Le défi celtique
Alain Guillerm est breton, comme son nom l’indique, et par conséquent celte. Il est aussi historien et sociologue, et, à ce double titre, disciple resté fervent jusqu’à la fin de Fernand Braudel, et disciple un moment révolté mais ensuite réconcilié de Raymond Aron. Il a été en effet « soixante-huitard » et fasciné alors par le mythe de l’autogestion, au sujet duquel il a écrit plusieurs ouvrages. Mais après, et fort heureusement, il s’est consacré à l’histoire maritime, en commençant par l’archéologie des constructions navales, pour aboutir à une réflexion sur les stratégies maritimes issues de la dissuasion. Au passage, c’est-à-dire à l’époque moderne, il a analysé avec érudition et talent les deux politiques navales qui se sont alors opposées, celle frileuse de la défense des côtes, toujours perdante, et celle audacieuse du grand large, le plus souvent victorieuse ; en bref la lutte entre « La pierre et le vent », pour reprendre le beau titre de son livre le plus récent, qu’avait préfacé son maître Fernand Braudel, quelques semaines avant sa mort. Aujourd’hui, avec « Le défi celtique », notre auteur nous présente un ouvrage très original, qui nous paraît constituer en quelque sorte la somme de ses réflexions « braudeliennes » sur les sujets précédents.
Pour Alain Guillerm, l’univers celtique, celui auquel ont appartenu « nos ancêtres les Gaulois », fut une sorte d’âge d’or. La société y était en effet parfaitement homogène et totalement indivise, sans classe, sans ville, et surtout sans État, repoussant même dans son principe le concept d’État. On y ignorait l’esclavage productif, ce qui n’empêcha pas, bien au contraire souligne l’auteur, l’innovation technique, puisque les Celtes ont été les inventeurs du tonneau, de la charrue, de l’attelage, des salaisons et de beaucoup d’autres choses encore. Par ailleurs, on y honorait le travail intellectuel, qui était confié aux druides, formés à leur rôle de prêtres, de juges et d’enseignants, à partir d’une sélection basée sur le seul mérite et qui se prolongeait pendant vingt ans. À part eux, tous les hommes, qu’ils soient agriculteurs ou artisans, étaient aussi guerriers, et les femmes elles-mêmes participaient au combat en tant que besoin. Quant au chef de guerre, élu, il était reconnu comme tel seulement pendant l’action.
C’est à partir de l’an 1000 av. J.-C. environ que les Celtes, issus de l’espace situé entre Bohême et Bourgogne, vont en quatre siècles se répandre peu à peu sur la moitié de l’Europe, depuis la Thrace jusqu’à l’Irlande. C’est-à-dire, notamment dans ce qui deviendra la France (amputée de son Sud), où on les appellera les Gaulois, et jusqu’en Armorique, en Bretagne (la Grande), en Galice et en Lusitanie, atteignant ainsi l’océan. Eux, qui à l’origine n’étaient nullement marins, exploitaient alors les routes maritimes de l’étain et de l’ambre, en liaison avec les Carthaginois, dont la base avancée en direction de l’Atlantique était à Gabès (l’actuel Cadix), et ils s’entendaient bien par ailleurs avec les Hellènes. La civilisation celte s’imposera ainsi à toute l’Europe non méditerranéenne.
Mais les Romains vont s’emparer de Carthage (146 av. J.-C), puis absorber progressivement la Gaule et l’Espagne celtibère. À peu près en même temps que Vercingétorix sera défait sur terre, les Vénètes de l’Armorique subiront un désastre naval au large du Morbihan (56 av. J.-C). Leur flotte, composée d’environ 200 vaisseaux à voiles (Ponto d’origine punique) sera à peu près totalement détruite par les trirèmes romaines à l’aviron (construites sur la Loire par des charpentiers gaulois « réquisitionnés ») ; et cela grâce à leur arme nouvelle, sorte de longue faux articulée destinée à couper les cordages des voiles vénètes. La conquête de la Grande-Bretagne, face à la résistance celte conduite par des druides, durera ensuite quarante ans ; elle exigera la création d’une nouvelle flotte romaine de trirèmes basée à Boulogne, la « Classis Britannica Romania ».
C’est de la « diaspora » des Vénètes que l’Armorique d’abord et la Grande-Bretagne ensuite hériteront leur vocation maritime, qui se manifestera curieusement par le maintien de leur monopole sur le trafic trans-Manche, mais aussi par une piraterie très active menée par les Celtes invaincus d’Écosse et d’Irlande. Ce sont eux qui apporteront à celle-ci le christianisme, après l’enlèvement de Saint-Patrick (Ve siècle). Et c’est la volonté de diffuser le message chrétien qui fera de Saint-Brandan le plus grand navigateur de tous les temps (VIe siècle) ; dans son « coracle » en peau de bête et à l’aviron, il découvrit en effet très probablement l’Amérique, c’est-à-dire bien avant les Vikings, dans leurs « drakkars », dont on sait maintenant qu’ils ont largement précédé Christophe Colomb. L’Irlande, bien que chrétienne, restera sans Église et sans État grâce au monachisme, et donc vraiment celtique. Cette situation durera jusqu’au XIIe siècle où l’Église romaine y pénétrera avec la réforme cistercienne, puis les Anglais, avec Henri II Plantagenet.
Les Celtes ont donc prolongé jusqu’à cette époque leur défi à la romanité de l’Occident ; défi de société, mais aussi défi culturel, puisque leur culture sera diffusée dans toute l’Europe par leurs moines et leurs conteurs. Ensuite, au cours des XIIIe et XIVe siècles, trois de leurs derniers refuges, les Galles, l’Irlande et l’Armorique, seront absorbés par l’Angleterre et la France. Et au XVIIe siècle, ce sera le tour de l’Écosse, lorsque Jacques Stuart deviendra roi d’Angleterre. L’erreur historique des Celtes aura été de ne pas s’être débarrassés des Saxons alors qu’il en était temps encore, puisque le cours de l’histoire en aurait été bouleversé, et en particulier celui de l’histoire de France. Mais c’est grâce à eux que l’Angleterre deviendra une grande nation maritime, et aussi que la France conservera une certaine vocation en direction du grand large, vocation dont elle a hésité trop souvent à se servir. L’époque actuelle y paraît pourtant favorable, ne serait-ce que pour que l’Europe y reste présente, puisque nos amis britanniques semblent avoir renoncé à la leur. « Le défi celtique » est également actuel dans la mesure où nos sociétés sont à la recherche, un peu partout, de « moins d’État ».
C’est nous qui nous permettons d’ajouter ces deux dernières remarques ; elles indiquent en effet combien l’ouvrage d’Alain Guillerm peut être riche en réflexions d’actualité, et par suite en réflexions de prospective. L’histoire comprise comme un outil en la matière, tel était, semble-t-il, l’objectif que poursuivait Fernand Braudel, et est en tout cas l’utilité majeure que nous lui reconnaissons, quant à nous. Pour cette raison, la présentation de ce livre nous paraît répondre à la vocation de notre revue. ♦