Afrique - Libye : l'épuisement d'un rêve - Somalie : une révolution anémiée
Depuis qu’il a renversé la monarchie sénoussiste au nom d’une interprétation très égocentriste du nassérisme, le colonel Kadhafi a cherché à concrétiser un rêve qui visait trois objectifs : parfaire l’unification de la nation arabe qu’il estimait avoir été amorcée par le président égyptien Nasser, et cela en dépit des déboires que celui-ci avait rencontrés dans ce domaine ; doter cette nation d’un contenu idéologique qui ne fût ni d’essence tout à fait religieuse ni de parenté marxiste mais d’apparence moderne, afin de cimenter l’union ; accroître l’influence libyenne, ou du moins son autorité propre au sein de la nation arabe, en s’efforçant de contribuer à la déstabilisation de parties du monde où des problèmes demeuraient insolubles, plus particulièrement en Afrique noire. Pour ce faire, il adapta son action politique aux diverses situations locales des pays situés immédiatement au sud du Sahara : en terre d’islam, il chercha à favoriser l’essor d’une religion débarrassée de l’emprise des sectes ; dans les États au pouvoir vieillissant, dont l’équilibre était facile à rompre, il put offrir à de jeunes ambitieux l’exemple et le soutien d’un régime original, dans lequel l’armée jouait un rôle important, sans rester toutefois, comme en Algérie, l’unique garant de l’unité nationale, ce rôle d’unificateur étant dévolu surtout aux jeunes membres fanatisés des « assemblées du peuple ». Le colonel Kadhafi pensait qu’une telle forme de gouvernement populaire pouvait convenir à des populations, déçues par l’absolutisme des partis uniques, manquant d’éducation et d’expérience politiques, abusées par les personnels mis en place à la hâte, au moment où l’octroi de l’indépendance était devenu un problème urgent, et qui, depuis lors, restaient accrochés aux privilèges qu’ils s’étaient accordés.
Bien que la Libye eût disposé, grâce aux exportations d’hydrocarbures, de moyens financiers considérables, elle ne put exercer, faute de vrais « croyants », une pression constante dans ces trois directions et appliqua, à l’action politique, la forme d’intervention des combattants du désert : le raid imprévisible, suivi d’un prompt retrait si l’entreprise n’avait pas provoqué les réactions souhaitées. C’est ainsi que se sont nouées et dénouées les différentes « unions » contractées par Tripoli avec des États voisins ou plus lointains, et que des interventions libyennes dans la vie politique du Sénégal, de la Gambie, de la Guinée-Bissau, du Niger, de presque tous les États d’Afrique occidentale n’ont pas pu servir à asseoir l’influence de l’idéologie kadhafiste dans la plupart de ces États. Le Burkina-Faso fait peut-être exception à cette règle quoique le président Sankara, s’il s’inspire de l’exemple libyen, entende modeler son pays selon des traditions africaines que Tripoli certainement rejette. Néanmoins, la constante pénétration religieuse par des « missions » financées par la Libye, l’influence charismatique exercée par le colonel Kadhafi sur une partie de la jeunesse laissent des traces, dont les dirigeants des pays du Sahel sont encore obligés de tenir compte : pour eux, les replis du « guide » de la Jamahiriya ne peuvent être considérés comme des échecs mais font partie de la tactique d’un État dans lequel la partie la plus active de l’opinion publique continue à mêler foi religieuse et action politique. Il n’en va pas de même pour les cadres de l’armée libyenne : lorsque celle-ci, qui est une force lourde, de type conventionnel, est engagée dans une opération lancée pour une cause politique, ses chefs sont amenés à juger que tout abandon de terrain conquis, souvent de haute lutte, représente un échec. C’est un sentiment qu’il ne faut pas négliger quand on étudie la situation actuelle du Tchad : un repli tactique des Libyens, obtenu par des moyens diplomatiques, pourrait entraîner l’armée à se dresser contre son président ; a contrario, celui-ci pourrait être conduit à ordonner une intensification des actions violentes pour éviter la réprobation de ses militaires.
Le colonel Kadhafi paraît estimer que le temps continue à travailler pour lui et que les succès de ses adversaires ne sont que des victoires à la Pyrrhus. Il n’en reste pas moins vrai que la situation internationale a évolué depuis quelques années, ce qui le dessert et ce qui n’a pas été sans frapper l’opinion la plus ouverte vers l’extérieur, de son pays, notamment celle de Tripolitaine. Le raid américain sur Tripoli, la présence quasi permanente de la flotte des États-Unis à proximité du golfe de Syrte, la réticence des Soviétiques à suivre le colonel Kadhafi dans tous les méandres de sa politique, le renforcement du régime tunisien avant que ne se pose le problème de succession, le fait que l’Égypte et le Soudan tendent à reprendre des relations normales, la rupture de l’Union arabo-africaine qui, à sa fondation, ne voulait pas concerner que la Libye et le Maroc, le difficile retour en grâce de Tripoli auprès du Polisario dont il avait abandonné un temps le patronage pour sceller son alliance avec Rabat, les conseils de modération que ne manque pas de prodiguer le gouvernement algérien qui aimerait plus une fédération du Maghreb respectant la personnalité de chaque État qu’une union soumise à une idéologie incertaine, la recrudescence d’un activisme religieux qui n’accepte pas la résonance laïque de la doctrine kadhafiste, enfin, les difficultés économiques qu’a rencontrées la Libye pendant la période durant laquelle l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) a décidé de précipiter la chute des cours du pétrole pour dissuader de rechercher des sources nouvelles, toutes ces données aussi variées que complexes ont transformé le climat international sur lequel le colonel Kadhafi avait modelé son rêve, sans avoir jamais pu disposer alors des moyens humains qui lui auraient permis de le réaliser. Ses partisans, sinon lui, s’aperçoivent que, dans tous les domaines, l’image de ce rêve ne peut que s’estomper.
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