Défense dans le monde - Vers un fédération des mouvements de guérilla en Amérique du Sud ?
La guérilla fait partie du paysage politique de l’Amérique du Sud, ponctuant la vie des jeunes démocraties (Pérou, Équateur) comme celle des dernières dictatures militaires (Chili). Historiquement, le latino-américain a dû s’affirmer par le combat des peuples hispaniques colonisateurs, et la guérilla d’aujourd’hui s’abreuve encore abondamment aux sources de cette identité originelle. Mais la décolonisation a exacerbé le nationalisme des nouveaux États et cette « pugnacidad » héritée de l’histoire a connu des destins divers au gré de la récupération idéologique qui en a été faite par les différents mouvements subversifs nationaux. Plurale, multiple et multiforme aussi bien par ses revendications idéologiques que par ses modes d’action, la guérilla d’Amérique du Sud semble manifester actuellement des velléités d’unification. Doit-on y voir l’émergence d’une force fédérée de guérilla latino-américaine, véritable pôle de déstabilisation sur le continent ?
Les sources d’inspiration de la guérilla
Ayacucho, principal bastion de Sentier lumineux (1) – la guérilla d’obédience maoïste la plus active du Pérou – a été en 1824 le théâtre d’une bataille entre les forces du libérateur Simon Bolivar et les troupes espagnoles, bataille dont l’issue consolida l’indépendance de l’Amérique du Sud. On comprend donc que cette ville andine, tout comme le nom de Bolivar, constituent deux symboles pour la guérilla latino-américaine. De fait, des mouvements comme le puissant Movimiento 19 de Abril (M-19) colombien ou le mouvement révolutionnaire Tupac Amaru au Pérou, trouvent leur légitimité dans le panaméricanisme bolivarien.
Cependant, c’est dans l’exacerbation systématique de l’idéologie révolutionnaire qui a suivi le triomphe de la révolution cubaine au début des années 1960, que réside la justification idéologique des principaux mouvements de guérilla d’extrême-gauche. L’expression ultime de ce processus apparaît dans le fondamentalisme révolutionnaire de Sentier lumineux, né chez des intellectuels de l’université d’Ayacucho, dans les Andes centrales. Se fondant sur une philosophie originellement théorique, abstraite et utopique, le Sentier lumineux ne s’est lancé ouvertement dans les actions de guérilla que le 18 mai 1980, jour de l’élection du président de la République Belaunde Terry. À des degrés divers, c’est en vertu du même mythe de la violence révolutionnaire qu’opèrent le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) au Chili, le mouvement Alfaro Vive en Équateur et les quatre mouvements subversifs colombiens qui s’inspirent de l’idéologie marxiste : les Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC), l’Armée de libération nationale (ELN), l’Armée populaire de libération (EPL) et le Mouvement d’autodéfense populaire (ADO).
Typologie des champs et modes d’action de la guérilla
D’une manière générale, la guérilla en Amérique du Sud bénéficie de deux sites d’implantation privilégiés parce que difficiles d’accès : les contreforts andins et la forêt amazonienne. Ainsi, alors que les guérilleros de Sentier lumineux ont choisi d’opérer à la fois à partir de la forêt amazonienne et des régions andines de l’Est et du Sud-Est du Pérou, le M-19 colombien s’est quant à lui positionné au Sud du pays. Il s’agit en effet d’une région au relief tourmenté (rencontre des trois chaînes de la cordillère des Andes) et couverte de forêts, ce qui permet aux guérilleros un repli stratégique après leurs actions armées. On assiste surtout à la création d’une véritable zone internationale en milieu amazonien, utilisée pour la culture de la coca et contrôlée par la guérilla et le grand banditisme. Les trafiquants de drogue fournissent les guérilleros en argent et en armes, en échange de la protection de leurs laboratoires et leurs champs de coca.
En ce qui concerne les théâtres d’opérations, l’ensemble des mouvements de guérilla semble s’orienter vers le terrorisme urbain et les attentats sélectifs visant les autorités civiles et militaires. Sont à rappeler par exemple, la prise du Palais de justice de Bogota par le M-19, et l’enlèvement puis l’assassinat par le groupe Alfaro Vive du banquier Isais (Equateur), en novembre 1986, ainsi que la série d’attentats perpétrés en janvier 1986 à Lima et qui ont conduit le président Garcia à décréter le couvre-feu et l’état d’urgence dans la capitale péruvienne. Pour mener ces actions de caractère spectaculaire, il est facile de recruter des volontaires parmi les milieux étudiants et les jeunes sans emploi, vivier tout désigné de la guérilla.
