veut dire que, pour Moscou, Yasser Arafat reste le maître d’œuvre et le président du comité exécutif de l’OLP.
Compte tenu du fait que la tension persiste entre la Syrie et les Palestiniens, on se pose alors la question de savoir si les mêmes recommandations ont été faites aux autorités syriennes de ne plus supporter désormais la dissidence palestinienne. Il n’est pas exclu de voir les dirigeants syriens échapper dans cette affaire à la tutelle soviétique et jouer un jeu strictement syrien. Étant donné l’appui apporté à Yasser Arafat par Moscou, et par la majorité des pays arabes, il paraît difficile de voir celui-ci écarté, mais il pourrait être amené à durcir sa position à l’intérieur du mouvement de résistance palestinienne, c’est-à-dire à assumer certaines des revendications maximalistes. À part peut-être Abou Ayad, il n’y a pas d’homme qui ait l’envergure suffisante pour remplacer Yasser Arafat à la tête de la résistance palestinienne. On peut donc penser que le mouvement de rébellion a été suscité à l’intérieur du Fatah pour permettre à Yasser Arafat de durcir le ton.
• De toute façon cette crise était inévitable. Depuis la tragédie de Beyrouth, le climat était tel au sein de la communauté palestinienne qu’il était certain que serait remise en cause la direction dont la stratégie avait abouti à de tels résultats. Au moment de Sabra et de Chatila, on a instruit sur place une sorte de procès sur un accord conclu par Yasser Arafat qui faisait des États-Unis les garants de la sécurité des populations civiles. D’une manière plus générale, quand il est apparu que la stratégie de négociation qui avait été acceptée au conseil palestinien d’Alger ne déboucherait pas, cette crise est devenue inévitable. Le mouvement n’a pas été provoqué de l’extérieur : la personnalité de ses instigateurs, Abou Moussa notamment, ne laisse aucun doute à ce sujet, ce ne sont pas des hommes de la Syrie. Dès que l’affaire a éclaté, la Syrie a pris des mesures telles que la direction de l’OLP ne pouvait rétablir son autorité par la force. On a mis trop de temps pour trouver un arrangement politique si bien que l’affaire s’est de jour en jour cristallisée. Après la prise de position de l’Union soviétique en faveur de l’unité de la résistance palestinienne, la Syrie n’a pas changé d’attitude. À ce moment-là il a été confirmé que les Syriens faisaient en sorte que la mutinerie puisse se développer. Il ne faut pas s’en étonner mais rien ne serait plus abusivement simplificateur que de croire que la Syrie a agi seulement sur les instructions de Moscou. On peut résumer de la manière suivante l’état d’esprit des Syriens : nous sommes les seuls à courir des risques, nous devons seuls avoir des responsabilités et tenir toutes les cartes en main, y compris la carte palestinienne.
• À Cuba, le régime a hésité pendant plusieurs années entre des influences divergentes avant de s’aligner sur l’URSS. Au Nicaragua, le régime hésite-t-il encore ? Serait-il encore récupérable par l’Occident ? Plus généralement, si les Européens n’aident pas les Nicaraguayens ou les autres révolutionnaires de ces régions, ce seront peut-être les Soviétiques qui le feront à notre détriment.
• Il est bien certain qu’au Nicaragua il y a un glissement vers le modèle cubain. À partir de cette analyse objective, quand on voit la lutte contre l’Église qui s’est traduite de façon spectaculaire lors du passage du Pape, la persécution des Indiens Musquito qui occupent les plaines basses et marécageuses du littoral atlantique, les brimades contre le journal La Prensa, seul quotidien non gouvernemental, on peut penser que le pluralisme dont se targuent les sandinistes tend à disparaître. À partir de cette constatation, on peut adopter deux attitudes, l’une optimiste, l’autre pessimiste. Cette dernière est celle des Américains qui disent : au Nicaragua tout est perdu, ils sont déjà en fait alignés ; il subsiste un libéralisme de façade pour obtenir l’aide de l’Occident. Cette aide n’est pas négligeable : beaucoup plus que les fournitures d’armes qui, de la part de la France, ont été symboliques, il y a une aide économique appréciable. La conclusion de cette thèse pessimiste est nette : il faut déstabiliser ce pays pour qu’il puisse retrouver la démocratie.
