Un pavillon sans tache (de l’armistice au sabotage : la vérité)
C’est une réécriture de l’histoire de la Marine nationale « de l’armistice au sabordage », c’est-à-dire de la Marine dite « de Vichy » par ses détracteurs, que nous présente aujourd’hui Alex Wassilieff, auteur, sur des sujets voisins, de plusieurs ouvrages très remarqués ; l’un d’entre eux, en forme de roman, fut même couronné par l’Académie française. Son nouveau livre est intitulé « Un pavillon sans tache » et sous-titré « La vérité », annonçant ainsi clairement son propos ; et son argumentaire est, lui aussi, proclamé dès la couverture, puisque celle-ci reproduit les quatre panonceaux qu’arborent fièrement tous les vaisseaux de notre Marine : « Honneur », « Patrie », « Valeur », « Discipline ».
Avant d’en aborder la lecture, une question préalable pourrait cependant être posée à l’auteur : sa recherche n’arrive-t-elle pas trop tôt, ou au contraire trop tard ? Trop tôt, parce que les passions ne sont probablement pas encore suffisamment apaisées pour permettre une appréciation objective de cette période douloureuse de notre histoire maritime ; trop tard, parce que son interprétation tendancieuse est peut-être déjà figée pour la postérité, dans l’histoire telle qu’elle a été écrite jusqu’à présent. À ces deux objections, Alex Wassilieff a répondu d’avance en reproduisant en exergue de son livre la formule de Péguy ; « Celui qui sait la vérité et qui ne gueule pas la vérité se fait le complice des escrocs et des faussaires ». Et il apparaît qu’il s’est solidement documenté au préalable, en consultant de nombreuses archives et en interrogeant beaucoup d’acteurs.
Il faut ajouter que notre auteur était particulièrement bien placé pour traiter objectivement du sujet. En effet, il a assisté lui-même à la plupart des événements qu’il relate, et, là et ailleurs, il s’est toujours montré un marin et un guerrier « sans peur et sans reproche », que ce soit donc à la mer, dans la Résistance ou comme combattant à terre. Ainsi sera-t-il, comme commandant d’une patrouille de tanks destroyers, le premier à pénétrer sur la place de la Liberté à Toulon, après le débarquement en Provence, pour y planter le drapeau. Signalons enfin qu’il a un réel talent de conteur et qu’il excelle particulièrement dans le dialogue, ce qui rend son livre très vivant, si on ose employer ce qualificatif après les tragédies qu’il rapporte, puisque celles-ci ont entraîné tant de morts maintenant injustement oubliées.
Dans la première partie de son livre, Alex Wassilieff rappelle d’abord que la Marine a combattu, non seulement avec vaillance mais aussi avec succès, pendant la période qui s’est écoulée « de la drôle de paix à la drôle de guerre » puis « de la moins drôle de guerre à l’armistice », que ce soit en Norvège, à Dunkerque ou dans le golfe de Gênes. Il entreprend ensuite, dans une seconde partie, de réécrire le drame de Mers el-Kébir, qui est à l’origine de tout ce qui va suivre. Se basant sur des informations nouvelles, notamment d’origine britannique, il soutient de façon convaincante la thèse que la destruction de la flotte française fut « préméditée » par Churchill dès l’armistice, à défaut de pouvoir en disposer pour la seule Grande-Bretagne, ce qui récusait a priori toutes les autres options, y compris l’option américaine. Il en résulte que l’explication généralement retenue par les historiens, à savoir un geste dramatique pour galvaniser le peuple britannique et témoigner de sa résolution à la face du monde, ne serait pas conforme à la vérité. Et notre auteur montre effectivement comment Churchill a dans ses mémoires, sur ce sujet et sur d’autres, « arrangé » sensiblement l’histoire en la parsemant de demi-vérités.
La troisième partie du livre traite de ce qu’Alex Wassilieff appelle « les années d’endurance », marquées par une suite de drames plus douloureux encore, puisque des Français y ont combattu les uns contre les autres. Il relate ainsi d’abord l’affaire de Dakar (septembre 1940), qui aboutira à une « amère victoire » sur les forces anglo-gaullistes. Puis ce sera l’affaire de Libreville (novembre 1940), où s’affrontent « deux frères ennemis », lorsque l’aviso Savorgnan de Brazza rallié au général de Gaulle y désemparera au canon son « sister-ship », l’aviso Bougainville. Et au cours de la même affaire, le sous-marin Poncelet sera coulé lui aussi par un aviso britannique, ensevelissant son commandant, de Saussine, qui n’avait pas voulu abandonner son bâtiment. Son grand ami d’Estienne d’Orves, héros de la « France libre », lorsqu’il l’apprendra lui rendra un poignant hommage du fond de sa prison de la Gestapo, trois semaines avant sa propre exécution. Ensuite surviendront l’affaire du Levant, « terre d’enjeu », et la destruction par des avions de la Royal Navy du contre-torpilleur Chevalier Paul, commandé par le prestigieux Antoine Sala, précédemment attaché naval à Londres. Enfin, cette série tragique se terminera par le débarquement britannique à Diego-Suarez, entrepris à l’insu du général de Gaulle et « sans aucune raison valable », titre notre auteur, puisque Churchill l’expliquera ainsi dans ses mémoires : « Après la perte de deux cuirassés en Malaisie (du fait des Japonais) nous avions grandement besoin de connaître enfin un succès ; ce succès espéré aura donc été la destruction de deux avisos et de trois sous-marins français !
