Les nouvelles menaces militaires
Nos lecteurs connaissent déjà Thierry Garcin et ils l’apprécient puisqu’il a publié tout récemment dans cette revue un article très intéressant sur l’attitude du Kremlin face à l’Initiative de défense stratégique (IDS), telle qu’il l’avait perçue au cours de la série d’entretiens qu’il venait d’avoir avec des représentants hautement qualifiés de l’état-major soviétique. Il est en effet le producteur délégué de l’émission « Les Enjeux internationaux », dans laquelle sont commentés chaque matin sur France Culture les grands problèmes d’actualité concernant les relations internationales, et il opère le plus souvent à partir d’interviews des responsables ou experts des sujets traités.
D’une enquête qu’il avait conduite de la sorte dans les huit pays occidentaux, il avait tiré en 1984 un premier livre intitulé Les impératifs de défense, qui avait été très remarqué. Aujourd’hui, sous le titre Les nouvelles menaces militaires, il nous présente un deuxième ouvrage, qui ne manquera pas lui aussi de retenir l’attention.
Dans un avant-propos, l’auteur nous précise l’objectif qu’il s’est fixé : « mettre à la disposition du lecteur non averti les évolutions clés de l’an 2000 » en matière de systèmes d’armes et de stratégies, pour qu’il prenne conscience que « quantité de certitudes confortables sont en train de s’effondrer ». Quant à sa méthode, elle consiste à faire précéder son analyse personnelle par un exposé très ouvert des diverses thèses en présence, lesquelles sont argumentées le plus souvent par les déclarations des nombreux responsables et experts français et étrangers qu’il a interrogés à leur sujet, ce qui rend le débat très vivant.
Thierry Garcin nous présente ainsi des dossiers particulièrement complets sur « la militarisation de l’Espace », « le champ de bataille de l’an 2000 » (c’est-à-dire « les armes classiques révolutionnaires » et les nouvelles doctrines qui en résultent), « la protection civile ». Ces dossiers font chacun l’objet d’un chapitre ainsi titré, et ils sont assortis de nombreuses données chiffrées et de références aux meilleurs documents français et étrangers qui en ont déjà traité.
Mais ce sont les chapitres qui analysent les éléments de la confrontation Est-Ouest qui nous ont paru les plus intéressants, en raison de leur originalité. Ils sont titrés : « Le charme des conflits », « l’URSS en cage », « l’Alliance à la carte », car Thierry Garcin aime manier les formules qui font images. Dans le premier l’auteur éclaire son approche, en émettant les jugements suivants : « Les deux Grands préfèrent occuper le terrain, plutôt que vaincre… Ils n’ont jamais combattu que dans les marges… trop contents que leur technique assure une sanctuarisation des maisons mères… (Pour eux) la dialectique bipolaire est rassurante… (Ils sont ainsi) condamnés, sinon à s’entendre, au moins à se parler ».
Plus loin, dans le chapitre qui traite de « l’URSS en cage », notre auteur analyse le rapport des forces militaires entre l’Est et l’Ouest, soulignant qu’il faut bien se garder de parler d’équilibre, puisque dans tous les domaines « il y a beaucoup plus asymétrie que parité », et que, d’autre part, « les modes de pensée respectifs ne renvoient pas aux mêmes concepts stratégiques ». Il s’efforce alors de distinguer l’évolution de la doctrine soviétique à travers « les affirmations bétonnées qui font partie du discours de classe », et bien entendu il compare celles trop souvent citées de Sokolovsky, maréchal de l’Union soviétique mort en 1968, à celles si différemment interprétées d’Ogarkov. Il en arrive ainsi aux déclarations qu’il vient de recueillir et qui sont fort intéressantes, car elles paraissent aboutir en définitive à des concepts assez voisins des nôtres ; qu’on en juge : « n’importe quelle guerre commencée avec des armes classiques contient toujours un risque de se transformer en guerre nucléaire… ; impossibilité de mener rationnellement la guerre nucléaire… ; impossibilité de gagner la guerre ».
Ce chapitre particulièrement riche met aussi à la disposition du grand public des données très solides sur l’évolution des systèmes centraux (« la débauche des mégatonnes »), sur « le réarmement de l’URSS par l’Occident », et sur ces « deux éléments instables » que sont « l’air et l’eau », montrant à ce sujet « combien l’Union soviétique est consciente des possibilités innombrables qu’offre l’élément maritime ». Il évoque par ailleurs, outre l’affaire du Boeing sud-coréen et d’une façon qui ne nous a pas personnellement convaincu (« des torts partagés » ?), « la marmite des minorités en Europe centrale » et alors avec des arguments très convaincants.
