Défense en France - Faut-il avoir peur de la négociation sur les euromissiles ?
En annonçant, le 28 février, que l’URSS renonçait à l’exigence, formulée lors du Sommet de Reykjavik (1986), de lier la négociation sur les euromissiles à celles concernant les projets d’armes spatiales, le numéro un soviétique Mikhail Gorbatchev a fait sensation. Bien plus même, le 6 mars, le chef de la délégation soviétique à Genève, Youri Vorontsov, a affirmé que Moscou accepterait toutes les vérifications concernant l’élimination des missiles et qu’elle était disposée à discuter du retrait des armes nucléaires à courte portée installées en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie.
Ainsi les négociations bilatérales américano-soviétiques qui comportent trois dossiers, les forces nucléaires de portée intermédiaire, les forces nucléaires stratégiques et les armes spatiales, se trouvaient-elles tout à coup débloquées. En fait, ce n’était une surprise que pour ceux qui n’avaient suivi ces négociations que de loin et qui pensaient que M. Gorbatchev en proposant de façon spectaculaire, le 15 janvier 1986, d’entamer un processus conduisant à l’élimination des armes nucléaires dans le monde avant la fin du siècle voulait surtout se donner l’image d’un pacifiste sans avoir à en payer le prix. Mais de là à imaginer qu’il en viendrait finalement à adopter sur les euromissiles, c’est-à-dire les SS-20 soviétiques, les Pershing II et les missiles de croisière américains, la fameuse « option zéro » jadis avancée par l’Otan, il y avait loin.
Pris à contre-pied par ce qui leur apparaissait comme une volte-face, les Occidentaux, après avoir réagi en ordre dispersé, ont finalement adopté, à quelques nuances près, une attitude favorable sous condition que le désarmement soit équilibré et contrôlé, et qu’en particulier soit également négocié le retrait des armes dites de courtes portées – les SS-21, SS-22 et SS-23 – dont certaines, par leur précision (50 mètres) et leur allonge (1 000 kilomètres) sont tout aussi dangereuses que les SS-20 pour une grande partie du continent européen.
Nonobstant l’émoi initial de certains cercles politiques, ce fut aussi l’opinion exprimée par la France, par la voix de son président, étant bien entendu une nouvelle fois que la force de dissuasion française ne saurait en aucun cas faire l’objet de négociations.
La France, qui n’appartient pas au groupe nucléaire de l’Otan, n’est en rien partie aux négociations évoquées, mais elle ne peut, à l’évidence, s’en désintéresser, pas plus que sa stratégie et son action ne peuvent faire abstraction du contexte international que ces négociations sont susceptibles de transformer. Sans perdre de vue que le désarmement n’est pas une fin en soi mais un autre moyen en vue de la sécurité, essayons d’apercevoir comment le paysage politico-stratégique peut être modifié par l’engagement de ce processus d’élimination des armes nucléaires dites intermédiaires (INF) en Europe.
D’aucuns (1) ont dit – et c’est probablement juste – que le déploiement des SS-20 avait résulté plus sans doute de la routine bureaucratique de l’URSS, avec toute la pesanteur et la rigidité des plans accordant la part belle au clan militaire auquel Brejnev n’avait rien à refuser, plutôt que d’une volonté délibérée de violer l’esprit de la détente en exploitant sans vergogne un créneau laissé vacant par les accords SALT (Accords pour une limitation des armements stratégiques).
Prenant tardivement conscience du danger, les États-Unis, poussés par les Européens et notamment les Allemands, ont réagi comme on le sait par la double décision de l’Otan de 1979, qui aboutit à la mise en place à partir de 1983 des Pershing II et des missiles de croisière américains. C’est alors que les Européens ont découvert qu’outre le rééquilibrage ainsi opéré, ces armes avaient une autre vertu, celle de garantir le « couplage » des défenses des États-Unis et de l’Europe : un agresseur visant à la conquête de l’Europe devrait en effet s’attendre à ce que leur tir atteigne la Russie, et il serait alors mis face à l’alternative d’encaisser les coups en limitant sa réaction à l’Europe mais en s’affaiblissant face à l’arsenal américain, ou de réagir lui aussi contre le territoire américain en risquant alors l’apocalypse.
