Défense à travers la presse
Le projet de loi de programme militaire, présenté début novembre, n’a pas bénéficié d’une attention soutenue de la part des commentateurs. Ceux-ci ont saisi l’occasion pour revenir à leur préoccupation constante : déceler les failles de la cohabitation, laissant aux journalistes spécialistes de la question le soin d’informer le public des grandes lignes de ce projet.
L’allocution prononcée par le Premier ministre devant l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) au mois de septembre 1986 (voir le numéro de novembre 1986 de notre revue) comportait des choix que ne parut pas entériner le président de la République lors de sa visite à Caylus. En fait le chef de l’État insistait sur les priorités dont notre défense ne pouvait se départir, il n’imposait pas de faire l’impasse sur tel ou tel armement du moment que la force de dissuasion n’avait pas à en pâtir. De deux estimations différentes de nos besoins, nos confrères ont principalement retenu l’aspect conflictuel dans le cadre d’une cohabitation jugée malaisée. Il s’ensuivit une mise à l’écart du débat de fond. Il est permis de le regretter.
Il est vrai qu’à l’époque, le problème du terrorisme captait l’attention du public. À la suite de la condamnation d’Hindawi, la Grande-Bretagne avait directement mis en cause la Syrie. À Londres, le Conseil des ministres de la Communauté européenne devait en tirer les conséquences et adopter une attitude de fermeté. Or les partenaires du Royaume-Uni refusèrent d’aller aussi loin que le souhaitait Londres : aucun État ne fut mis à l’index en dépit des agissements de certains de ses ressortissants. On décida de mieux surveiller les activités diplomatiques de la Syrie et de la soumettre à un embargo sur les armes. Comme le nota Bernard Apetche dans La Croix du 11 novembre 1986, « s’il est incontestable que les Britanniques ont obtenu un geste de solidarité de la part de la plupart de leurs partenaires européens, personne ne se fait beaucoup d’illusions sur la portée pratique des mesures adoptées ».
La Grèce s’étant dissociée des autres membres de la Communauté, ce n’est donc pas seulement un accord a minima qu’ont adopté les Onze, car n’ont-ils pas témoigné de leurs divergences ? C’est ce que constate Marc Kravetz dans Libération du 11 novembre 1986 :
« Le flou très diplomatique de la déclaration des Onze est peut-être moins anodin qu’il n’y paraît. Une fois admis qu’il préserve l’essentiel – la façade de l’édifice européen – il consacre également l’existence de politiques profondément divergentes. Le soutien exprimé à la Grande-Bretagne lui laissera, une fois de plus, le sentiment qu’elle doit, en politique étrangère du moins, plus compter sur l’alliance avec les États-Unis que sur son appartenance communautaire… Condamner la Syrie en tant qu’État, comme le souhaitaient les Britanniques encouragés aussi bien par les États-Unis que par Israël, relève d’un calcul et non, comme pourraient le croire les naïfs, d’une application stricte de la morale politique ».
Il est à peu près certain que nous touchons là à l’essentiel. L’Europe, en la circonstance, n’a pas vraiment choisi d’être muette, mais face à une situation des plus complexes elle aura cherché à sauvegarder les chances de l’avenir. Selon Libération, le choix serait le suivant :
« Ce calcul, pour autant qu’on puisse dès aujourd’hui le traduire en clair, signifierait qu’au fond l’Iran, malgré ses turbulences révolutionnaires et islamiques présentes, est une puissance stable dans la région à la différence de ses voisins arabes. Ajoutons-y la conviction, récente mais forte, que désormais la guerre du Golfe risque bien de tourner à son avantage et qu’il est grand temps de voler à son secours ».
