La Puce, les Hommes et la Bombe
Que voilà d’abord un excellent titre, non seulement parce qu’il est accrocheur, mais surtout parce qu’il exprime parfaitement le dilemme stratégique de notre époque, celui de l’homme confronté à la terreur de la bombe et à l’espoir dans les « technologies émergentes » issues de la « puce », et qui hésite sur le meilleur choix à effectuer pour préserver la paix. Quant aux problèmes qui en résultent et aux solutions qui peuvent être envisagées par nous Français, et aussi par nous Européens, les auteurs les analysent avec une particulière compétence, puisqu’ils ont participé de très près à la conception de notre politique de défense pendant ces cinq dernières années. François Heisbourg a été en effet le conseiller pour les affaires internationales de M. Charles Hernu, et Pascal Boniface est le secrétaire général du groupe de planification et d’études stratégiques, très proche également de l’ancien ministre de la Défense.
Dans la première partie de leur ouvrage collectif, nos auteurs énoncent clairement la menace, comme l’avait fait d’ailleurs la récente loi de programmation militaire, et cela pour la première fois de façon officielle, ils le rappellent avec raison. Là encore, leurs sous-titres – « Angoisse de l’ours cumulard » et « Sur-puissance d’une superpuissance » – résument excellemment la situation. Au plan militaire, les évolutions à prendre en particulière considération sont pour eux les suivantes : l’emploi sélectif que pourraient faire les Soviétiques d’armes « intelligentes » et d’armes chimiques : la régression progressive du délai d’alerte et l’ambiguïté qui pourrait en résulter entre alliés dans l’analyse d’une crise. À propos des nouvelles technologies, ils en viennent à s’interroger sur les rapports entre la créativité technique et la liberté de circulation des informations, et ils ébauchent alors une digression sur le commerce Ouest-Est, qu’ils sous-titrent, là aussi, avec esprit : « De la bonne pratique du commerce des cordes ».
Mais la première partie de l’ouvrage est pour l’essentiel consacrée aux défis techniques et humains auxquels nous sommes confrontés dans la défense de l’Europe. Les premiers sont bien entendu ceux issus de la « révolution de l’électronique », avec ses prolongements pour « l’intelligence des armes », en particulier dans l’espace, nouveau critère de puissance, et avec les interrogations qui en résultent pour « les outils de la défense du futur ». Les auteurs présentent cet exposé de façon très claire et bien documentée ; ils le concluent par un appel aux Européens pour qu’ils se préoccupent d’arrêter le déclin de leurs industries de composants électroniques, et d’accroître en coopération leurs efforts de recherche et de développement.
Passant aux défis humains, sous le titre « Quels hommes pour la défense de l’Europe », ils placent au premier rang « l’implosion démographique Ouest-allemande » en raison de ses conséquences militaires à court terme, et ils évoquent alors les palliatifs possibles : prolongation du service militaire (déjà décidé à partir de 1989), extension des périodes de réserve, conscription des femmes, fabrication d’armes plus économes en personnel. Ils traitent ensuite longuement des « doutes américains », des « soupirs transatlantiques » et de « l’attrait du Pacifique », en en distinguant les mythes et les réalités.
La deuxième partie de l’ouvrage peut traiter alors de ce que les auteurs appellent les « défis aux doctrines ». Sous le titre « Guerre et paix des étoiles », c’est bien entendu l’Initiative de défense stratégique qui retient en premier lieu leur attention, et cela dans ses différents aspects : remise en cause de la dissuasion, trouble psychologique introduit en Europe, et risque de violation du seul accord de désarmement conclu depuis la guerre, le Traité ABM de 1972. Ils entreprennent ensuite, sous le titre « Qui est contre la paix ? », une analyse approfondie de la poussée pacifiste en Occident, tant dans son aspect « maladie infantile de la dissuasion », que dans celui « stade suprême du pro-soviétisme ». Ils concluent, fort justement, que les meilleurs garants de la paix ne sont pas les pacifistes et que « l’enfer de la guerre peut se trouver au débouché des bonnes intentions antinucléaires ». Ils démontrent alors les limites de ce retour au conventionnel qui nous est de plus en plus souvent proposé afin de calmer la peur du nucléaire, et ils récusent ainsi à juste titre le concept d’une « dissuasion conventionnelle », puisqu’il se situe en définitive au plan des guerres fraîches et joyeuses d’antan.
