L’initiative de défense stratégique et la sécurité de l’Europe
Tout semblait avoir été dit sur l’Initiative de défense stratégique (IDS), du moins dans l’état actuel du dossier, c’est-à-dire tant que n’aura pas été précisée sa faisabilité en termes de coût-efficacité-délais et mesuré son impact effectif sur le dialogue Est-Ouest en matière de limitation des armements. Pourtant l’excellente collection « Travaux et Recherches de l’Ifri » nous présente, sous la direction de Pierre Lellouche, un ouvrage sur ce sujet qui est tout à fait digne d’intérêt, et cela bien que son contenu date déjà d’un an et demi. Il traite en effet d’un aspect de l’IDS qui est trop rarement analysé de part et d’autre de l’Atlantique, celui de l’impact que pourra avoir l’introduction de systèmes de défense antimissiles sur la sécurité propre de l’Europe.
En outre, l’intérêt de l’analyse ainsi entreprise par l’Institut français de relations internationales (Ifri) est augmenté par le fait qu’elle a été conduite dans un cadre transatlantique, celui des réunions quadripartites que l’Ifri organise régulièrement avec la Rand Corporation américaine, la Stiftung Wissensschaft und Politik (SWP) allemande et le Royal Institute for International Affairs (RIIA) britannique. Ce sont donc les communications présentées lors d’un séminaire tenu en mars 1985 par les représentants de ces quatre centres de réflexions et la synthèse de leurs travaux qui ont été réunies dans l’ouvrage en question.
Parmi les communications les plus remarquables, nous citerons d’abord celle de Russel Shaver de la Rand, car elle présente de façon particulièrement documentée le point de vue égoïstement américain sur les implications de l’IDS en ce qui concerne la dissuasion, l’équilibre des forces et la course aux armements. Pour la première, elle distingue deux stratégies, celle de « déni » et celle de « représailles », alors que, pour nous, seule cette dernière mérite l’appellation. Mais cette distinction lui permet une analyse originale des conséquences potentielles de l’IDS dans les trois scénarios d’agression contre le continent américain envisageables de la part des Soviétiques, à savoir : attaque limitée à la décapitation du pouvoir politique, attaque massive contre les forces stratégiques, attaque de celles-ci limitée à ce qui permettrait ensuite de les neutraliser par une défense appropriée. La conclusion de cette analyse n’est cependant pas très originale, quant à elle, puisqu’elle se borne à constater qu’« il est beaucoup trop tôt pour affirmer que l’IDS est en mesure de transformer la compétition stratégique et de déboucher sur un monde plus sain et plus sûr ».
Si nous considérons maintenant la sécurité propre de l’Europe, puisque tel est l’objet de l’ouvrage, nous retiendrons surtout les communications de Uwe Nerlich de la SWP, John Roper du RUA et de Pierre Lellouche. La première, comme il est normal de la part d’un Allemand, étudie les implications pour la stratégie de « riposte graduée » de l’introduction de défenses antimissiles balistiques. Son observation la plus intéressante est qu’à moyen terme l’Europe risque de se trouver confrontée à une menace croissante de missiles balistiques à têtes conventionnelles. Pour y faire face, l’auteur distingue alors deux solutions : préparer un système de défense aérienne qui permette de contrer aussi ces missiles (ce qu’on a appelé depuis une défense aérienne « élargie »), ou bien préparer des capacités de neutralisation de ces missiles par des frappes aériennes appropriées. Il conclut que c’est l’étude du coût-efficacité de ces moyens nouveaux qui devrait être le facteur décisif dans la solution à retenir.
La communication britannique examine, quant à elle, les implications du développement de systèmes antimissiles balistiques pour la force de dissuasion du Royaume-Uni. Elle fait apparaître que, depuis la création de cette force, c’est la capacité de pouvoir frapper la ville même de Moscou qui a toujours été le facteur déterminant dans les choix britanniques, qu’il s’agisse de l’abandon des systèmes Blue Streak puis Skybolt, ou de l’adoption des systèmes Polaris, puis Chevaline et enfin Trident. Pour l’auteur, l’IDS risque donc de mettre en cause le principe même d’une force de dissuasion nationale, d’autant – c’est nous qui l’ajoutons – que ce principe est par ailleurs très critiqué, comme l’on sait, par les partis politiques qui risquent d’accéder au pouvoir prochainement.
