Défense dans le monde - Les réserves en URSS - (I) La conception soviétique de la mobilisation
Selon le Maréchal Ogarkov qui signe un des articles majeurs de l’Encyclopédie militaire soviétique : « La stratégie militaire soviétique (Strategya Voyennaya, Tome 7, p. 564, Moscou, 1979) conçoit une guerre mondiale comme un choc décisif entre deux systèmes socio-économiques radicalement opposés… Dans une telle guerre, la majorité des États de la Planète se trouveront impliqués. Elle prendra alors la forme d’un affrontement général, d’une ampleur et d’une violence sans précédent entre coalitions de millions d’hommes ». Traitant des effectifs, il tire un peu plus loin l’enseignement suivant : « Comme le maintien en temps de paix de tels effectifs est pratiquement impossible, nous apportons une grande attention à la mobilisation ».
De fait, avec ses 5 millions d’hommes sous les armes en temps de paix, l’URSS est l’une des rares grandes Nations à maintenir encore une armée de gros bataillons et à faire reposer son système de défense sur le recours à la mobilisation massive.
Ce choix trouve son origine en premier lieu dans l’idée même que se font les Soviétiques d’une guerre moderne, mais aussi dans une doctrine militaire fondée sur le culte de l’offensive et l’emploi en masse des moyens.
Il en résulte qu’une telle conception nécessite des réserves nombreuses, instruites et rapidement mobilisables. Le système des réserves soviétiques est conçu pour répondre à cette triple exigence.
La conception soviétique de la mobilisation
La mobilisation, selon l’Encyclopédie militaire soviétique « est l’ensemble des mesures permettant le passage de l’état de paix à l’état de guerre des forces années, ainsi que l’adaptation de l’économie et des organismes d’État aux besoins de la guerre ». Cette conception d’une société reconvertie en totalité vers les buts de la guerre doit rester présente à l’esprit lorsque l’on étudie le système des réserves soviétiques, sous peine d’en avoir une image totalement irréaliste.
Un système de défense bâti sur un compromis
Pour décisifs que soient les aspects non militaires de la mobilisation, ils n’ont pour objet que de permettre aux Forces armées d’effectuer leur montée en puissance, de conduire et de gagner la guerre sur le terrain. Or, l’engagement prolongé de ces dernières se trouve dans le système soviétique étroitement subordonné à un rappel massif de réservistes destinés à compléter les unités existantes et à en former de nouvelles. Le Chef de l’État-major général (EMG) en explique lui-même la raison : « une certaine partie des forces armées est maintenue sur pied de guerre en permanence, c’est-à-dire effectifs et matériels au complet, tandis que l’autre est prête à être rapidement mobilisée » (Toujours prêt à défendre la Patrie, Maréchal Ogarkov, 1982).
L’objectif visé paraît être triple :
a) pouvoir disposer dès le temps de paix d’un ensemble de forces suffisamment puissant et cohérent, pour mettre l’Union soviétique à l’abri de toute mauvaise surprise et lui permettre si besoin était, de prendre rapidement une initiative grâce à la fois à une capacité de riposte ou d’attaque instantanée et à une couverture défensive aérienne et terrestre imperméable ; c’est là le rôle des forces de fusées stratégiques, des forces aériennes et de défense aérienne, d’une partie de la flotte, des troupes aéroportées ainsi que des forces terrestres stationnées dans la zone satellite avancée et dans les régions militaires frontalières jugées prioritaires ;
b) conserver sur tout le territoire de l’URSS, et en plus des forces mentionnées ci-dessus, un grand nombre d’unités sans mission immédiate essentiellement chargées de former les appelés pour la réserve et de servir de noyau actif en cas de mobilisation : ces unités, appartenant pour la plus grande part aux forces terrestres seraient alors recomplétées au moyen de réservistes et rendues plus ou moins opérationnelles avant d’être lancées le cas échéant dans la bataille ;
c) être en mesure enfin, grâce au volume considérable de réservistes instruits que procure un service militaire obligatoire parmi les plus longs au monde, de mettre sur pied des unités nouvelles, destinées à soutenir et à remplacer celles qui auront été engagées les premières.
L’armée soviétique est donc loin d’être une force monolithique capable d’emblée de se ruer hors des frontières du Pacte avec ses 5 M d’hommes. Il existe en réalité trois échelons bien distincts dont seul le premier est en mesure d’être engagé immédiatement. Les deux autres sont à plus de 60 %, voire totalement, dépendants de la réserve. Leur engagement suppose le rappel préalable et plus ou moins étalé dans le temps, de plusieurs millions d’hommes appartenant à des classes d’âges différentes et nécessitant un minimum de recyclage.
Priorité aux forces terrestres
La catégorisation des divisions
« C’est dans les forces terrestres et la défense civile que la mobilisation prend le plus d’ampleur » écrit le Maréchal Sokolovskiy dans Stratégie militaire (1968) au chapitre consacré à la mobilisation. Laissant de côté la défense civile qui sort quelque peu du cadre de cet article, nous nous arrêterons au cas des forces terrestres, exemplaire à bien des égards. Les autres catégories de forces, davantage professionnalisées ne font en effet appel que de façon limitée aux réserves en raison des missions qui sont les leurs et des matériels sophistiqués qu’elles servent.
Sokolovskiy écrivait au début des années 1960 dans son ouvrage déjà cité : « la mobilisation des forces terrestres est fondée sur le principe qu’un État ne peut maintenir en temps de paix la totalité des forces dont il pourrait avoir besoin en temps de guerre. En conséquence, celles-ci sont classées en trois groupes :
– les unités destinées à atteindre les objectifs stratégiques immédiats ; elles peuvent être renforcées à la mobilisation mais sont d’emblée capables d’exécuter une mission de guerre ;
– celles qui peuvent être rapidement mobilisées de telle sorte qu’elles puissent participer aux opérations initiales ;
– celles enfin qui sont maintenues à effectifs réduits en temps de paix ».
De cette conception datant des années 1960 découle, avec quelques aménagements, le système de catégorisation des divisions soviétiques que nous connaissons actuellement, sur lequel les observateurs sont loin de s’accorder, mais que l’on peut schématiser de la façon suivante :
– 1re catégorie : 90 % de l’effectif guerre,
– 2e catégorie : entre 50 et 75 %,
– 3e catégorie : entre 10 et 50 %.
Cette classification des unités qui est largement fonction de leur place dans le dispositif et de leur mission à la mobilisation constitue la manifestation tangible du compromis élaboré par les Soviétiques et déjà évoqué. Elle montre bien la place qu’occupe la réserve dans leur système de défense : les 3/5e des divisions soviétiques sont à plus de 50 %, et bien souvent à près de 80 %, dépendantes de la mobilisation. En d’autres termes, c’est probablement près d’un million et demi d’individus qui devraient être rappelés pour que les seules divisions des forces terrestres soviétiques soient portées à leur niveau du temps de guerre.
Dans une prochaine chronique, nous décrirons le système des réserves et dans une chronique suivante le fonctionnement du système. ♦