Tout ce qui précède est fort bien dit, et aussi, de notre point de vue, le plus souvent fort bien pensé, et en tout cas remarquablement documenté. Mais c’est cependant la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Réponse de l’Europe », qui nous paraît la plus intéressante, en raison de la connaissance qu’ont eue les auteurs des réalités intraeuropéennes au cours de ces cinq dernières années. À cet égard, le chapitre qui a retenu tout particulièrement notre attention est celui qui est intitulé « Portée et perspectives du rapprochement franco-allemand ». Nous aurions, quant à nous, parlé plutôt de « solidarité franco-allemande », puisque le rapprochement existe fort heureusement depuis longtemps. Nos auteurs le reconnaissent d’ailleurs lorsqu’ils déclarent : « La réconciliation franco-allemande a été l’une des plus clairvoyantes et ambitieuses entreprises du général de Gaulle », répondant ainsi à leur propre interrogation : « Vingt années de perdues ? ».
Comme il est légitime de leur part, ils mettent cependant l’accent sur « les pas en avant » effectués depuis 1981, lesquels ont été effectivement nombreux dans les intentions, mais hélas jamais décisifs dans les réalisations, alors qu’on avait pu l’espérer au moment de la courageuse déclaration du président de la République, François Mitterrand, devant le Bundestag. Certes, il y a bien eu la constitution de la force d’action rapide, qui a été un geste plus politique que militaire, mais la coopération en matière d’armement n’a connu que des échecs, si l’on excepte peut-être l’accord encore ambigu pour le développement d’un hélicoptère de combat, et la coopération en matière stratégique a marqué le pas malgré la mise sur pied d’une commission franco-allemande sur la sécurité et la défense. Ainsi donc, si les déclarations de bonne volonté n’ont pas manqué de part et d’autre, elles n’ont guère été suivies de progrès concrets, en tout cas autant que nous le sachions et nos auteurs ne nous apprennent rien de nouveau à ce sujet.
Leur silence ne résulte probablement pas seulement de leur obligation de réserve, puisqu’ils titrent : « Deux pas en avant, un pas en arrière... », ajoutant il est vrai : « Deux pas en avant ». C’est alors qu’ils nous font les six recommandations suivantes pour dynamiser de façon positive la coopération franco-allemande en matière de sécurité : se limiter à une « politique des petits pas », ne pas mettre Bonn en situation d’avoir à choisir entre Paris et Washington, ne pas chercher à se dépasser dans la « course à Moscou », comprendre l’autre et ne jamais le caricaturer, jouer du pouvoir d’attraction du couple franco-allemand pour passer à l’ensemble européen, et enfin traiter de ce dialogue comme une affaire non partisane. Il s’agit là de règles du jeu qu’on ne peut qu’approuver chaudement, mais qui sont pour l’essentiel des mises en garde plutôt que des lignes d’action.
Nos auteurs en ont bien conscience puisqu’ils nous proposent ensuite quelques suggestions plus audacieuses, en soulignant qu’elles leur apparaissent réalisables seulement au gré des opportunités. Le premier sujet qu’ils explorent ainsi est celui des « outils de la défense de l’Europe » ; ils préconisent à cet égard l’accroissement des dépenses de recherche et de développement franco-allemandes, la constitution d’une agence commune de recherche sur les techniques avancées et le lancement de plusieurs programmes majeurs, en particulier dans le domaine spatial et plus spécifiquement pour mettre sur pied une « défense aérienne élargie » de l’Europe dont François Heisbourg a récemment expliqué l’objectif aux lecteurs de cette revue.
Après cet appel qui, à force d’être répété sans résultats concrets, tend à devenir une incantation, les auteurs abordent les problèmes plus sensibles de la coopération stratégique, et en premier lieu celui d’un meilleur emploi de notre dispositif aéroterrestre en Europe ou même de son éventuel remodelage. À cet égard, ils recommandent d’abord l’organisation prochaine en Allemagne du Nord d’un exercice de la division aéromobile de la force d’action rapide, cela afin d’analyser les problèmes techniques que poserait son intervention, mais surtout pour effectuer un geste politique symbolique. Nous pensons personnellement qu’un signal de l’espèce serait effectivement compris comme tel en Allemagne fédérale. Nous pensons aussi qu’un signal analogue pourrait résulter d’un exercice rapprochant momentanément du rideau de fer une de nos divisions normalement déployées dans le Bade-Wurtemberg. Nos auteurs vont d’ailleurs plus loin dans ce sens, puisqu’ils n’écartent pas a priori l’idée de déployer en permanence une de nos divisions près du saillant de Thuringe ou dans la trouée d’Erfurt, ou encore celle de détacher en République fédérale d’Allemagne (RFA) momentanément, ou même en permanence, des éléments aériens de notre Fatac (Force aérienne tactique).