Quant à la communication de Pierre Lellouche, elle analyse de façon approfondie et pertinente les quatre problèmes fondamentaux que l’IDS pose à l’Alliance. Le premier a trait à la stratégie politique et il devrait entraîner de la part des Américains un effort de clarification des objectifs de l’IDS. Le second est relatif à la stratégie militaire et il devrait provoquer une étude conjointe des conséquences effectives de l’IDS pour la sécurité de l’Europe. Le troisième concerne les négociations sur la limitation des armements et il devrait imposer une concertation de la stratégie occidentale à ce sujet. Le quatrième problème, enfin, porte sur les implications financières et technologiques de l’IDS pour l’Otan (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) d’une part et pour l’Europe d’autre part.
Cette dimension technologique, et par la suite industrielle, de l’IDS est étudiée de façon particulièrement avertie dans une autre communication qui est due à François Heisbourg. Il y défend la plupart des idées qu’il a récemment présentées avec brio dans notre revue. À propos de la défense aérienne que nous avons appelée « élargie », il souligne que la philosophie de l’IDS ne lui est pas applicable puisqu’elle vise une menace essentiellement conventionnelle. Mais les moyens de défense terminaux des deux systèmes n’en seraient pas moins comparables, et on pourrait donc envisager de spécialiser à leurs propos les hommes et les ressources de l’Europe, puisque c’est un effort que l’Alliance devra consentir en tout état de cause.
Après ces communications et quelques autres, puisque nous n’avons mentionné que les plus originales, l’ouvrage contient aussi, nous l’avons dit, une synthèse des discussions qui ont eu lieu à leur sujet pendant le séminaire. Elle dégage entre les participants, qui étaient, rappelons-le, américains, allemands, britanniques et français, les points d’accord suivants qui ont été établis sous forme de recommandations.
La recherche sur les technologies de défense est nécessaire en considération de l’intérêt que l’Union soviétique lui manifeste.
La capacité de survie et le rapport coût-efficacité des systèmes devraient être des facteurs déterminants lors des décisions à prendre sur la défense stratégique.
La mise en place d’une défense parfaitement étanche (la « bulle ») n’est pas un objectif réaliste.
L’Occident doit continuer à tabler sur une forme de dissuasion offensive (c’est-à-dire par représailles nucléaires).
En Europe, le rôle croissant de la défense ne doit pas porter atteinte à la dissuasion (nucléaire).
Aux États-Unis, le programme IDS ne doit pas porter atteinte aux programmes fondés sur la dissuasion (nucléaire).
Pour le court terme tout au moins (les cinq prochaines années), les États-Unis devraient maintenir leur adhésion au Traité ABM (Anti-Balistic Missile).
Des consultations devraient avoir lieu entre les États-Unis et leurs alliés européens pour discuter des objectifs de l’IDS et de son impact sur la stratégie.
Il serait souhaitable que l’Europe participe au programme américain de recherche.
Ces recommandations n’ont pas perdu de leur actualité puisqu’il semble maintenant que le président Reagan pourrait tenir compte de celle relative au Traité ABM. On peut donc espérer encore qu’il pourrait prendre en considération un jour celle qui a trait à la consultation de ses alliés sur les objectifs de l’IDS et sur ses conséquences pour la sécurité de l’Europe. Quant à la participation des Européens au programme américain de recherche, le problème a été résolu, à leurs façons, par la Grande-Bretagne, la République fédérale et l’Italie, puisque ces trois pays ont conclu avec les États-Unis des accords à ce sujet, accords dont nous ignorons la portée réelle, mais qui ne paraît pas considérable d’après les commentaires recueillis. La France, quant à elle, s’est bornée à déclarer récemment, par la voix de son Premier ministre, qu’elle devait « participer au grand effort de recherche technologique susceptible d’affecter rapidement les techniques mises en œuvre pour nos armements offensifs comme défensifs », sans que soit précisé le cadre de cette participation.
Voilà donc, trop rapidement présenté, un ouvrage qui contribue à enrichir la réflexion sur le dossier si complexe de l’IDS, auquel les négociations des deux supergrands à Reykjavik n’ont apporté aucun élément positif, et qui risquerait d’être encore beaucoup plus compliqué si les prochaines échéances électorales amenaient au pouvoir les partis d’opposition en République fédérale ou en Grande-Bretagne, à en croire les positions qu’ils viennent de prendre sur les questions de défense. C’est pourquoi le futur ouvrage que nous annonce Pierre Lellouche, toujours dans la collection « Travaux et Recherches de l’Ifri », sur « Les discussions de Genève et leurs implications pour la sécurité occidentale et européenne », sera certainement, lui aussi, très enrichissant, même s’il ne colle pas au plus près de l’actualité, puisque celle-ci bouge si vite actuellement, en raison justement des implications de l’IDS.
Octobre 1986