L’avenir de la guerre
Pierre Lellouche monte au créneau. On se doit de signaler son audace et son livre à l’attention de nos lecteurs. Non certes comme une bible pour notre future stratégie, mais comme l’analyse d’un de nos experts, fort instruit de ce qui trotte dans les têtes américaines. Ladite analyse n’est pas facile à résumer, tant pour sa richesse que pour les ambiguïtés et contradictions habituelles en la matière. Essayons :
Postulat de départ : la dissuasion nucléaire est mise en question, en Occident, par l’opinion publique, laquelle est, plus que l’avis des experts ou les actes des gouvernants, « l’essentiel en matière stratégique » (p. 13). Ce remue-ménage psychologique doit être expliqué et les conséquences doivent en être tirées. Ce qui va être fait, en 3 constats et une conclusion.
1er constat : l’Europe est désormais privée du « parapluie » américain. Fini le temps de la « non-guerre au moindre coût ». À la riposte graduée, rapetassage stratégique, le coup de grâce a été donné par le déploiement des euromissiles : les SS-20 bloquent l’escalade nucléaire, que les Pershing ne relancent nullement. Bref, « l’Alliance vit d’ores et déjà dans une situation de non-emploi en premier de l’arme nucléaire américaine ».
2e constat : le tenace dessein impérialiste de l’Union soviétique n’a devant lui que des « volontés cassées ». Le pacifisme occidental se nourrit à la fois de l’horreur nucléaire et de la désinformation qui l’exploite. La résurgence du nationalisme allemand, comme le néo-isolationnisme américain, mine le couple RFA–États-Unis, jusqu’alors exemplaire.
3e constat : devant le rejet général des stratégies nucléaires, les espoirs alternatifs ne sont qu’illusions. L’Arms Control est non seulement vain mais nocif en ses effets pervers. Les armes classiques nouvelles sur lesquelles nombre d’Américains, « obsédés de technologie », espèrent fonder une nouvelle dissuasion, n’en ont pas la capacité : « la dissuasion conventionnelle a toujours échoué ». L’Initiative de défense stratégique (IDS) enfin ne saurait changer la dégradation de la protection américaine de l’Europe.
Conclusion : la France, désormais en 1re ligne, doit « repenser la guerre ». Elle doit « en finir avec la mythologie du tout ou rien » et « en finir avec le mythe de la neutralité ». Entre la participation à l’Alliance et la défense du sanctuaire, il faut opter résolument pour la première.
D’où suit une nouvelle politique militaire, très précisément définie.
Avant d’en venir à ces propositions concrètes, commentons ce que l’on a tenté de résumer. Le postulat de départ mérite qu’on s’y arrête. Si l’opinion publique est considérée par Pierre Lellouche comme un facteur stratégique essentiel – ce qu’on veut bien – la tient-il pour critère de vérité, qu’il faut respecter, ou pour produit d’une mal-information, dont il importe de se méfier ? Dans le doute on créditera l’auteur de la 2nde attitude. On en veut pour indice, sinon pour preuve, ce « théorème », perle précieuse qui, à nos yeux, justifie le livre : « À l’âge de la parité stratégique et des armements nucléaires modernes, le degré d’acceptabilité sociale de la dissuasion est inversement proportionnel à celui de sa crédibilité opérationnelle » ; théorème commenté non moins excellemment : « plus une posture est raffinée dans ses options militaires, plus elle a de chances d’être opérationnellement crédible pour l’adversaire, mais plus elle a de chances aussi de terrifier le corps social qu’elle est censée protéger ».
Ne croyant plus à la garantie nucléaire américaine, il fallait bien que l’auteur s’explique sur les Pershing. Il le fait, non sans incohérence. Le stationnement sur le sol de l’Europe de l’Ouest de fusées capables d’atteindre le territoire de l’URSS exerce une fonction de détonateur (et partant de recouplage Europe–États-Unis) parfaitement cernée par l’expression américaine « Use them or loose them ». Mais cet opportun rappel (p. 76) n’empêche pas Lellouche (p. 78) de dénier toute valeur escaladante aux dites armes… qui ne dissuaderaient que du nucléaire.
