Texte extrait d'une conférence du ministre de la Protection de la Nature et de l'Environnement devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 9 janvier 1973.
Environnement, Europe et qualité de vie
Europe et qualité de vie : deux mots chargés de signification mais au sens encore incertain ; deux mots chargés de passé mais essentiels pour notre avenir.
L’Europe. De quelle Europe s’agit-il ? de l’Europe historique ; mais au vu de quelle histoire ? de l’Europe géographique ? mais avec quelles frontières ? de l’Europe des neuf ? Soit. Mais là encore : une Europe des marchands ? ou une confédération ? une fédération ?
La qualité de la vie. C’est un de ces mots qui, comme celui de liberté, ont d’infinies résonances, qui suggèrent plus qu’ils ne disent, qui interrogent plus qu’ils ne répondent. Un mot qui désigne à la fois l’agrément de notre vie personnelle et de son environnement, c’est-à-dire l’agrément du cadre de notre vie collective.
Europe et qualité de vie ? N’est-il pas arbitraire d’imposer le rapprochement de ces deux idées ? La qualité de la vie est un élément du vécu.
L’Europe à l’inverse nous apparaît comme une donnée moins immédiate. C’est une mosaïque qui prend forme et sens au gré de notre nature, de notre idéologie, de nos voyages ; c’est aussi un cadre institutionnel où devrait s’harmoniser l’action de neuf partenaires.
Pourtant l’Europe et la qualité de la vie sont indiscutablement liées. En premier lieu de façon concrète, immédiate et nécessaire par la politique d’environnement. En second lieu, et de façon peut-être moins évidente mais néanmoins très profonde, par notre civilisation même.
Europe et politique d'environnement
Un élément, un seul mais il est important, de la qualité de la vie, entre dans mes attributions : il s’agit du cadre de vie, de l’environnement. Un bon environnement, c’est l’un des piliers de la qualité de la vie. Si ce pilier est fragile ou dégradé, le bonheur peut quand même être construit, mais il est plus précaire. Des esprits purs — ou qui se disent tels — savent vivre heureux dans des environnements impurs et laids. Pour ma part, j’en souffrirais. Je crois ne pas être seul en ce cas.
Or chacun, confusément mais aussi en raison d’exemples précis, ressent combien notre cadre de vie est menacé. Une littérature abondante dénonce aujourd’hui cette dégradation progressive de l’environnement, ses risques, ses conséquences. Nombre de ses cris d’alarme, au demeurant, témoignent plus de l’ignorance que de la compétence de leurs auteurs. Mais une attention aux faits quotidiens montre qu’ils ont raison dans leur constat sinon par les conclusions qu’ils en tirent.
Une politique d’environnement se développe en France. À l’étranger aussi. Tous les pays industrialisés connaissent aujourd’hui le même problème de détérioration du cadre de vie perturbé et menacé par le développement du niveau de vie. Mais, en même temps, ce développement permet l’essor des exigences qualitatives. Il faut tout à la fois posséder le monde, user de ses richesses et pouvoir profiter d’espaces libres, de forêts, de lacs, d’eau claire au moment même où tous ces biens cessent d’être, comme le notait en son temps La Fontaine, « des biens purs qui naissent sous les pas ».
La politique d’environnement que nous menons a besoin de l’Europe en premier lieu pour être mieux fondée scientifiquement et techniquement, en second lieu pour lever certains obstacles économiques qu’elle pourrait rencontrer.
Déjà en février 1972, le gouvernement français adressait aux Communautés un mémorandum pour une politique de l’environnement dans le marché commun. En mars 1972, la Commission Européenne dressait elle aussi un programme de travail européen pour l’environnement. Enfin, conformément aux décisions prises lors du récent sommet européen qui s’est tenu à Paris, le Conseil des Communautés doit être saisi, avant le 31 juillet prochain, d’un programme concerté entre les experts des neuf États membres.
Ce programme sera presque essentiellement consacré à la lutte contre les nuisances, domaine d’action qui ne recouvre lui-même qu’une partie — certes importante au demeurant — de la politique d’environnement.
1° Fonder la lutte contre les nuisances sur des bases scientifiques, techniques et économiques solides, tel sera le premier résultat de ce travail en commun.
