Les débats
• Les guerres tribales sont-elles un obstacle à l’évolution éventuelle d’un pouvoir noir partagé avec le pouvoir blanc ?
Tous les Noirs d’Afrique du Sud font partie d’un ensemble bantou. Les tribus les plus importantes sont d’abord les Zoulous, dont le chef Buthelezi est l’animateur, l’un des rares personnages charismatiques de ce pays, et d’autre part les Xhosas. Les Zoulous sont environ 5 millions, c’est-à-dire un peu plus nombreux que les Blancs ; les Xhosas sont à peu près 4 millions et demi ; ensuite vous avez les Soutous, des Zoulous qui viennent de Rhodésie, puis plusieurs autres tribus. Le grand problème de la lutte entre tribus se déroule, sur le plan politique, entre Zoulous et Xhosas. Buthelezi tient bien son monde dans le homeland, mais il est question de faire une expérimentation consistant à fusionner le homeland du Kwazoulou et la province du Natal essentiellement composée d’anglophones d’origine britannique. C’est une opération importante parce qu’elle commande en définitive l’avenir des Zoulous face à l’autre force politique que représentent les Xhosas qui dominent largement le congrès national africain avec l’appui des Soviétiques qui en Afrique soutiennent les ethnies minoritaires. Il est clair que les Xhosas essaient de pénétrer dans le milieu des Zoulous, et l’un des moyens de faire échec à cette pénétration est précisément d’aller de l’avant et de fusionner autant que possible la province du Natal et le homeland du Kwazoulou. M. Botha laisse faire cette expérience qui doit cependant être acceptée par les Blancs du Natal.
• Pensez-vous qu’il puisse y avoir une évolution par le biais « un homme, une voix » ou par un développement des communautés qui se retrouveraient dans un parlement où Zoulous, Xhosas et Blancs seraient représentés en tant que tels ? Y a-t-il fin de la discrimination sexuelle, ce qui permettrait un métissage et accélérerait l’émergence d’une nouvelle Afrique du Sud ?
Depuis les réformes réalisées ces derniers temps, les mariages mixtes sont autorisés, mais cela ne change pas grand-chose car les métissages sont rares et il n’est pas douteux qu’ils le resteront.
Qu’il y ait un jour dévolution du pouvoir actuel de la minorité blanche, cela ne peut faire aucun doute. Le problème reste dans la méthode et l’approche. Une dévolution s’effectuant au niveau central de l’État serait certainement vouée à l’échec ; elle aboutirait à une radicalisation du pouvoir entre les mains des extrémistes et notamment de l’ANC. En revanche, une évolution plus positive est concevable : bâtir à partir des communautés de base (villes, municipalités, townships, etc.) des systèmes d’autonomie locale pouvant ensuite se fédérer dans le cadre d’un État confédéral. C’est pourquoi l’expérience de fusion du Kwazoulou et du Natal est intéressante parce qu’elle procède dans le bon sens, à partir de la base.
Quand on voit la répartition des populations en Afrique du Sud, on s’aperçoit que les Blancs sont minoritaires à l’échelle d’ensemble, mais ce n’est plus le cas si on envisage les choses circonscription par circonscription. À l’ouest d’une ligne allant de Durban au Cap, les Blancs conservent le poids d’une forte minorité avec laquelle on ne peut pas ne pas compter ou bien se trouvent à égalité avec les Noirs. Le problème se pose différemment selon qu’on envisage un État unitaire ou un État fédéral où chaque entité serait représentée en proportion de son importance.
• Toute évolution n’est-elle pas bloquée par la minorité afrikaner qui reste braquée sur des positions qui la rendent hostile à tout changement ?
Si le problème de l’Afrique du Sud est si poignant, c’est précisément en raison de l’isolement de cette communauté afrikaner qui a rompu toutes ses amarres avec l’Europe depuis le XVIIe siècle. Certes, elle peut être taxée d’immobilisme mais elle a des qualités évidentes : une extraordinaire ténacité, notamment, avec le souvenir du Grand Trek, c’est-à-dire le refus d’accepter la domination de l’impérialisme britannique dans la région du Cap. Les Afrikaners doivent être regardés avec sympathie, d’autant plus que les anglophones eux ont la double nationalité britannique et sud-africaine de sorte qu’ils peuvent aisément émigrer en Australie, aux États-Unis ou au Canada. Les Afrikaners ne peuvent aller nulle part ; ils se considèrent d’ailleurs comme une tribu africaine. Ils ont donc les réactions de toute minorité.
• Quelle est l’évolution démographique des Afrikaners ? La question me paraît importante étant donné le rôle que leur démographie a joué dès le départ.
Sur 4 800 000 Blancs en Afrique du Sud, 2 800 000 sont des Afrikaners. La démographie de ceux-ci, des anglophones et des juifs est pratiquement la même. En l’an 2000, les Blancs seront six millions, mais l’Afrique du Sud comptera alors 42 millions d’habitants dont 28 ou 29 millions de Noirs.
• Vous avez dit qu’au début l’Afrique du Sud était une ferme et une mine, qu’elle est maintenant une usine, mais c’est aussi un commerce et celui-ci est principalement aux mains de la communauté juive et je suis très frappé par l’étroitesse des liens entre Johannesburg, Tel-Aviv, New York. N’existe-il pas là un moyen tout naturel de tourner les sanctions ?