En fait, c’est la combinaison de deux éléments qui garantit ce couplage : la présence des troupes américaines et celle des Pershing sur le territoire allemand, les États-Unis ne pouvant sans déshonneur faire retraiter les premières en laissant tomber leurs armes nucléaires entre les mains de l’agresseur. Et c’est pourquoi la disparition de l’un de ces éléments, en l’occurrence les Pershing et les missiles de croisière, apparaît si dangereuse à certains cercles politiques français.
Les Soviétiques proposent bien que non seulement chacune des parties garde 100 missiles en Asie et en Alaska, mais encore que les Américains gardent dans leurs stocks, aux États-Unis, les euromissiles retirés. C’est alors que resurgit le problème bien connu du déséquilibre géostratégique : qu’il s’agisse d’armes intermédiaires à longue ou à courte portée, il est plus facile de ramener vers le théâtre Centre-Europe des armes situées sur le territoire russe que de faire refranchir l’océan à celles qui auraient été rapatriées en Amérique.
La négociation, tant sur ce point que sur les vérifications in situ, sera donc longue et délicate. Il ne faut cependant pas la refuser a priori car il faut avant tout tenir compte des circonstances historiques dans lesquelles elle va s’engager.
Pour qui reprend les étapes par lesquelles les négociations américano-soviétiques sont passées (2) depuis l’arrivée au pouvoir en mars 1985 de Mikhail Gorbatchev, il est évident que le nouveau maître du Kremlin a décidé d’accélérer le cours des choses en payant le prix fort pour avoir les mains libres à l’intérieur. Engagé dans un programme audacieux de clarification (glasnost : transparence) et de restructuration (perestroïka) du système soviétique (3) dont la sclérose s’est accentuée sous les règnes déclinants ou éphémères de ses prédécesseurs, face à une nomenklatura qui redoute le changement et à des milieux populaires qui en attendent peut-être trop, le numéro un soviétique est un homme pressé. Il a besoin d’un succès rapide et il compte l’obtenir grâce à la moindre résistance d’un président américain ébranlé par l’Irangate : « Notre politique internationale est plus que jamais déterminée par notre politique intérieure », déclare-t-il le 16 février 1987 au Kremlin. Il y a donc là une chance historique à saisir, mais pas à n’importe quel prix.
Diminuer sensiblement le nombre d’armes nucléaires susceptibles de s’abattre sur notre pays, quel homme sensé refuserait de considérer cet objectif, surtout si de surcroît ce rééquilibrage valorise les forces françaises ? Certes, il est vain de croire à la possibilité d’une élimination totale de l’arme nucléaire et il n’y a pas de substitut à la dissuasion qu’elle inspire : une dénucléarisation totale de l’Europe ne tarderait pas à la désigner comme champ de bataille privilégié des deux Grands. Il n’est par contre pas absurde de viser au retrait de ceux des missiles qui sont les plus dangereux, ceux qui en quelques minutes de trajet peuvent créer l’irréparable. Subsisteraient alors, outre les missiles intercontinentaux SLBM (Submarine Launched Ballistic Missile) ou SSBM (Surface-to-Surface Ballistic Missile), ceux des représailles suicidaires ou posthumes, irrationnelles et cependant possibles, les chasseurs bombardiers, les missiles de croisière éloignés et les armes à très courte portée. La dissuasion nucléaire ne serait pas abolie mais plus stable, et l’Europe rendue moins explosive en cas de tension. Cela ne vaut-il pas la peine d’être discuté ? Après entente préalable entre Européens bien sûr : tel a été le but de la visite de Mme Thatcher à Paris et à Bonn, avant de se rendre à Moscou, et de la réunion, au château de Chambord le 29 mars, du Président français, François Mitterrand et du Chancelier allemand, Helmut Kohl.
Quelle que soit l’issue finale de la négociation soviéto-américaine, la proposition spectaculaire de M. Gorbatchev aura eu le mérite de faire progresser l’union des Européens en vue de leur défense.
31 mars 1987
(1) Notamment M. Tatu : La bataille des euromissiles, Fondation pour les études de défense nationale et Éditions du Seuil.
(2) Voir les documents de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), notamment le document n° 1075 sur le désarmement de M. Amadei.
(3) Voir le très intéressant reportage de Noël Darbroz et ses articles dans La Croix des 3, 4, 5 et 6 mars 1987.