Mais là où leurs suggestions deviennent vraiment originales c’est lorsqu’ils traitent du problème, jusqu’à présent couvert par un tabou, du déploiement et de l’emploi de nos armes nucléaires tactiques, problème que leur nouvelle dénomination d’armes « préstratégiques » n’a fait d’ailleurs que rendre encore plus ambigu. Ils l’abordent avec sensiblement plus d’audace que ne l’avait fait un mystérieux André Adrets dans un article alors très remarqué de la livraison d’automne 1984 de la revue Politique Étrangère. Ainsi n’écartent-ils pas a priori l’éventualité d’implanter certaines de ces armes en République fédérale, sans minimiser les problèmes qu’une telle initiative soulèverait, mais en répondant qu’ils leur paraissent surmontables avec le pragmatisme qu’autorise la directive d’Athènes adoptée par l’Otan en 1962. Celle-ci a prévu en effet que les partenaires de l’Alliance se consultent avant de franchir le seuil nucléaire, « si le temps et les circonstances le permettent »…
Jusqu’à présent il ne semble pas qu’il ait été question du côté français de présenter au gouvernement allemand une telle proposition, laquelle, à notre avis, arriverait d’ailleurs trop tard maintenant. On ne le souhaite en effet plus du côté allemand, mais ce qu’on continue à espérer par contre c’est d’être consulté sur les conditions d’emploi éventuel de nos armes nucléaires non stratégiques. Et il apparaît qu’on progresse lentement dans ce sens, puisque nous venons d’accepter le principe d’une « consultation sur cette consultation ». Pour le reste, toujours à notre avis, nos partenaires allemands souhaitent surtout, pour des raisons de politique intérieure, que nous adoptions un profil bas en la matière, et ce vœu s’étend, il faut le souligner, à l’arme dite « à neutrons », alors qu’on a tendance chez nous à lui attribuer des vertus miraculeuses, tant militaires que politiques. Leur répugnance s’étend aussi, soit dit en passant, à l’arme chimique, dont ils réclament l’interdiction pure et simple.
Alors, puisque tel est le véritable problème, que pouvons-nous faire pour « afficher » notre solidarité avec notre allié allemand placé en première ligne, et cela de façon plus officielle et plus claire que par quelques petites phrases lancées à l’issue d’une rencontre d’hommes politiques ou à l’occasion d’une manœuvre militaire ? Nous pensons que répondrait à cette attente une déclaration prononcée solennellement au plus haut niveau de l’État, qui répéterait les engagements à l’égard de la République fédérale déjà pris par la France en 1954 dans l’Article 5 du Traité de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), à savoir : « en cas d’agression armée », lui « porter aide et assistance par tous les moyens en (notre pouvoir), militaires ou autres », c’est-à-dire sans s’engager plus précisément sur les moyens qui seraient employés à cette fin. Si nous nous permettons de le suggérer, c’est que nous avons entendu formuler cette demande du côté allemand, à des niveaux très responsables. C’est d’ailleurs une suggestion analogue que proposent nos auteurs lorsque, paraphrasant la célèbre déclaration de John Kennedy, ils écrivent à la fin de leur ouvrage : « Faisons en sorte qu’un Français, du plus haut niveau, déclare que les Français sont aussi des Berlinois ».
Ainsi il existe bien chez nous, quoi qu’on en dise parfois, un très large consensus en matière de politique de défense et de sécurité. Certes ce « consentement » comporte encore pas mal d’ambiguïtés et ne dépasse guère pour le moment le niveau des concepts, mais il n’en constitue pas moins l’un de nos atouts majeurs sur le plan international. Remercions donc François Heisbourg et Pascal Boniface de nous en avoir apporté le témoignage, et de l’avoir assorti d’une somme de réflexions si richement documentées et si clairement présentées. Celles-ci ne pourront que contribuer utilement aux prises de décisions qui vont s’imposer quant aux voies et moyens de notre politique de défense, puisque, étant d’accord sur les principes, il va nous falloir maintenant passer à l’action. Mais il faudra alors que l’« intendance » suive, ce qui n’a pas toujours été le cas précédemment ; ou, sinon, des choix dramatiques ne pourront plus être évités bien longtemps…