La conception optimiste, qui est la conception officielle de la France, est qu’il existe encore une possibilité de retenir le Nicaragua et de l’empêcher de s’aligner complètement. C’est la philosophie qui est derrière les livraisons d’armes. Celles-ci ont d’ailleurs été peu de chose mais elles étaient destinées à montrer symboliquement qu’en laissant un pays totalement en tête-à-tête avec l’Union soviétique, il serait contraint de se tourner vers elle pour avoir des armes. Le pays qui a un fournisseur unique pour ses armes se trouve en situation de dépendance totale. À partir du moment où, à tort ou à raison, le Nicaragua se sent menacé, il est évident qu’il cherchera à avoir des armes par tous les moyens. Si l’Occident les lui refuse, c’est déjà le considérer comme aligné et c’est le rejeter encore plus loin dans les bras de ses protecteurs. Cependant l’aide de la France n’est pas l’aide à une quelconque révolution. C’est au contraire une aide permettant à de petits pays de sauvegarder une marge d’indépendance. C’est un pari. L’avenir dira s’il a été gagné ou perdu. Pour l’instant, étant donné la situation d’ensemble et les pressions qui s’exercent sur le Nicaragua, il est en voie d’être perdu.
• Pour les États-Unis, il est probable que le scénario optimiste est le seul valable. L’URSS enferme les États-Unis dans une alternative : soit intervenir militairement de façon massive et c’est le discrédit, soit baisser les bras et c’est une victoire rapide pour l’adversaire. Les Soviétiques savent que, selon la théorie des dominos, le renforcement des guérillas peut conduire non seulement à la chute du Guatemala et du Salvador mais aussi à celle de toute la région.
• La réponse américaine est beaucoup plus flexible. Jusqu’à présent ils ont fait varier la pression qu’ils appliquent sur le Guatemala. Ils sont en effet persuadés que la rébellion salvadorienne est alimentée en armes par le Guatemala à travers le golfe de Fonseca, mais ils savent aussi que, si les envois d’armes étaient limités à ce qui se passe par le golfe de Fonseca, la rébellion salvadorienne serait bien vite étouffée, car elle est également ravitaillée à partir du Belize, du Guatemala et surtout du Honduras.
Les États-Unis veulent en faire d’une pierre deux coups. Pour eux l’essentiel est le Salvador, le domino qui n’a pas encore sauté. En rétablissant la situation au Salvador, ils pensent stabiliser la région et faire que les régimes qui leur font confiance soient crédibles. Pour eux, déstabiliser le régime du Nicaragua, c’est étouffer la rébellion au Salvador et régler le problème d’ensemble de l’Amérique centrale. Ils ont d’autres possibilités qui se concrétisent par des pressions militaires de plus en plus accentuées, comme les manœuvres aéronavales communes avec le Honduras au large de la côte des Mosquitos. Ils sont allés plus loin quand ils ont permis l’installation des « contras » (guérilleros anti sandinistes) dans cette région, avec des moyens techniques très modernes, en particulier en matière de transmissions. Il n’est pas sûr qu’ils soient obligés d’attaquer directement le Nicaragua pour que celui-ci vienne à résipiscence. Si la pression sur ce pays est suffisamment forte, ils peuvent exercer une sorte de chantage sur le gouvernement de Managua. La pression qu’exercent les Américains sur ce pays pour aboutir à un compromis est modulable. La déstabilisation directe n’est que le cas extrême et, aujourd’hui, nous n’en sommes pas encore là.
