La dissuasion civile. Principes et méthodes de la résistance non violente dans la stratégie française
Que la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN) publie un livre sur la non-violence a de quoi surprendre. Plus encore si l’on observe que les 3 signataires militent au MAN (Mouvement pour une alternative non-violente) et que l’un d’eux, jésuite et enseignant, est membre du Codene (Comité pour le désarmement nucléaire en Europe). C’est, bien sûr, de résistance à un agresseur extérieur qu’il s’agit et le sérieux des auteurs comme les limites qu’ils ont fixées à leurs propositions justifient l’apparente audace de l’éditeur.
Sérieux oblige, il faut d’abord situer la menace. Celle-ci est en Union soviétique, ce qui n’est pas nouveau mais a de grandes conséquences pour la stratégie que l’on présente. Ainsi notera-t-on d’intéressants développements sur les buts d’une guerre moderne : ne pas conquérir un territoire, mais contrôler une société ; ne pas contraindre par la seule force militaire, mais s’emparer des esprits. D’où il suit qu’une stratégie de résistance non violente visera d’abord à refuser toute légitimité aux occupants ou à leurs séides. Aussi importe-t-il de préparer le citoyen à y voir clair dans l’épreuve. La tâche est difficile, on le sait depuis Vichy ; plus difficile encore, dès lors qu’il s’agit de résister, non à quelque nazisme, mais à un pouvoir communiste imposé à une France largement socialisante. Dans la même perspective, on ne voit pas qu’un gouvernement français, quel qu’il soit, puisse jamais prendre le risque de la préparation concrète que les auteurs recommandent : instruire l’ensemble des joyeux gaulois – qui le sont d’ailleurs de moins en moins – dans les techniques du blocage et du sabotage de notre société.
Si la non-violence, comme l’a montré la pratique gandhienne, peut être stratégie, on ne la propose pas ici comme substitut mais comme complément à notre actuelle dissuasion nucléaire. Les auteurs précisent en effet que leur affaire, à eux aussi, c’est la dissuasion. Apparier non-violence et arme nucléaire, voilà, semble-t-il, un bien grand sacrilège. Or les analogies sont multiples entre les deux dissuasions, qu’on veut complémentaires. Même analyse du risque et de l’enjeu, la dissuasion nucléaire faisant valoir le risque, la dissuasion non violente minimisant la valeur de l’enjeu, que le « vainqueur » ne peut plus exploiter à sa guise. Même justification morale par le but exclusivement défensif et donc même inaptitude à l’action hors des frontières. Mais encore, quoi qu’en disent les auteurs, même garantie de succès auprès du citoyen : dans l’une et l’autre stratégie, on ne lui demande plus de mourir pour la patrie. Aussi n’est-il pas certain qu’une stratégie de non-violence le « responsabilise » davantage.
Enfin les deux stratégies, nucléaire et non violente, se rejoindraient dans le refus d’envisager leur échec. Pourtant l’échec de la dissuasion non violente paraît moins dramatique qu’une menace nucléaire qui aurait raté son effet : le passage de la proclamation à l’exécution s’y fait en douceur et quasi naturellement. Mais si les auteurs insistent tant – et avec un irréalisme qui passe de loin celui qu’on reproche aux tenants des stratégies nucléaires – sur le caractère dissuasif de leur propre stratégie, c’est pour prévenir l’objection qui leur est constamment présentée et qu’ils n’ignorent pas. Alors que la dissuasion nucléaire déroule ses séquences imaginaires avant l’épreuve qu’elle prétend écarter, la défaite est le point de départ de la construction stratégique non violente. C’est là que le bât blesse. Adopter une attitude de non-violence active devant l’occupant est une chose. Préparer à l’avance des comportements qui n’ont de sens qu’après la défaite militaire, c’est accepter celle-ci, au moins l’envisager, ce qu’aucun gouvernement français ne saurait faire.
Un autre problème surgit, non moins grave et que les auteurs n’éludent pas davantage : celui de la compatibilité d’une résistance armée et d’une résistance non violente. Pour tenter de sortir du dilemme, on prend ici le parti de l’efficacité, rejetant peu ou prou l’éthique fondatrice de la non-violence. Plus proches de Gandhi que de Lanza del Vasto, les auteurs affirment que « le choix de l’action non violente ne présuppose aucune conversion personnelle préalable ». Les purs leur reprocheront de faire aussi bon marché de l’idéal de sainteté qui justifie le non-violent.
L’ouvrage relate les tentatives non violentes faites dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale et de la résistance au nazisme, mais ne cache pas qu’il n’existe aucune expérience historique d’un succès de la non-violence face à une agression extérieure. Aussi bien les mesures de préparation qu’il préconise dans l’immédiat sont-elles modestes et on y souscrira sans peine : que l’on étudie en haut lieu les possibilités de stratégie complémentaire qu’offre la non-violence ; et que, faute de pouvoir dès maintenant conclure, on « maintienne ouverte » l’option que les auteurs recommandent.
Ce livre était nécessaire. Au non-violent tenté par l’utopie, il montrera que l’efficacité requiert le compromis. Au stratège militaire il rappellera que la victoire va volontiers à qui refuse de jouer le jeu. « L’affreux Jojo », c’est le non-violent !
Note préliminaire : Cette critique de livre a été publiée, sous une forme quelque peu allégée, par Le Monde, du 3 janvier 1986.