Présenter notre actuelle stratégie comme tout ou rien n’est pas juste. On peut certes trouver excessif l’accent mis par nos dirigeants, depuis 1981, sur la non-guerre ; on peut même s’exclamer avec l’auteur : « Qu’est-ce que cette idée saugrenue du refus de la bataille ? » On ne saurait pour autant accepter cette schématisation abusive à laquelle on réduit – après le général Copel – notre stratégie : « la menace du suicide collectif immédiat dans tous les cas de figure » (p. 261).
Voici maintenant le principal, qui est fort clair et donc courageux. Les propositions de Pierre Lellouche tiennent en 3 points, que l’on reproduit exactement.
• Le 2e corps d’armée, augmenté de la 6e DLB (Division légère blindée) et de la 4e Division aéromobile (DAM), « devrait être déployé à l’avant, le long du front central ». Le 1er corps remplacerait en République fédérale d’Allemagne (RFA), le 2e dans son actuel stationnement. Les 3 corps d’armée « comporteraient leurs propres armements nucléaires tactiques ».
• On accélérera la mise en service du 7e SNLE (sous-nucléaire lanceur d’engin) ; on en commandera au moins 2 autres. On se dotera de 100 lanceurs sol-sol mobiles, SX ou Pershing II achetés aux États-Unis, pour lesquels on façonnera des têtes françaises. On lancera à la fin de la présente décennie un satellite d’observation. On étudiera la réalisation d’engins non balistiques (priorité au missile de croisière supersonique) et la couverture antimissiles de nos points sensibles nucléaires.
• Une doctrine nucléaire sera définie conjointement par la France et la RFA. La décision d’emploi restera française, mais après consultation des autorités allemandes. Sans réintégrer l’Otan, on conclura avec elle les accords techniques nécessaires.
La reproduction fidèle du projet rend inutile de longs commentaires. Laissant de côté la situation britannique dans laquelle nous mettrait l’achat des Pershing, on se contentera d’une seule observation. Le modèle a un grand mérite : il préfigure l’extension de la stratégie française à une authentique défense européenne. Ainsi Pierre Lellouche souligne-t-il, nolens volens, le caractère prophétique que beaucoup ont, dès ses débuts, reconnu à notre stratégie. Mais tant que les conditions politiques nécessaires, et que chacun connaît, ne sont pas réunies, il n’y a là que rêverie ou abandon délibéré d’une indépendance militaire utile à tous. Au demeurant, c’est l’auteur lui-même qui condamne son projet, écrivant : « Quid par exemple du 1er emploi éventuel des armes atomiques par la France ? Comment l’Amérique pourrait-elle tolérer un déclenchement du feu atomique par la France dans le cadre d’une stratégie d’escalade graduée qu’elle ne contrôlerait plus, avec tous les risques qui en résulteraient pour son territoire à elle ? » (p. 270).
Ce compte rendu passera pour une critique acerbe. Certains ne s’en étonneront pas, jugeant qu’entre l’un qui ne voit que d’un œil et l’autre qui regarde de travers, il ne saurait y avoir que divergences. Le plus grand nombre constatera qu’un « conservateur » s’oppose à un « novateur ». Mais le novateur s’est prémuni contre les attaques rétrogrades. Contrairement à ce que l’on dit, le totalitarisme intellectuel n’est pas le fait des tenants de l’actuelle stratégie. Il est du côté des novateurs qui stigmatisent à l’avance « la passivité et l’aveuglement » de leurs éventuels interlocuteurs, les « tabous » qui sclérosent la pensée française, le courroux probable des « gardiens du temple », « éminents penseurs militaires influencés par les schémas de pensée d’avant-guerre ». Silence, donc, dans les rangs ! ♦