Rien n’est plus flou que la notion même de nuisance ou de pollution. Il est des gens que le bruit enrage, d’autres que le silence déprime. Il en est que la solitude enchante, d’autres que l’encombrement divertit.
Pourtant certains aspects des pollutions sont scientifiquement chiffrables et mesurables. Un air est d’autant plus pur qu’il contient moins de poussières, de monoxyde de carbone, de dioxyde de soufre notamment. Une eau pure ne renferme que des traces infimes de métaux lourds, suffisamment d’oxygène, peu de matières oxydables et, par exemple… pas trop de cyanures !
Peu, pas trop, suffisamment ? Qu’est-ce à dire ? Pour agir efficacement, il est à l’évidence très important que ces adverbes soient remplacés par des nombres. Il est important de savoir exactement, si tant est que ce soit possible, à partir de quelle teneur en monoxyde de carbone par exemple, une atmosphère devient dangereuse à court, moyen ou long terme.
Or, le fait est que les connaissances sur les polluants et leurs effets sont encore embryonnaires. Dans chacun des neuf pays de l’Europe, des études et des recherches sont engagées pour améliorer ces connaissances. Il faudrait pouvoir confronter ces études, mener des recherches — on imagine combien elles peuvent être longues et coûteuses — et les mener ensemble peut permettre de progresser à pas de géant dans un domaine si essentiel pour le cadre de vie.
Une coopération européenne est donc très souhaitable : c’est le marché commun de la science des nuisances qui est à créer.
Mais cette vaste confrontation exige et en même temps instaure un langage scientifique commun : ainsi, par exemple, les méthodes de mesure des divers polluants étudiés doivent être identiques ou, à tout le moins, doivent fournir des résultats comparables. Ainsi, également, le résultat des échanges entre savants conduira-t-il très naturellement à adopter, pour chaque polluant dans les neuf pays, les mêmes critères de teneur ou de concentration pour tel ou tel effet caractéristique du polluant sur l’homme, la faune ou la flore, c’est-à-dire, dans le jargon communautaire, les mêmes niveaux-guides.
Amélioration des connaissances et langage commun, tels seront aussi les résultats de la coopération qu’il est prévu d’instaurer en matière technique ou économique. Combien en coûte-t-il de supprimer une telle pollution ? Nous avons sur ce point quelques idées. Mais nos partenaires aussi. Sont-ce les mêmes et comment ont-ils fait leur compte ?
Connaissant mieux les polluants, bien informés des méthodes d’épuration et de leurs coûts, chaque gouvernement pourra engager une lutte plus efficace. Mais selon quelles méthodes ? Il n’existe probablement pas de recette miracle : faut-il contraindre, inciter et, pour inciter, vaut-il mieux taxer ou subventionner ? Certes, aucune solution n’est la solution miracle ni même la solution type ! Mais des expériences existent, qu’il importe de confronter. Prenons-en deux exemples dans le domaine de l’eau.
Comment fixer, sur un tronçon de cours d’eau, un objectif de qualité, c’est-à-dire la teneur limite qui, pour chaque polluant, ne doit pas être dépassée ? Quel choix des objectifs de qualité — c’est-à-dire en définitive et schématiquement la question de savoir si ce tronçon de cours d’eau pourra faire vivre des truites, ou seulement des carpes, ou s’il sera… disons… passablement chargé en pollutions pour ne pas dire qu’il sera un égout ? Or le choix des objectifs est bien un acte politique qui doit être fait au niveau où se font les choix d’aménagement du territoire. Un tel choix ne peut donc être délégué à une instance européenne. Mais la méthode de fixation des objectifs de qualité peut faire l’objet d’une coopération fructueuse entre experts des neuf États et peut même, finalement, être harmonisée.
Un autre exemple ? L’action économique des agences financières de bassin, qui ont été créées en France depuis 1968 et qui engagent actuellement leur deuxième programme pluriannuel d’intervention, cette action ne pourrait-elle servir de modèle à nos partenaires ? Je pose cette question avec d’autant plus d’innocence que lors de la création de mon Ministère j’ai trouvé des agences de bassin déjà fortes et efficaces et que je ne suis pour rien dans leur naissance, sinon dans leur croissance.