Nous a paru particulièrement original également, nous l’avons déjà dit, le chapitre intitulé « l’Alliance à la carte », qui fait le bilan de santé de cette « jeune femme » (l’Alliance atlantique) qui « aura bientôt quarante ans » et ainsi « accuse son âge », annonce notre auteur. « Il faut dire, ajoute-t-il que son tuteur, “Papa Washington” lui mène la vie dure… par excès de tendresse (et) avec ce génie de la maladresse… ». Thierry Garcin, on le constate, n’est pas tendre pour Washington ; il est même assez souvent, de notre point de vue, exagérément sévère, en particulier lorsqu’il s’agit de Ronald Reagan, puisque seul trouve grâce à ses yeux Richard Nixon, qui fut effectivement, pensons-nous comme lui, mais avec Truman, un très grand président des États-Unis dans le domaine des relations internationales.
Mais, dans ce chapitre, notre auteur porte surtout son intérêt et provoque le nôtre sur la « question allemande », en titrant ses analyses, par ailleurs très pessimistes et en tout cas beaucoup plus que les nôtres : « République fédérale d’Allemagne [RFA] et République démocratique d’Allemagne [RDA] : vraies ou fausses jumelles ? », « RFA : pays centripète et centrifuge ». Il nous donne ensuite des analyses, là encore très originales et non moins pessimistes, de la « question espagnole », comme l’indiquent d’ailleurs ses titres, là encore assez féroces : « Espagne : la seizième roue du carrosse ? » et « Madrid ou l’adhésion méli-mélo » ; cette « adhésion qui pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses », puisque l’Espagne a toujours privilégié ses liens avec l’Amérique latine et les pays arabes et qu’elle ne se sent pas concernée par les menaces venant de l’Est. On retrouve là, actualisée, une thèse que Thierry Garcin avait déjà brillamment soutenue dans son précédent ouvrage « Les impératifs de défense », lorsqu’il nous avait fait percevoir les conceptions si différentes que se font certains de nos alliés européens de leur défense et du rôle qu’ils attribuent par suite à leurs forces armées.
Après avoir ainsi considéré les questions allemande et espagnole, notre auteur en arrive au chapitre majeur de son nouveau livre, celui qui traite de la question française en matière de sécurité, et qu’il intitule « France : les limites de l’ambiguïté ». Son point de vue sur ce sujet est particulièrement intéressant à observer puisqu’il est actuellement auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale et qu’il a donc pu recycler sa propre réflexion aux informations les plus récentes. Les conclusions qu’il en tire sont clairement indiquées par les titres, toujours évocateurs, qu’il a donnés aux différents aspects de son propos. Dans le premier, intitulé « La menace esquivée », il soutient que « nos concitoyens aiment être défendus, mais sous réserve de n’avoir pas à s’en occuper eux-mêmes », et que « nous cultivons depuis un quart de siècle une manière de national-nucléo-neutralisme ». Ensuite, sous le titre « De l’antiaméricanisme à l’américanolâtrie », il croit constater dans notre pays une vague générale d’américanophilie, en ajoutant que « chaque groupe politicien accueille (maintenant) ses atlantistes comme ses indépendantistes », et observant que « la position de chacun est renforcée par le fait que les États-Unis changent souvent de cap » et « donnent ainsi raison à tous a posteriori ». À partir de ces prémisses, là encore désabusées, il débouche, sous le titre « Les impasses de la modernisation », sur l’énoncé des problèmes pratiques qui se posent à notre défense dans la perspective de l’IDS : modernisation ou non de nos forces stratégiques (il répond oui), maintien ou non de leur orientation anticités (il répond oui), conservation ou non d’une composante terrestre sous forme d’un missile mobile (il répond oui), adoption ou non comme vecteur du missile de croisière (il répond non), développement ou non de nos armes nucléaires tactiques (il répond non), adjonction ou non à leur arsenal de l’arme à neutrons (il répond non).