• Il a été dit que les événements d’Amérique centrale n’étaient pas le fruit de l’ingérence soviétique et qu’ils avaient des causes indigènes. Ce qui se passe dans cette région s’insère cependant dans le contexte des rapports entre les très grandes puissances. Il n’est pas acceptable qu’au moment où l’Union soviétique empêche le déplacement des frontières d’influence se produisant à son détriment, nos propres frontières restent ouvertes. Il n’est pas possible que les positions de l’État soient intangibles et que les nôtres soient facilement contournables. À un moment qui est décisif pour le vieux continent, les Européens ont un intérêt majeur à ce que les États-Unis ne soient pas retenus par un abcès de fixation situé à leur frontière. Ceci trace les limites de notre autonomie de mouvement. Il est très important que la riposte américaine soit modulable, mais les possibilités d’arrangement le sont-elles ? Une approche qui ne serait pas globale conduirait vraisemblablement à un marché de dupes. Ne peut-on pas concevoir une finlandisation inversée ? L’Amérique latine resterait ainsi dans la zone d’influence stratégique où elle doit être tout en ayant ses franchises intérieures.
• La question fondamentale est de savoir si les États-Unis peuvent admettre une menace directe à leur sécurité. Ils ne peuvent pas tolérer qu’il y ait un ou plusieurs nouveaux Cubas en Amérique continentale. Cuba est tolérable parce qu’on a là une situation enkystée, Cuba étant une île où la contamination est moins dangereuse. D’ailleurs toucher à Cuba conduirait à une crise mondiale. En revanche il est possible d’intervenir dans une situation non enkystée comme celle du Nicaragua. Les États-Unis tolèrent cette situation parce que les pays de la région ne sont pas devenus de nouveaux Cubas dans la mesure où ils n’ont pas accepté d’armements stratégiques de l’autre bloc. Les Nicaraguayens savent jusqu’où ils peuvent aller. De manière idéale, on pourrait arriver à une solution pacifique où chaque État de la zone pourrait avoir le régime qui est actuellement le sien, à condition que nul équipement militaire offensif ne soit mis à sa disposition. Ce serait une sorte de neutralisation de la zone, avec un contrôle des armements et de leurs sources et le maintien des effectifs à un niveau restant incompatible avec toute aventure militaire même réduite. Ce système peut permettre aux Américains d’admettre des régimes marxistes dans cette zone si elle est démilitarisée.
• Existe-t-il des dangers pour les territoires français de la région ? Peuvent-ils servir de relais et de point d’appui ? Dans sa stratégie générale, l’URSS leur prévoit-elle un avenir ?
• Il est très difficile de répondre à cette question, car les menaces varient suivant les endroits. Dans les départements d’outre-mer qui sont insulaires le danger peut venir d’une perte de contrôle de la situation interne. La population est assez instable, affectée par une importante migration vers la métropole. Les subventions ont découragé son effort, l’industrie n’a pu se développer et l’agriculture a été tuée. Il en résulte que cette population est assez influençable par des mouvements extrémistes. Par contre l’intervention d’une puissance extérieure n’est pas crédible.
La situation est toute différente en Guyane qui a une frontière commune avec le Surinam. Le destin de la Guyane peut donc dépendre de l’évolution de ce voisin. Celui-ci est cependant obligé à une grande prudence car les États-Unis veillent, et il a un autre voisin qui est un grand pays, le Brésil. Le gouvernement brésilien a envoyé récemment le général Venturini au Surinam pour essayer de ramener ce pays à une position plus modérée. La position optimiste du Brésil rejoint ici quelque peu la position optimiste de la France vis-à-vis d’un autre pays. La Guyane ne court pas de risque direct si le gouvernement du Surinam garde une certaine modération. Si celui-ci poussait à une évolution marxiste-léniniste, il se poserait alors de graves problèmes car la frontière du Maroni est complètement perméable. Une subversion n’est cependant pas automatique : elle n’existe que s’il y a une volonté subversive à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Par exemple, en Afrique du Sud, il existe des potentialités énormes de subversion avec les ghettos noirs, mais il n’est encore venu aucune décision d’activation. Pour la Guyane, tout dépendrait d’une volonté extérieure dont on ne voit pas l’intérêt car la Guyane a peu d’importance économique. ♦