Mais au-delà de leur terrain d’intervention qui tend à devenir urbain, les mouvements se différencient par leur mode d’action. D’un côté, la guérilla du M-19 colombien qui n’hésite pas à recourir à la confrontation armée avec les forces de l’ordre en multipliant notamment les attaques de postes de police isolés dans le Sud du pays ; de l’autre, des mouvements qui se livrent plus volontiers à des actes de sabotage d’installations vitales pour leur pays (pylônes électriques, ouvrages d’art…). Ce qui est nouveau par contre, c’est l’apparition au Chili et au Pérou de tactiques et méthodes plus connues des terroristes européens, telles que les voitures piégées, signe de l’influence du terrorisme international.
Vers une fédération des mouvements de guérilla ?
La Colombie est le pays d’Amérique du Sud qui connaît le plus grand nombre de mouvements actifs de guérilla, eux-mêmes très liés aux narcotrafiquants. Depuis son accession au pouvoir, le président Bétancourt a tenté de promouvoir une politique de paix en signant en avril 1984 une trêve armée avec les Forces armées révolutionnaires colombiennes (FARC), suivie en août 1984 d’un accord similaire avec les autres mouvements. Seuls les FARC ont entendu respecter cette trêve et la mettre à profit pour organiser leur reconversion politique en créant le parti de l’union patriotique. Au contraire, le M-19 a repris les combats dès décembre 1984, organisant autour de lui le regroupement des autres forces rebelles colombiennes, afin d’opposer une résistance plus efficace aux forces de l’ordre dans le Sud du pays. Cette entreprise d’unification a débouché en septembre 1985 sur la constitution d’un comité de coordination nationale des cinq principaux mouvements dissidents.
Fort de ce premier pas vers l’unification interne de la guérilla colombienne, et fidèle à ses aspirations de panaméricanisme bolivien, le M-19 a œuvré pour fédérer l’ensemble des fronts de guérilla d’Amérique du Sud. À cet effet, il a créé, en janvier 1986, un bataillon America, unité militaire bolivarienne regroupant des volontaires colombiens, équatoriens et péruviens. Ce bataillon composite, dont la mission essentielle est l’action terroriste dans les pays frontaliers avec la Colombie, est également en mesure de former et d’entraîner les révolutionnaires. Selon Alvaro Fayad, ancien chef du M-19 récemment abattu par les forces de l’ordre colombiennes, cette unité compte également dans ses rangs des guérilleros vénézuéliens, nicaraguayens et panaméens. Jusqu’à présent, le bataillon America a participé à plusieurs opérations sur le théâtre habituel du M-19, au Sud-Ouest de la Colombie.
Conclusion
Séduisante pour l’esprit, cette ébauche de fédération de la guérilla sud-américaine sous l’égide du M-19, semble relever beaucoup plus du rêve que de la réalité. Derrière cette façade, se cache une opération publicitaire destinée à faire oublier les échecs successifs des opérations du M-19 dont la plus spectaculaire restera l’occupation sanglante du Palais de justice de Bogota. Cependant, une telle initiative n’est pas innocente, le M-19 ayant vraisemblablement reçu le soutien du Nicaragua et le financement de la Libye.
De plus, il est évident que de pareilles organisations, en faisant obstacle au fonctionnement normal des institutions démocratiques dans une région du monde qui est un enjeu pour les grandes puissances, servent les desseins stratégiques de l’URSS, même lorsqu’elles se démarquent publiquement du marxisme-léninisme. De toute façon, l’idée même de vouloir imposer de l’extérieur une fédération à des mouvements idéologiquement disparates, peu enclins pour la plupart à accepter la confrontation armée avec les forces de l’ordre, et surtout nourris d’ambitions nationales, sinon nationalistes, semble relever de l’utopie révolutionnaire.
(1) Voir l’excellent article : « La longue marche de Sentier Lumineux », par Claude Monier, revue Défense Nationale, février 1985.