Thierry Garcin en arrive ainsi au problème que nous considérons personnellement comme crucial, celui de la mise sur pied d’une Europe de la défense. Sa réponse là encore est sceptique, puisqu’il intitule son propos sur ce sujet « L’Europe ni fourre-tout ni pis-aller ». Et il pose « comme une évidence d’emblée : nous ne pouvons ni ne voulons protéger l’Allemagne fédérale, mais nous l’assistons avec nos armes classiques (Berlin, 2e Corps d’armée), lui promettant même un sérieux coup de main en cas de drame, grâce à cette nouvelle Force d’action rapide (FAR) ». Ajoutons que notre auteur conteste l’utilité et l’opportunité de cette dernière, « demi-mesure pour les apôtres de l’Europe second pilier de l’Otan (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) (et) précédent dangereux pour les tenants de l’indépendance nationale », parmi lesquels de toute évidence il se situe, puisqu’il se méfie aussi bien de la « nébuleuse Europe » que des États-Unis. Sur ce sujet, nous ne le suivrons pas, même si la route de l’organisation d’une défense plus européenne de l’Europe est indubitablement semée d’obstacles et d’embûches ; il ne nous paraît pas en effet exister d'alternative à une « finlandisation » à plus ou moins long terme de notre Europe restée libre, solution que nous refusons d’admettre pour ce qui nous concerne. Tel est aussi, croyons-nous, le point de vue d’une grande majorité de nos concitoyens, même si ce consensus ne manque pas d’être chargé effectivement d’ambiguïtés comme notre ami s’est plu à le souligner ; car un consensus ambigu en matière de défense vaut mieux, pensons-nous, que les déchirements ou les abandons que nous observons chez certains de nos voisins. En tout cas il constitue actuellement un de nos meilleurs atouts sur le plan international, comme nous avons eu souvent l’occasion de le constater au cours de nos fréquents déplacements à l’étranger.
Ainsi donc ce nouveau livre de Thierry Garcin est-il très riche en sujets de réflexion de toutes sortes, d’autant que, comme nous l’avons indiqué en débutant, il nous présente toujours et de façon très objective les points de vue divergents en présence, en les assortissant de notes et de références bibliographiques qui permettent de les argumenter. Il ne traite cependant que succinctement de la situation militaire dans ce qu’il est convenu d’appeler le 3e cercle, celui de l’« action extérieure », où résident probablement nos intérêts prioritaires et où notre sécurité peut être mise en jeu de façon plus probable qu’en Europe, et où aussi, c’est l’auteur qui le souligne, « pèse sur les démocraties occidentales une constante menace d’encerclement et de contournement ». Mais il prend le temps d’évoquer excellemment le rôle que joue la mer dans la maîtrise des crises, puisqu’elle « permet d’abord et surtout de se mouvoir à volonté, c’est-à-dire de jouer sur le facteur temps. Et l’on sait que la durée, de par son étirement et son accélération, est une arme psychologique et guerrière tout à fait redoutable », dont les acteurs politiques auraient donc tort de se priver. Notre auteur en donne d’ailleurs des exemples particulièrement actuels dans son ultime chapitre qui traite de ce « grouillant Pacifique », où pour reprendre les différents sous-titres de son propos, s’affrontent désormais de plus en plus « les deux molosses », en présence d’« un mastodonte patient : la Chine », et d’« un géant sans cuirasse : le Japon », à travers une « mosaïque d’intérêts : l’Océanie », et où la France « ne peut qu’entretenir une vision politique et stratégique de sa présence ».
Thierry Garcin nous avait prévenu en exergue de son livre que, faute de place et de temps, il en avait écarté des sujets aussi cruciaux que les conflits limités, les ventes d’armes, le terrorisme et la désinformation. Nous souhaitons qu’il en traite dans un prochain ouvrage, car nous sommes persuadés que ses connaissances encyclopédiques et sa méthode d’analyse en partant d’interviews de responsables et d’experts seraient en la matière particulièrement stimulantes et enrichissantes pour le grand public éclairé qui est le sien. Dans l’immédiat nous retiendrons les conseils qu’il nous a donnés dans le présent ouvrage, même si, comme nous l’avons dit, nous sommes d’avis de nuancer certains d’entre eux : « ne cultivons pas trop nos ambiguïtés, modernisons notre nucléaire dans l’indépendance et sans copier à tout prix, dissuadons à portée intermédiaire en refusant la bataille, coopérons sans nous fondre dans le magma informe de l’Europe ». Ils s’inscrivent dans la meilleure tradition gaullienne et ils ne peuvent donc que conforter ce consensus franco-français dont nous avons souligné la valeur. Mais méfions-nous cependant que celui-ci devienne de plus en plus ambigu, si nous adoptons la solution de la « France seule », car, notre ami l’a noté avec justesse, « l’économie de défense est au cœur de toute problématique stratégique »… et alors « de graves choix nous attendent ».