L'auteur réfléchit aux liens entre économie, croissance, bien public et bonheur.
En raison de ses charges universitaires croissantes, le Professeur Paul Coulbois a dû mettre un terme à la collaboration régulière qu’il apportait à notre revue depuis vingt ans. Le Professeur Jean-Guy Mérigot lui succède en assumant dorénavant la responsabilité de la chronique « Actualité économique ». Il sera assisté dans cette tâche par une équipe de professeurs de Bordeaux et de Pau qu’il présentera à l’occasion de la prochaine chronique. Jean-Guy Mérigot lui-même n’est pas un inconnu pour nos lecteurs anciens puisqu’il a donné jadis à notre revue, entre 1957 et 1963, de nombreux articles tant sur les problèmes économiques que démographiques. Né en 1920, agrégé des facultés de droit (sciences économiques), il est, à Bordeaux, professeur à l’Université de Bordeaux I (titulaire de la chaire de démographie), professeur à l’Institut d’Études Politiques et Directeur de l’Institut d’Administration des Entreprises de cette université.
Il est banal de constater que l’actualité rejette dans l’ombre aussi rapidement et aussi intensément qu’elle les a mis en pleine lumière les faits et les préoccupations offerts en pâture à l’attention de nos contemporains. Certaines de ces vedettes de l’information, jouissant d’une notoriété bien éphémère, disparaissent à tout jamais et ne laissent peut-être de trace que dans la chronique des accidents de l’histoire. D’autres au contraire connaissent des éclipses provisoires mais chacune de leurs résurgences souligne leur importance fondamentale. Il en est ainsi, croyons-nous, de l’aspiration au bonheur qui s’exprimait déjà dans le développement du mouvement hippie, dans les revendications formulées lors des événements de 1968 et plus récemment dans les réactions engendrées par la publication du célèbre rapport du Club de Rome et de la lettre de S. Mansholt. Voici près de deux siècles, Robespierre voulait que la dernière des fêtes célébrées dans le cadre du Culte Suprême, fût consacrée, comme apothéose, au « Bonheur » et c’est « le bonheur de tous » que la Constitution de 1793 — qui n’eut jamais, il est vrai, que la valeur d’une déclaration d’intention — assignait comme but à la Société. Elle faisait ainsi écho à la déclaration d’indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776 aux termes de laquelle « tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables : parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Le contexte économique dans lequel s’inscrivaient ces généreuses maximes correspondait à ce que nous appellerions aujourd’hui une économie sous-développée. À l’ère de l’énergie nucléaire et de l’ordinateur c’est dans les pays comme le nôtre, à économie hautement évoluée et en progression rapide que s’exprime avec force, au niveau des gouvernés, cette aspiration au bonheur. Elle s’impose aux gouvernants qui la traduisent en termes d’objectifs de croissance économique, de réformes sociales et de promotion d’une nouvelle société. Elle s’impose aussi aux hommes de science qui, dans différentes disciplines, sont conduits à l’insérer dans leur champ d’investigations et pour cela, à réviser parfois profondément leurs concepts et leurs méthodes, à créer et à perfectionner les outils en permettant l’analyse et en facilitant la réalisation. Ce sont précisément quelques-unes des incidences actuelles sur le plan économique de cette idée, éternellement neuve, de la recherche du bonheur qui serviront de thème à notre propos.
Quel que soit leur intérêt, les controverses qui se sont développées sur la notion même de bonheur — dont on a dit fort justement « qu’il peut mieux se définir par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est » — et sur les rapports entre bonheur individuel et bonheur collectif n’ont pas leur place ici. Il suffit de faire les observations suivantes : d’une part, le bonheur, aspiration incertaine et vague « qui ne fait qu’exprimer le désir de l’homme de la manière la plus générale », ne peut s’apprécier qu’en tant que résultat de la satisfaction successive d’aspirations dont le nombre augmente sans cesse et qui ne sauraient être réduites aux seules considérations matérielles. D’autre part, si la société ne crée pas le bonheur et n’a pas à « dicter à chacun quel sera son bonheur, elle peut tendre à lever les obstacles qui l’empêchent de trouver ce qu’il cherche » ; elle doit procurer à l’homme, à tous les hommes, les conditions préliminaires du bonheur en leur permettant non seulement d’avoir-plus (c’est là le sens donné couramment au bien-être ou au mieux-être) mais de plus-être, c’est-à-dire de ressentir plus intensément leur plénitude d’homme et leurs possibilités d’épanouissement. La prise de conscience de ces deux exigences liées est sous-jacente à l’approfondissement de la réflexion économique sur la croissance et à l’amélioration des mesures des performances économiques et sociales à l’échelle des nations.
C’est au cours de l’année 1972 qu’en France, l’opinion publique sensibilisée par la presse, la télévision, les ouvrages « de choc » consacrés à ce sujet s’est passionnée pour le problème de la croissance-zéro posé par le rapport Meadows établi dans le cadre du Massachusetts Institute of Technology (M.I.T.) pour le Club de Rome. Aujourd’hui, si le débat n’occupe plus le premier rang sur la scène de l’actualité, les problèmes posés et non encore résolus — mais le seront-ils jamais ? — n’en sont pas moins préoccupants. Il convient pour y voir plus clair de bien distinguer les deux questions majeures souvent confondues : la poursuite de la croissance à un rythme rapide est-elle physiquement possible ? Est-elle humainement souhaitable ?