Sans faire de pronostics sur l’issue de la guerre du Golfe, il est manifeste que l’attitude des responsables iraniens a évolué depuis le printemps 1986. Ils souhaitent un rapprochement avec l’Occident et ne voit-on pas M. Rafsandjani, le président du parlement, préconiser une nouvelle politique envers la France et museler les extrémistes iraniens ? Cela permet-il d’escompter un « Thermidor » à Téhéran ? Certains le pensent et se conduisent en conséquence. On retrouve alors le problème des otages. À ce sujet Dominique Lagarde tient ce raisonnement dans Le Quotidien de Paris du 11 novembre 1986 :
« Les otages occidentaux sont devenus l’enjeu de la lutte pour le pouvoir que se livrent en Iran les factions rivales. Les arrestations récentes d’éléments appartenant à l’un des clans les plus radicaux, favorable à une extension de la révolution islamique et opposé à toute ouverture sur l’Occident, ont renforcé les factions les plus ouvertes à une normalisation des relations de l’Iran avec les États occidentaux et les plus désireuses de redonner à leur pays une certaine respectabilité à l’extérieur ; donc, les plus favorables à la libération des otages. Comme, parallèlement, ceux qui ont été mis sous les verrous s’opposaient aux tentatives de Damas pour trouver une porte de sortie honorable au conflit irano-irakien, le fait que cette tendance soit en perte de vitesse a pu jouer à la fois en faveur de la France – retour des otages – et de la Syrie – le bénéfice politique.
La Syrie, menacée de banqueroute par suite de la diminution de l’aide soviétique et arabe, n’entend pas subir actuellement l’hostilité des pays européens. Qu’à Londres, les membres de la Communauté européenne se soient abstenus de toute sanction économique a été apprécié à sa juste valeur à Damas. Il y a donc des arrangements, comme dit André Fontaine dans Le Monde du 13 novembre 1986 :
« À qui fera-t-on croire qu’il n’y a pas eu, de quelque manière, négociations ? Le fait est que sous Laurent Fabius déjà on négociait, au point que le problème des otages occupait une grande partie du temps de plusieurs des principaux hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay. Le changement principal, par rapport à la situation qui existait avant les élections, c’est l’accent mis délibérément sur la normalisation des relations avec Téhéran… De toute façon, il n’y a pas que les Français qui négocient. La presse américaine est pleine de révélations sur les tractations secrètes du Rambo de la Maison-Blanche avec l’Iran auquel il n’hésite pas, pour faire libérer ses propres otages, à faire livrer des armes par Israël… Reste que la question de fond est posée devant l’opinion française et internationale. Un gouvernement, quel qu’il soit, ne pourrait se permettre de refuser toute négociation sur des otages que s’il savait sans contestation possible qu’il bénéficie du soutien de l’immense majorité de son peuple. Est-ce le cas ? ».
Négocier, certes, mais avec des États et non point avec les groupuscules proche-orientaux. Cela, notre confrère n’y insiste guère, est primordial. Alors, la Syrie apporte-t-elle la clef ? Yves Moreau, dans L’Humanité (11 novembre 1986) n’apprécie aucunement les mesures adoptées à Londres par la Communauté européenne contre Damas :
« La solidarité exprimée envers le gouvernement de Londres ne correspond ni à notre sentiment de l’équité, ni à l’intérêt de la France, ni à celui de la paix au Proche-Orient. Le terrorisme est une tragédie réelle, un phénomène complexe qu’il importe de réprimer sans merci, mais sans se tromper d’adresse. Cela met en cause notamment le sort des otages français qui restent au Liban et les amitiés de notre pays dans le monde arabe ».
Contrairement à ce qu’avance notre confrère, il ne semble pas que l’attitude de Paris ait réellement mis en danger et nos otages et nos liens diplomatiques. D’ailleurs Le Figaro du 11 novembre 1986 parle de solidarité limitée au sein de la Communauté économique européenne (CEE) en la circonstance. Faudrait-il s’en offusquer ? Pour Charles Lambroschini mieux vaut être réaliste. Or la Syrie est un acteur essentiel sur la scène régionale :
« Si l’Irak est enfoncé, elle apparaîtrait aussitôt comme la dernière ligne de défense contre la vague de l’islam fondamentaliste, la convergence des intérêts de Damas et de Téhéran étant de circonstance puisque leurs visées impériales couvrent les mêmes territoires. Tout cela explique que, pour le gouvernement français, porter le coup de grâce au régime d’Assad serait suicidaire pour l’Occident ».