Le commerce Est-Ouest
Au sujet de ce problème de commerce Est-Ouest, si complexe et si controversé, notre ami Claude Lachaux nous apporte dans une collection destinée à la vulgarisation un petit livre qui n’en est pas moins très complet et excellemment présenté. Son propos était pourtant ambitieux, puisqu’il a voulu situer les échanges entre l’Est (les « Sept » du Pacte de Varsovie) et l’Ouest (les pays de l’Alliance atlantique pour l’essentiel) dans leur contexte non seulement économique, mais aussi historique, stratégique et politique.
Notre auteur commence donc par brosser l’histoire de ces échanges depuis Pierre Le Grand, pour montrer que la Russie et ensuite l’Union soviétique ont alternativement fait appel aux technologies de l’Occident ou se sont repliées farouchement sur leur autarcie, suivant les avantages ou les dangers qu’elles attribuaient à ces deux politiques. De leur côté les puissances occidentales ont successivement cherché, le plus souvent en ordre dispersé ou même en se faisant concurrence, à développer ces échanges ou à les limiter, en fonction des espoirs qu’elles mettaient dans une amélioration de leurs relations avec le grand empire continental. Ce rappel historique ne signifie d’aucune façon, notons-le, que Claude Lachaux s’inscrive parmi les partisans, maintenant fort peu nombreux, de la théorie que l’Union soviétique ne serait pas l’héritière de la Russie des Tsars. Il fait bien ressortir en effet, à travers tout son ouvrage, qu’elle n’est pas un État comme les autres et qu’il existe une différence fondamentale de finalité entre notre monde et le monde communiste, pour lequel le politique prime tout, y compris bien entendu l’économie et a fortiori le commerce Est-Ouest.
Notre ami situe très clairement la nature (URSS : exportation d’énergie 71 % ; importation de biens d’équipement 70 %, produits alimentaires 24 %) et le volume actuel de ce commerce, qui est globalement marginal pour l’Ouest (3 % des ventes et achats de l’OCDE), mais très important pour l’Est (le tiers de ses importations et exportations). Il note que les deux ensembles sont loin d’être homogènes, puisque l’URSS réalise à elle seule 60 % des échanges, alors qu’à l’Ouest les pays européens figurent pour 75 % des importations et 95 % des exportations. Pour ces dernières l’Allemagne fédérale (RFA) occupe la première place avec 22 %, suivie par la France avec 11 %. Mais notre position est la plus vulnérable, dans la mesure où le déficit de notre balance commerciale avec l’Est, pour l’essentiel avec l’URSS, est considérable puisqu’il a atteint 9,8 milliards en 1982 et que, s’il a diminué sensiblement l’an dernier, il va devenir structurel à la suite du contrat gazier qui nous engage pour 25 ans.
Avec son expérience d’inspecteur des finances, Claude Lachaux démontre très clairement les techniques plutôt mystérieuses du financement de ce commerce, qui comporte dans tous les pays occidentaux un très fort engagement de l’État. C’est particulièrement le cas chez nous où la dette de l’Est est financée, plus qu’ailleurs, par des crédits à des taux préférentiels garantis par l’État, et où les risques sont couverts, plus complètement qu’ailleurs également, par un organisme d’État. Notre auteur cherche à ce sujet à cerner, malgré « le brouillard statistique », l’endettement des pays de l’Est, qui paraît en définitive relativement limité en comparaison de celui des pays de l’Amérique latine, mais qui comporte déjà deux débiteurs incapables de faire face à leurs échéances (Pologne et Roumanie). Enfin notre ami insiste à juste titre, sur le système des « compensations », lui aussi entouré de mystères, qui oblige souvent les fournisseurs d’usines « clefs en main » à commercialiser pour l’Est les produits ainsi fabriqués, ou même à les lui racheter, faisant ainsi concurrence à la production nationale. Ce système, il faut le noter pour être équitable, n’est pas propre au commerce Est-Ouest, puisqu’il est également pratiqué largement dans le commerce Nord-Sud, notamment dans le secteur de l’automobile.