La confrontation des expériences, l’approfondissement des connaissances grâce à une coopération scientifique et technique accrue, la création d’un langage scientifique ou économique commun sur les polluants, leurs effets et leurs remèdes, tout cela justifie déjà pleinement un programme pour la lutte contre les nuisances dans la Communauté. La matière est vaste. Le programme sur ces thèmes peut déjà être copieux.
2° Mais là ne s’arrêtent ni nos besoins de travail en commun, ni nos ambitions de faire progresser, grâce à l’Europe, la politique de lutte contre les nuisances. Toute politique de lutte contre les nuisances n’est pas sans conséquences économiques.
Nous devons en effet considérer maintenant que l’eau pure est un bien rare et qu’elle a donc une valeur économique dont il doit être tenu compte. Nous savons qu’une voiture classique coûte cher à la collectivité car elle pollue l’air, car elle prend de la place, qu’une usine de pâte à papier ou une usine chimique qui rendent l’eau impropre à toute consommation humaine coûtent cher au pays. Nous devons faire supporter par les pollueurs tous ces coûts externes de leurs activités.
À l’inverse, une forêt, un espace libre ont aussi une valeur économique d’environnement. Il faudra faire droit à cette évidence et en tirer les conséquences.
Quelquefois — trop souvent — démesurément grossies par ceux qui souhaitent pouvoir polluer à leur aise, ces incidences économiques de la politique d’environnement pourraient risquer de constituer des freins puissants de cette politique si elles n’étaient, non seulement bien connues — ce qui sera le cas grâce aux travaux dont je viens de parler — mais encore harmonisées au sein du marché commun.
Je prendrai sur ce point trois exemples : la politique à l’égard des produits polluants, la méthode d’imputation des coûts de la lutte contre les pollutions, la politique à l’égard de certaines activités que j’appellerai sensibles (je m’expliquerai tout à l’heure sur ce point).
a) Quelques produits que l’industrie met en vente sont sources de pollution au moment de l’usage. L’automobile, qui fait du bruit et dont les gaz d’échappement contiennent des vapeurs toxiques, en est un très bon exemple encore maintenant et en dépit des résultats fort remarquables déjà enregistrés pour réduire ses nuisances. Puisque les automobiles françaises s’exportent — et fort bien — au sein du Marché Commun, toute contrainte réglementaire sévère — et plus sévère que la réglementation française — qu’un de nos partenaires créerait à l’encontre des automobiles polluantes aurait sur les exportations d’automobiles françaises le même résultat qu’une barrière douanière. À l’inverse, si nos constructeurs savaient réaliser à peu de frais des voitures sans pollution, nous pourrions protéger notre marché national en édictant une réglementation très stricte. De telles batailles économiques, sous la bannière de l’environnement, ne peuvent que nuire à l’environnement !
C’est donc bien dans un cadre européen que doivent être prises des directives pour fixer les limites de nuisance des produits de l’industrie. L’article 100 du Traité de Rome qui prévoit la suppression des entraves techniques aux échanges le permet.
Il est, par exemple, déjà appliqué aux prescriptions anti-pollution des voitures automobiles. Il le sera pour le bruit des engins de chantier, pour la teneur en plomb des essences, pour la teneur en soufre des fuel-oils domestiques etc.
b) Deuxième exemple : la méthode de répartition des coûts de la lutte contre les nuisances. Il est normal, à mon sens, que deux usines placées dans un contexte géographique et humain différent soient astreintes à des prescriptions différentes en matière d’environnement. Nous serons plus exigeants pour une usine de pâte à papier qui déverse des effluents dans une rivière à faible débit d’étiage, comme la Loire, que nous le serons pour la même usine qui rejetterait dans le Rhône. Mais deux usines identiques, placées dans deux pays différents, qui seraient astreintes aux mêmes conditions de rejet, peuvent-elles supporter des charges financières différentes en raison de l’environnement ? En l’état actuel des choses, sans nul doute si, par exemple, un pays laisse tout le coût de l’anti-pollution à la charge du pollueur et si un autre rejette toute cette charge sur les pouvoirs publics. Ceci est choquant sur le plan de l’économie. Peut-on concevoir qu’un pollueur soit protégé dans un pays et pas dans un autre ? Si le produit fabriqué dans les usines en cause fait l’objet d’échanges — c’est le cas de la pâte à papier par exemple — de telles pratiques engendreraient des distorsions économiques fâcheuses.
