Défense à travers la presse
En dépit d’une actualité fort variée, les commentaires de la presse en ce mois de mai 1986 n’ont guère été orientés par le souci des problèmes de défense. La plupart du temps nos confrères, fascinés par le phénomène nouveau de la cohabitation, ont pris soin d’analyser l’événement selon des considérations de politique intérieure. Le Sommet de Tokyo (1986) les a beaucoup plus intéressés par le fait que la France y était représentée tout à la fois par son président Valéry Giscard d’Estaing et son Premier ministre Raymond Barre que pour la déclaration finale concernant le renforcement de la lutte contre le terrorisme. Il en sera de même plus tard lorsque MM. Jacques Chirac et François Mitterrand feront des déclarations divergentes sur l’Initiative de défense stratégique (IDS). L’aigle à deux têtes efface les problèmes de fond.
Toujours à Tokyo la motion sur la prévention des accidents nucléaires n’a pas donné lieu à des commentaires exhaustifs : la catastrophe de Tchernobyl (1986) a surtout défrayé la chronique par ses aspects médiatiques, les autorités soviétiques puis françaises étant mises en accusation pour le secret dont elles entourent la technologie nucléaire. Par la suite, sous la pression des écologistes, le débat s’est déplacé au point de relancer en Europe la querelle sur les armements nucléaires. Des quotidiens comme Le Monde, du 20 mai 1986, ou La Croix, du 18, ont consacré des pages spéciales aux technologies nucléaires, ce dernier prenant soin d’informer ses lecteurs sur les moyens dont ils disposent pour savoir ce qui se passe en la matière : agences spécialisées, revues comme l’excellente Revue générale nucléaire, etc.
Après avoir jeté le trouble sur le marché des épinards, Tchernobyl a ébranlé le consensus si difficilement acquis en France sur le nucléaire, ou du moins de réelles tentatives furent-elles faites en ce sens. L’éditorialiste du Monde, 18 mai 1986, soulignait cette dérive inattendue :
« Bien qu’intervenue en URSS, la catastrophe pourrait renforcer d’une manière appréciable la nébuleuse écologiste et pacifiste d’Europe et des États-Unis. À tort ou a raison, l’accident de Tchernobyl est perçu par une importante partie de l’opinion publique occidentale comme le signe annonciateur d’une apocalypse inévitable, intrinsèque au développement du nucléaire, qu’il soit civil ou militaire. M. Gorbatchev ne s’y est pas trompé et a cherché à utiliser ce sentiment confus dans son intervention télévisée du 14 mai 1986 en voyant dans l’accident une raison supplémentaire pour l’Occident d’accepter ses propositions de désarmement ».
Une telle exploitation du drame par ceux-là mêmes qui en sont responsables faute d’une maîtrise suffisante irrite au plus haut point Patrick Wajsman qui, dans la foulée, fait aussi le procès des Verts, dans Le Figaro du 23 mai 1986 :
« Je trouve scandaleux qu’après avoir dissimulé cette catastrophe sous le manteau du secret d’État. M. Gorbatchev ose aujourd’hui l’utiliser à des fins de propagande et s’offre le luxe de faire la morale au monde libre… Les Verts, leur comportement équivoque doit, lui aussi, être impitoyablement fustigé. Pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’on ne les a pas beaucoup entendus critiquer la conduite soviétique depuis le début de la crise : les fiers militants de Greenpeace et autres adeptes de la nature seraient-ils atteints d’indignation sélective ? Ensuite, parce que, non contents d’épargner le pouvoir soviétique, les Verts ont utilisé le spectre de Tchernobyl pour exiger qu’on mette fin aux programmes nucléaires occidentaux. Dois-je préciser que cette logique, qui vise à sanctionner l’Ouest pour une faute commise par l’URSS, est tout à fait surréaliste ? Enfin, parce qu’il est évident que certains pacifistes se camouflent derrière l’argument antinucléaire pour mener un combat encore beaucoup plus douteux. Sait-on, par exemple, que les Verts de République fédérale d’Allemagne (RFA) n’hésitent pas à invoquer Tchernobyl pour réclamer que leur pays sorte de l’Organisation atlantique ? »