Alex Wassilieff en arrive alors à la dernière partie de son livre, qui traite des dossiers les plus délicats, celui du débarquement américano-britannique en Afrique du Nord et celui du sabordage de Toulon, qui suivra. Il relate avec justesse les combats courageux qui marquèrent ce débarquement, « barouds d’honneur » au sens propre du terme, puisque, souhaitant tous la victoire de nos adversaires, nous avions parfaitement conscience de leur absurdité, le rédacteur de ces lignes peut en témoigner personnellement. Et c’est pourquoi dès le lendemain, malgré le souvenir très présent de tous les bons camarades morts ainsi inutilement, nous deviendrons des alliés loyaux et efficaces, au premier rang desquels se distingueront Sala, la victime des avions de Sa Majesté au Levant, et Lancelot le vainqueur du cuirassé HMS Resolution à Dakar.
« Incroyable situation », titre notre auteur, mais qui allait devenir scandaleuse quelques jours plus tard, à Toulon, lors du sabordage de la flotte auquel il a assisté personnellement et qu’il raconte donc en témoin. « Comment a-t-on pu en arriver là ? », s’interroge-t-il d’abord, en campant d’une plume plus alerte que jamais le prologue surréaliste de cette tragédie shakespearienne qui va aboutir à l’ordre monstrueux de saborder, sans qu’ils aient combattu, une cinquantaine des plus beaux bâtiments de combat de notre Marine. Et il décrit alors avec talent comment celui qui a donné cet ordre, l’amiral de Laborde, commandant de nos forces de haute mer, surnommé le comte Jean parce qu’il était autoritaire, coléreux et despotique, mais aussi parce qu’il était réputé vaillant et en imposait à tous, va être entraîné irrésistiblement vers cette décision fatale, par son fol orgueil et sa haine de Darlan, dans une sorte de démence suicidaire ; suicidaire n’étant peut-être pas le mot approprié, puisqu’il n’a pas cru devoir accomplir le geste de panache qui s’imposait pour son honneur, celui du commandant Langsdorf lorsqu’il avait été acculé au sabordage de son cuirassé, le Graf Spee.
Il n’est pas possible de lui trouver des excuses, et Alex Wassilieff ne s’y emploie pas, malgré sa générosité naturelle. Mais, tout au long de son livre, il en cherche au comportement de l’amiral Darlan, et pas seulement en tant que Chef de la Marine, ce qui est assez facile, mais surtout dans ses fonctions de membre du gouvernement de Vichy. Il prend ainsi parti pour la thèse d’une habile et constante « finasserie » de sa part à l’égard d’Hitler, alors que nous serions plutôt tentés de croire qu’il a « viré de bord », ou si l’on préfère qu’il a « retourné sa veste » lorsqu’il a constaté que la victoire changeait de camp. Mais seule une étude approfondie des archives françaises et étrangères non encore exploitées pourra permettre d’arbitrer ce dilemme, et nous savons que plusieurs équipes de chercheurs s’y sont attelées. Ce qui est dès à présent certain, par contre, c’est que lorsque Darlan sera écarté du pouvoir, il entretiendra des liens très étroits, directs et indirects, avec de hautes autorités américaines. Mais il se montrera alors aussi naïf que de Laborde, lorsque ce dernier a cru à la parole d’Hitler ; Darlan, quant à lui, croira à la parole américaine, c’est-à-dire qu’il serait prévenu d’un débarquement en métropole ou en Afrique du Nord. Et lorsque toutes les informations coïncideront pour démontrer que ce dernier était imminent, il en récusera l’idée avec dédain, laissant ainsi ses subordonnés dans « l’incroyable situation » évoquée précédemment. Que n’a-t-il pas tenu compte alors de ce principe rappelé par le général de Gaulle dans ses mémoires : « Une Nation n’a pas d’amis ; elle n’a que des intérêts ». Mais peut-être en avait-il trop tenu compte auparavant…
La légère réserve que nous venons de nous permettre en ce qui concerne ce dernier point, n’enlève rien à la valeur historique et à l’intérêt anecdotique du livre de notre auteur. Il a voulu « gueuler » ce qu’il croit être « la vérité », et il l’a fait avec le courage, la chaleur et la générosité que nous lui connaissons. Il a ainsi rendu un hommage justifié à notre Marine, qui a toujours servi avec « honneur », « valeur » et « discipline », restant toujours fidèle – semper fidelis – à ses chefs immédiats, tant qu’ils s’en sont montrés dignes. La solidarité autour de la compétence est d’ailleurs à la base de la notion d’« équipage », cette extraordinaire entité sociale, commune à toutes les Marines et si difficilement compréhensible pour ceux qui ne l’ont pas pratiquée.
Alex Wassilieff, Sacha pour les intimes, en est imprégné plus que quiconque, puisqu’il appartient à une lignée de marins qui remonte à Pierre le Grand. « Premier amiral russe » dans la Marine française, comme il se présente lui-même, il a tenu à lui apporter son témoignage en tant qu’acteur et en tant que chercheur. Ce témoignage ne peut donc pas être récusé sans preuves sérieuses, d’autant que, notre auteur le proclame, il ne craint pas la contradiction, car « il ne manque pas de munitions ». Ce qu’il redoute par contre, c’est la conspiration du silence ; que les contradicteurs lui répondent donc, mais qu’ils prennent garde : ils ont affaire à un « battant » !