Il faut donc, sur le plan européen, harmoniser la méthode de répartition des charges de lutte contre la pollution. C’est le principe « Qui pollue paie » qui sera adopté sur le plan européen, avec ses corollaires qui impliquent de nécessaires mesures de transition.
c) En effet, et ce sera justement mon troisième exemple, si ces charges se révèlent difficilement supportables par les entreprises d’une branche, parce que les usines de cette branche sont très polluantes et parce que l’incidence du coût de la lutte contre les pollutions sur les investissements ou la valeur ajoutée est telle que la branche est menacée, et les emplois qu’elle crée aussi, si, en un mot, la branche est « sensible » et s’il faut envisager de lui accorder une aide transitoire pour épurer, alors c’est dans un cadre européen qu’une telle aide devrait être décidée.
Je ne m’étendrai pas sur ce dernier cas, qui, en vérité, ne concerne qu’un nombre très restreint d’activités industrielles. Il n’a pourtant rien de théorique : j’ai signé le 12 juillet dernier avec l’industrie de la pâte à papier un contrat qui fixe l’échéancier au terme duquel chaque usine existante de la branche doit être propre, mais qui fixe aussi l’aide que l’État apportera pour faciliter le financement des investissements nécessaires. Ce contrat doit maintenant, dans le cadre du programme de travail communautaire, faire l’objet d’une harmonisation.
Accroissement de nos connaissances, suppression d’obstacles économiques, voici donc deux domaines où, dès maintenant et de façon très concrète, l’Europe est utile à l’environnement.
Avant de vous indiquer pourquoi et comment, à mon avis, Europe et qualité de vie sont encore plus étroitement et profondément liés, je voudrais faire encore deux remarques sur l’Europe et la politique d’environnement.
En premier lieu celle-ci : la qualité de la vie, je le disais en commençant, est une notion au sens encore incertain ; il en est de même de l’environnement qui dans ses acceptions les plus larges pourrait recouvrir une large partie des compétences de mes collègues-ministres, des compétences sur lesquelles j’ai certes un pouvoir de coordination à l’heure actuelle. L’environnement peut être tout ! Disons que ses limites sont floues. Or tout, ou en tout cas un domaine flou, ne peut être — au moins dans un premier temps — un domaine communautaire. L’Europe s’édifie ; posons-la sur des bases solides sans blanc-seing qui nous entraînerait tous on ne sait trop où !
Tout l’environnement ne peut être communautaire. Nous préconisons à Bruxelles à ce sujet une théorie — le mot est peut-être excessif — celle du niveau géographique adapté. Les décisions d’environnement doivent être prises au niveau où le problème se circonscrit : par exemple, la commune pour le choix d’une station d’épuration, le département ou la région pour la collecte et la destruction des ordures ménagères, le bassin hydrographique pour la gestion optimale des cours d’eau. Si ce bassin est international — comme c’est le cas pour le Rhin — l’échelon de décision adapté sera une commission spécialisée groupant les États riverains du Rhin. La planète enfin sera le bon cadre d’examen des problèmes de pollution des océans par exemple ; toutefois des approches régionales — au sens international de ce terme — pourront être efficaces (la Mer du Nord, la Méditerranée). L’Europe et la commission de Bruxelles ont donc, en matière d’environnement, un rôle bien défini dont je n’ai évoqué tout à l’heure que quelques aspects.
La deuxième question à laquelle il faut répondre est celle-ci : pour un progrès positif de la politique d’environnement, pourquoi attendre plus de l’Europe que d’une autre instance internationale telle que l’O.C.D.E., l’Agence des Nations Unies pour l’Europe, ou les Nations Unies elles-mêmes (dont le dynamisme sur le plan de l’environnement s’est marqué en juin 1972 par la conférence de Stockholm) ? La France est présente et active dans chacune de ces organisations internationales qui toutes se préoccupent d’environnement.