Affaiblir, miner l’Alliance par de tels procédés fait songer à la réflexion du Marius de Pagnol : « D’une catastrophe, ce petit a fait une spécialité ». D’une manière plus générale, mettre en cause le nucléaire n’est-ce pas saper les conditions de défense d’un pays comme la France et l’assurance de son autonomie énergétique ? En ce sens, l’exploitation du drame de Tchernobyl est aussi insidieuse que les manifestations contre nos essais à Mururoa. C’est une autre controverse qui a marqué la fin du mois de mai : celle sur l’IDS. Le Premier ministre ayant affirmé qu’à son avis la France ne pouvait rester à l’écart du projet américain, L’Humanité du 23, et elle seule, s’indigne. Un grand titre barre la première page du journal : « Paris s’arrime à Washington ». Suivent plusieurs articles dont l’éditorial de Roland Leroy :
« Ainsi donc, Chirac se prononce pour la guerre des étoiles. C’est une réponse complètement négative aux propositions renouvelées de Gorbatchev… La militarisation de l’espace enlèverait toute autonomie à la force de frappe française, la politique de dissuasion perdrait toute signification… Et qu’on ne vienne pas parler de je ne sais quel bouclier protégeant la France. Tout le monde sait que ce bouclier est percé. L’accident du Challenger [28 janvier 1986] montre qu’on ne peut se reposer entièrement sur les mécanismes automatiques des engins spatiaux. D’autres accidents comme celui de Tchernobyl témoignent que les technologies sophistiquées ne sont pas encore pleinement maîtrisées ».
Est-ce parce qu’ils parurent anodins ou de simple bon sens, toujours est-il que les propos de M. Jacques Chirac ne furent montés en épingle par aucun autre quotidien. Il devait en aller différemment quelques jours plus tard, lorsque le président de la République, à Coëtquidan, réaffirma son hostilité au projet américain. Mais le fond du problème prenait moins d’importance que les difficultés de la cohabitation. Le Quotidien de Paris du 28 se contente de noter que le chef de l’État « a tenu à se démarquer du gouvernement en ce qui concerne les problèmes de défense ». Jean Guisnel, dans Libération du même jour est plus incisif :
« Tout en refusant les formules saignantes, François Mitterrand enfonce le clou et instruit le procès du Premier ministre accusé en substance de vouloir mettre à mal les fondements de la doctrine militaire française, c’est-à-dire la stratégie de dissuasion autonome… Une telle défense de la dissuasion nucléaire, au nom du dogme gaulliste, ne manque pas de sel dans la bouche de l’un de ses plus farouches adversaires de naguère ».
De telles remarques nous éloignent du véritable débat qui est stratégique, mais est-il plus distrayant de planter des banderilles que d’ouvrir le dossier, sur lequel il est vrai, tout semble déjà avoir été dit ? D’ailleurs Le Figaro se contente d’enregistrer les deux prises de position sans autre commentaire. Seule Florence Muracciole, dans Le Matin, cherche à aller plus loin en plaçant son commentaire sur le plan institutionnel et stratégique :
« Ainsi François Mitterrand a-t-il énoncé clairement, lui, le chef des armées, qu’il n’entendait, aujourd’hui pas plus qu’hier, participer à l’IDS. Une façon de rappeler qu’en la matière, c’est lui qui décide, même si le Premier ministre tente des intrusions dans un domaine que le président de la République se réserve… François Mitterrand s’est fixé une seule ligne : l’indépendance. Indépendance, refusant de voir son pays devenir un sous-traitant de Washington. Il a réaffirmé haut et fort la souveraineté nationale de la France ».
Il serait pour le moins curieux de voir un homme politique en poste contester ce principe de la souveraineté nationale. Le paradoxe de la situation tient plutôt au fait que cette controverse ne semble guère de mise à un moment où des choix sont à faire en vue de rédiger une nouvelle loi de programmation. Il est regrettable que les estimations avancées à Toulon par le ministre de la Défense, M. Giraud, notamment en ce qui concerne le futur porte-avions nucléaire, n’aient pas retenu l’attention des commentateurs.