Notre auteur décrit ensuite très complètement les institutions qui encadrent le commerce Est-Ouest, tant pour le promouvoir (chez nous « Grande » et « Petite commission ») que pour le limiter. Au sujet de ces dernières, il expose le fonctionnement du COCOM (Comité pour le contrôle multilatéral de l’exportation) qui comprend les membres de l’Alliance atlantique plus le Japon) et qui dresse la liste des produits ne devant pas être exportés à l’Est. Il explique aussi le rôle au sein de l’OCDE de la commission dite du « consensus », qui détermine les conditions maximales des crédits à l’exportation, en particulier pour les pays de l’Est. Il note que les accords ainsi réalisés à l’Ouest n’ont pas de valeur contraignante et que leur efficacité dépend par suite de la bonne volonté des États participants et du sérieux de leur contrôle.
Or l’intérêt qu’a l’Ouest à promouvoir ou au contraire à limiter son commerce avec l’Est est un sujet très controversé entre États et à l’intérieur de chaque État, encore que les partisans de ce commerce soient actuellement les plus nombreux. En Europe, le principal argument avancé en sa faveur est celui de l’emploi, puisque ses exportations vers l’Est sont constituées pour l’essentiel par des biens d’équipements. Mais comme nous l’avons noté, les compensations qui leur sont liées ont un effet contraire, et, d’autre part, beaucoup affirment que les subventions dont elles sont assorties produiraient le même nombre d’emploi si elles étaient investies à l’Ouest. Aux États-Unis prévaut l’influence des groupes professionnels qui trouvent un avantage immédiat dans le commerce Est-Ouest, c’est-à-dire fermiers, banques et grandes entreprises. De part et d’autre de l’Atlantique, on tombe généralement d’accord pour constater l’inefficacité pratique des embargos, tout en admettant qu’ils conservent une valeur comme signal politique. De part et d’autre également on a aussi renoncé, en général, à placer ses espoirs dans la « convergence » politique, que devait engendrer à terme, selon Samuel Pisar, avocat international dans les relations Est-Ouest, un rapprochement économique entre les deux ensembles et par suite le développement du commerce Est-Ouest.
Quant aux adversaires de ce commerce, ils centrent leur argumentation sur l’assistance de fait qu’apportent à l’Union soviétique les transferts de technologie avancée, puisqu’ils lui épargnent délais et argent tant pour le développement de son économie que pour celui de son appareil militaire. Ils insistent aussi, et surtout, sur les subventions indirectes que constituent pour elle les aides à l’exportation et les crédits à taux préférentiel que les Occidentaux, et en particulier les Européens, accordent si largement à leur commerce avec l’Est. Ils ne manquent pas à ce sujet de souligner la différence entre le contrat céréalier, qui entraîne pour les Soviétiques des sorties de devises fortes, et le contrat gazier, qui leur permettra d’en encaisser.
Dans le dernier chapitre de son ouvrage intitulé le Commerce, facteur de paix avec l’Est, Claude Lachaux ne prétend pas arbitrer entre ces deux thèses qu’il expose de façon beaucoup plus détaillée et argumentée. Au moment de conclure, il paraît cependant faire sien le conseil que donnait récemment Henry Kissinger, diplomate et politologue américain, devenu subitement clairvoyant ironise notre ami : « La sagesse consisterait simplement à faire de nos ressources essentielles un objet de négociation avec Moscou. Pas un cadeau ! ». Mais le problème est en fait plus complexe pour les Européens, dans la mesure où l’Union soviétique possède elle aussi des ressources essentielles, et est en outre bien placée pour nous priver d’autres ressources essentielles, si tel devenait son bon plaisir. Par ailleurs, le commerce Est-Ouest n’est pas limité à l’Union soviétique ; il concerne aussi les autres pays du « camp socialiste » et dans le Tiers-Monde les pays à « orientation socialiste », avec lesquels ils permettent à l’Ouest de maintenir des liens ambigus certes, mais qui pourraient s’avérer utiles à terme.
En définitive, « le commerce Est-Ouest relève de la grande politique », comme l’avait observé Raymond Aron. Le petit livre de Claude Lachaux a le grand mérite de nous le faire percevoir très clairement et de mettre à notre disposition la plupart des données, références et réflexions appropriées à une analyse globale de ce problème d’actualité. ♦