Mais il existait entre les Six le lien et les obligations du Traité de Rome et il existe maintenant entre les Neuf non seulement ce traité mais un peu plus, je crois, une volonté de coopération et de rapprochement qui dépasse les termes stricts du traité. Déjà, d’ailleurs, nos partenaires et nous-mêmes commençons à nous entendre pour prendre des positions communes sur l’environnement dans les instances internationales. À Stockholm déjà, les Neuf (et même les Dix à l’époque) se concertaient avant toute décision importante.
De l’Europe des Neuf aussi nous attendons une accélération du développement économique, une amélioration quantitative de la qualité de la vie que tous les problèmes d’environnement ne sauraient négliger : pour celui qui a faim, qui est sans travail et sans argent et qui n’a pas de problème de fin de mois parce que chaque jour sa trésorerie est déficiente, la qualité de la vie c’est d’abord un problème quantitatif. Quand on songe à ceux qui n’ont rien, à ceux qui sont pauvres, la théorie de la « croissance zéro » que certains s’attachent à promouvoir apparaît comme extrêmement choquante. Nous avons un devoir de croissance. La Communauté Européenne nous permet de mieux remplir ce devoir. Mais la croissance même engendre les problèmes d’environnement. Il nous faut résoudre ces problèmes d’environnement au moment où ils se créent et les prévenir en adaptant les mécanismes de la croissance aux exigences de la qualité de vie. L’Europe est donc bien l’instance privilégiée où aborder, en tant que de besoin, nos questions d’environnement.
Enfin ce « quelque chose de plus » que le Traité de Rome, qui lie ensemble les Européens, c’est un certain souci commun de la qualité de la vie qui tient à nos racines, profondément, à notre civilisation.
Le souci de la qualité de la vie est, en effet, me semble-t-il, un terrain d’entente privilégié des pays de l’Europe, et la réalisation d’une meilleure qualité de la vie un projet que nous pouvons nourrir en commun.
Europe et qualité de la vie
C’est une vocation ancienne et instinctive de l’Europe que de s’intéresser aux problèmes de la qualité de la vie.
Certes, et comme ailleurs, force est de constater que l’intelligence et l’esprit d’innovation tendent à s’y soumettre à des exigences d’intérêt immédiat. Dans une société de haute capacité technologique, ceci est particulièrement dangereux.
Il est vrai également que l’Europe, en tant qu’entité, n’a pas jusqu’à présent, et sauf exception, brillé par la sagesse de sa politique. Paul Valéry tenait, avant la dernière guerre déjà, des réflexions sévères sur ce sujet : « Les misérables européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ».
Et pourtant, ajoutait encore Paul Valéry, l’Europe s’est distinguée nettement de toutes les parties du monde : « Non point par sa politique mais malgré celle-ci et plutôt contre elle, elle a développé à l’extrême la liberté de son esprit, combiné sa passion de comprendre à sa volonté de rigueur, inventé une curiosité précise et active ».
L’Europe et ses peuples ont eu un sentiment précoce de l’harmonie qui doit régner entre les différentes disciplines de l’esprit. Au-dessus de la tribune du Président, dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, est suspendue une tapisserie. C’est la copie d’une fresque de Raphaël qui se trouve au Vatican. Je l’ai souvent regardée de mon banc de député. Ministre, je la regarde encore ; elle est pleine d’enseignements. Elle montre réunis et devisant ensemble tous les grands esprits de la Grèce, philosophes, artistes, hommes de science qui exercent en somme, pour parler le langage du jour, la « pluridisciplinarité ». N’est-ce pas là, au fond, une image symbolique de notre civilisation où devraient coopérer, pour l’homme et son cadre de vie, la science, l’art et la philosophie ?
L’Europe fut le creuset où s’est élaboré un art de vivre à nul autre pareil, en un mot une civilisation originale. On pourrait épiloguer pour savoir s’il existe une civilisation, ou des civilisations européennes, ayant entre elles de nombreux points communs et en osmose permanente. Le terme même de civilisation, créé par les Encyclopédistes au XVIIIe siècle, est suffisamment flou pour qu’une telle discussion soit vaine si, comme je le ressens moi-même, nous nous sentons un peu chez nous encore lorsque nous passons ou résidons en quelque point de l’Europe des Neuf.