Celui-là existe effectivement, mais il y en a bien d’autres. Les Sud-Africains sont passés maîtres dans l’art de tourner les sanctions. Depuis pratiquement 1958 ils vivent en se jouant de celles-ci bien que depuis lors elles aient été constamment renforcées. L’Afrique du Sud a su se doter des moyens propres à limiter sa dépendance de l’étranger, notamment au sujet du pétrole. De plus, les exportations sud-africaines pourront fort bien, s’il le faut, porter la marque du Lesotho ou de tout autre État enclavé. L’Afrique du Sud a non seulement les moyens de faire échec aux sanctions, de les tourner, mais encore d’en tirer parti pour accélérer l’évolution de son économie. Bref, les sanctions sont plutôt un bienfait qu’une punition.
• Dans cette zone australe arrivent des armes : on avance des chiffres, mais qu’y a-t-il d’exact dans cette distribution d’armements dans les pays de la ligne de front ?
Une chose frappe l’état-major sud-africain : partout, ce sont les mêmes types d’armes qui arrivent, ce qui permettra de plus en plus d’assurer leur rotation, notamment en ce qui concerne les avions. Il y a effectivement des livraisons très importantes à l’Angola et ces armes ne sont pas totalement engagées contre l’Unita.
• Quelle est l’image exacte de l’Afrique du Sud aux États-Unis ?
L’image de l’Afrique du Sud aux États-Unis (1) ne se dégrade pas de manière passagère : l’évolution a commencé il y a une quinzaine d’années chez les démocrates et elle atteint les milieux républicains depuis deux ou trois ans, et cela semble bien être une évolution lourde. En France, nous n’avons pas une opinion publique très sensibilisée aux problèmes sud-africains comme aux États-Unis, mais nous avons une opinion noire en Afrique francophone ; il convient donc d’avoir un éclairage proprement français de la question.
• Peut-on vraiment parler d’une opinion en Afrique francophone ?
La visite en France de M. Savimbi a provoqué quelques réactions gouvernementales en Afrique, mais il y a un chef d’État, d’un pays avec lequel nous entretenons d’étroites relations, qui a protesté parce que le Premier ministre français n’avait pas reçu M. Savimbi : c’est le président Houphouët-Boigny. Il faut ensuite se rendre compte de la manière dont nous pouvons parler avec les Africains francophones ; le tout est de savoir si nous devons abdiquer notre souveraineté lorsque les avis des autorités africaines divergent des nôtres. Si la coopération aboutit à nous priver d’influence et à nous départir de notre politique, mieux vaut pas de coopération du tout avec qui que ce soit.
Il convient d’ajouter que lorsqu’on considère M. Savimbi comme un rebelle, on oublie qu’il est le chef d’une tribu majoritaire dans son pays et qu’il lutte contre des métis qui sont au pouvoir grâce aux Cubains. C’est en fonction de la même aberration que l’on présente les résistants afghans comme des rebelles.
• Que proposez-vous pour assurer à l’Afrique du Sud une sortie calme de la situation qu’elle connaît ?
Je remarque qu’actuellement existe une sorte de répit contrairement à la tension qui prévalait il y a deux ans. Les industriels sont favorables à des solutions modérées. Pour certaines raisons, il y a un blocage en haut de la pyramide, mais aux échelons inférieurs de la hiérarchie, les hommes publics participent à un intense débat sur la possibilité de compromis ou d’accommodements. Il y a partout en Afrique du Sud des initiatives sur le plan local. Il faut trouver la solution octroyant la sécurité à ceux qui contrôlent l’économie tout en élargissant la participation des Noirs, et c’est sans doute vers la voie fédérale qu’il convient de chercher une solution. On doit, à tout prix, éviter les dégâts d’une fâcheuse polarisation.
• Il est intéressant de tirer les enseignements d’une conférence internationale réunie chaque année par M. Franck Josef Strauss et qui comporte toujours une session consacrée à l’Afrique australe. Cette année, les délégués sud-africains ont tous condamné l’apartheid mais aussi les sanctions. Ils ont préconisé une solution d’inspiration démocratique et chrétienne sans être le moins du monde explicites quant à ses modalités. Le représentant des États-Unis n’a avancé aucune proposition d’origine occidentale pour sortir de l’impasse ; il s’est borné à recommander un compromis d’inspiration démocratique, il n’a pas caché ses doutes quant aux effets politiques des sanctions et il a déclaré, comme tous les autres intervenants, que leurs effets économiques seraient désastreux, à terme, pour la région et d’abord pour les pauvres.
C’est sur ce thème des sanctions que le représentant de l’Afrique du Sud a fait porter son intervention, proclamant d’abord la volonté de son gouvernement d’y faire face, assurant aussi que la stratégie était prête à cette fin, mais il n’en a pas moins brossé un tableau assez pessimiste du chaos qui en résulterait à terme, ce qui ne pourrait conduire qu’à des solutions totalitaires.
J’ai retiré une impression très pessimiste de ce débat, surtout en le comparant au passé. Avant 1983, les préoccupations stratégiques dominaient : implantation soviétique en Angola, au Mozambique et dans les autres pays de la ligne de front ; menaces sur les approvisionnements du monde libre, sur ses communications maritimes, etc. En 1983, lorsque fut approuvée la réforme de la Constitution sud-africaine bénéficiant aux Indiens et aux métis, est apparue une grande espérance. L’année suivante M. Pik Botha, face aux critiques sur l’apartheid, a répondu : c’est un problème à régler entre Africains, laissez-nous tranquilles. En 1985, le ministre sud-africain de l’Information qui présidait la délégation de son pays, a fait porter son intervention sur les médias : leur irresponsabilité favorise la violence, le terrorisme. Puis cette année le thème du délégué sud-africain fut : nous ou le chaos en mettant finalement le chaos sur le pavois. D’où mon pessimisme quant à l’avenir. ♦
(1) NDLR : sur cette question, les lecteurs pourront utilement se reporter à l’excellent article de Denise Artaud : « Minorités et consensus national : l’exemple des États-Unis » ; Défense Nationale, février 1987.