Cette civilisation ou ces civilisations sœurs avaient su reconnaître l’importance du cadre et de la qualité de la vie. Depuis deux millénaires et demi, l’Europe rêve de qualité de la vie.
Nous savons bien que l’environnement, n’était pas toujours et partout très agréable en Europe. Les reconstitutions historiques qui peuvent être faites ignorent souvent combien sales étaient les villes, quelle fange les roues des carrosses princiers faisaient gicler sur les manants et ce qu’étaient parfois les rivières aux temps présumés sans pollution.
La qualité de la vie européenne certes était imparfaite. Mais elle naissait en permanence des rapports étroits qui existaient entre la culture et la civilisation. L’homme, mesure de toute chose, qui doit dominer le progrès technique et assurer la prédominance des idées morales : ces principes fondent les philosophies dont nous vivons et qui ont peu à peu dégagé l’idée d’une politique et d’une économie au service de l’homme. Saint-Just, au XVIIIe siècle, sans attendre M. Mansholt, notait que le thème du bonheur est une idée neuve en Europe !
Mais ce thème du bonheur, si répandu en Europe, était essentiellement l’apanage des riches et des puissants à qui l’aisance matérielle permettait d’acquérir une sensibilité artistique très vive. Avec goût, ils jouaient les mécènes ou les bâtisseurs et nous leur devons nos plus beaux décors urbains. Car en fin de compte, s’il est vrai que le paysage est à celui qui le regarde, la place Louis XV ou la place d’Espagne appartiennent à la cité.
L’essor de la bourgeoisie commerçante avait donné un caractère plus public encore aux recherches d’urbanisme. La place d’apparat, aux marches du palais, peut côtoyer aussi la maison commune de la ville franche. L’antique urbanisme des marchés et des halles s’offre à tous ceux du bourg. Selon le siècle, le climat, le caractère national, l’exigence de qualité de vie prend des formes diverses, de Venise à Paris, de Londres à Amsterdam. Même si le rêve ou le privilège y ont la plus grande part, l’idéal de la fête, du luxe, du confort, du bien-vivre imprègne la ville. On illumine pour les Grands ou pour les grands jours, bientôt on éclairera pour tous et pour tous les jours. Le rêve aristocratique du raffinement ou du confort gagne la cité tout entière.
Parallèlement, les paysages ruraux se sont construits, reflets des façons culturales et des modes de vie. J’ai toujours été frappé de la bonne intégration des constructions aux sites dans la majorité de l’espace rural européen. Le goût et le sens esthétique des habitants de la campagne se révèlent par l’harmonie, l’équilibre et l’originalité des styles régionaux. Le paysage aimable, humanisé que nous trouvons encore dans nos campagnes témoigne globalement de l’art de vivre et de la finesse instinctive de jugement de tous ceux qui ont créé et vécu nos civilisations rurales.
Les nuisances précoces des grandes cités, la conscience très nette de cette harmonie ont conduit d’ailleurs bien des citadins et les conventions littéraires à exalter la vie rurale au niveau de l’idylle et du mythe sans trop considérer ce qu’était réellement la vie quotidienne des paysans. Et la place des paysages dans la peinture européenne en dit long sur la passion ancienne que leur portent les peuples d’Europe.
Mais la subtile concordance entre les diverses disciplines de l’esprit au service de l’homme, la qualité des décors urbains, la patiente et délicate création des paysages, tout ce qui faisait la qualité de la vie en Europe, tout ceci fructifie mal.
Les paysages se dégradent. La disparition de l’urbanisme aristocratique est rarement compensée par la naissance d’un nouvel urbanisme et la qualité des villes s’en ressent cruellement. Faut-il pour autant se crisper sur l’Europe aux « anciens parapets », sur la nostalgie et le doute ?
Je ne le crois pas. Le goût de la qualité de la vie, dont nous héritons, demeure profondément en nous. Il fait partie de notre patrimoine, comme en font partie nos villes ou nos paysages. Il crée une aspiration et une volonté très vivace, qui doit être dirigée, sinon redressée et surtout éclairée.
La qualité de vie dans la nature est à réinventer en se gardant d’un double danger : en premier lieu, l’édification d’un paysage sans paysans, c’est-à-dire d’un spectacle sans spectateurs, ou d’une campagne-musée. En second lieu, le refus ou le rejet d’une civilisation urbaine qui, en fait, constitue la grande aventure de notre siècle.
Mais la qualité de la vie dans la ville est, elle aussi, à recréer, car la ville est encore à faire. L’Europe a beaucoup de mal à donner naissance à un urbanisme démocratique, à inventer la qualité de masse. Au moment même où l’on comprend ce que l’utile a d’agréable, qu’une salle de bains n’est pas de l’hédonisme, on semble oublier que l’agréable est nécessaire. Au moment où la pauvreté recule, les frustrations vont commencer à augmenter. C’est le paradoxe de la cité moderne. L’urbanisme sauvage et spéculatif qui a construit les sites d’outre-atlantique a ses réussites et même son acropole fascinante de Manhattan. Il ne nous a pas livrés de message essentiel. Le major L’Enfant qui dessina la ville de Washington ne valait pas Ledoux, et il n’a guère eu d’émules outre-atlantique. Bien des leçons, je crois, sont encore à tirer des cartons de l’école du Bauhaus.
La qualité de la vie en Europe était un rêve, un projet en permanente maturation que réalisaient les aristocrates et les bourgeois. Toute notre tâche consiste à passer maintenant du rêve à la réalité, du privilège au droit, de l’exception à la règle.
S’il est encore un génie européen de la qualité de la vie — et je veux croire qu’il existe encore — la confrontation des États européens pourra le faire renaître. Et ce souci commun de la qualité de la vie continuera d’être, mais de façon de plus en plus apparente, le sujet du rapprochement et le projet original de l’Europe.
Dans un monde où l’action est si rarement la sœur du rêve, ceci montrera que le rêve de chacun pour une meilleure qualité de la vie s’accorde avec les perspectives d’avenir et ne procède pas, ou pas tout à fait, de l’utopie.
Soulignant à Chicago, en 1970, qu’il « faut créer et répandre une sorte de morale de l’environnement, imposant à l’État, aux collectivités, aux individus, le respect de quelques règles élémentaires faute desquelles le monde deviendrait irrespirable » et que « la protection de l’espace naturel doit être désormais une de nos préoccupations premières », M. Georges Pompidou ajoutait « la solution gagnera à être recherchée dans un cadre international et dans la coopération de toutes les nations, en particulier de toutes les nations industrielles, également préoccupées des dangers qui les menacent et soucieuses de les écarter ». C’est dire que l’effort pour la qualité de la vie procède d’une éthique collective et implique en particulier des techniques communautaires… Il s’agit donc d’un dessein pour lequel l’Europe peut affirmer mieux sa personnalité, et l’affirmer aux yeux du monde. C’est une tâche non moins exaltante, mais plus difficile encore que de faire du charbon et de l’acier, ou de l’énergie atomique.
Dans un domaine où les effets négatifs s’additionnent lourdement sur le plan international, et où les actions positives, quand elles sont isolées, peuvent avoir des aspects négatifs, il faut associer la doctrine, la méthode, la technique. Nous sommes là au cœur des processus communautaires authentiques, du moins tels qu’ils devraient être. Inventer des techniques pour protéger un patrimoine naturel, rechercher des novations économiques et financières pour estimer des biens réputés immatériels, c’est refuser à la fois l’imagination sans contrainte, et la contrainte sans imagination. C’est inciter à un dépassement constant de vieilles idées au profit de valeurs anciennes, qui périraient si on les veillait à la lueur des cierges, au lieu de projeter sur elles les vives lumières de ces projecteurs que sont les sciences humaines et les sciences exactes de notre temps. La qualité de la vie ? C’est, du moins dans « l’ordre » où, au sens particulier du terme, j’ai à me placer, la recherche fondamentale de l’Europe depuis son aurore. Si cette recherche aboutit, cela pourrait bien signifier que l’Europe se sera trouvée. ♦