« Qu'est-ce que la civilisation ? De quoi étions-nous si fiers, habitants de ce petit cap déchiqueté sur quoi s'est abattue la misère, Juste conséquence de nos guerres incessantes, de nos égoïsmes, terrible témoignage de notre impuissance à gouverner le monde dont pourtant nous nous crûmes un moment les maîtres ? » Ainsi l’historien et philosophe de l’histoire qu’est l'auteur interpellait-il les Européens dans son Essai sur la civilisation d’Occident (T. I : Les hommes; A. Colin, 1950 ; p. 234). À l’époque, l’Europe a peine surgie de ses ruines n’avait encore d’autre unité que celle de la peur. Elle se cherchait, elle se cherche encore. Elle ne se trouvera que dans une civilisation qui ne sera pas seulement économique ou scientifique. À ses peuples il faut rendre une nouvelle espérance et proposer une mission : « civiliser l’Europe pour civiliser le monde ». Mais savons-nous bien ce que c’est que « civiliser » ? L'auteur nous invite à en retrouver le sens dans notre propre histoire. Cet article est la suite d’une conférence qu’il a faite sur ce thème le 19 juin 1973 à l’Institut des hautes études de défense nationale.
Existe-t-il une civilisation européenne ?
Le sujet de cette conférence m’a été proposé sous forme interrogative, c’est là un signe des temps. Jusqu’aux antécédents de la deuxième guerre mondiale, personne n’eut mis cette existence en doute ; et les Européens du XIXe siècle eussent même, dans leur majorité, pensé que la civilisation était un privilège exclusif de l’Europe. Qu’en reste-t-il depuis les excès du racisme et les échecs des colonisations ? L’Europe est tronçonnée, sa civilisation appartient au passé, et notre étude doit être celle des conditions d’une renaissance.
D’ailleurs il n’est pas nouveau que le destin de l’Europe soit lié à de grandes vicissitudes. Son axe s’est déjà retourné au moins une fois ; au Sud, lors de l’Antiquité méditerranéenne, au Nord depuis les découvertes maritimes. Synonyme de changements, la civilisation européenne a été une réussite tardive ; réunion d’héritages, elle a revivifié les restes de beaucoup de cultures mortes. L’art chrétien le plus original a été traité de gothique bien avant que ne prenne fin le droit divin des rois ; depuis, les frontons de nos églises, de nos palais et de nos banques ont voulu imiter l’Ionie. Notre arbre généalogique est plus ancien encore ; nous avons un alphabet comme les Phéniciens, et nous comptons les heures comme les Babyloniens. Aucun autre continent n’a aussi hautement prouvé combien les sénescences et anéantissements, comme aussi les déplacements et les transplantations constituent les contreparties inéluctables de la fécondité. Aujourd’hui encore, l’Europe connaît le même sort contradictoire, cette fois à son détriment ; ses holocaustes ont accompagné le grandissement des deux empires nés d’elle et qui pèsent sur elle à l’Ouest et à l’Est.
S’il fallait que civilisation fut synonyme de continuité, la Chine en fournirait le modèle. L’histoire en remonte d’un seul trait jusqu’aux plus vieilles origines situées sur le même lieu. Aujourd’hui et encore après la Révolution Culturelle, la vénération pour un homme et un livre n’est pas sans rappeler les rites grâce auxquels la tradition confucéenne se conserve. Rappelons que l’Empire du Milieu tirait sa certitude de cette fidélité et de cette permanence. À l’époque de la Révolution Française et de ses guerres, Chien Lung pouvait bien se croire revêtu d’une autorité morale sans égale quand, recevant l’ambassadeur Macartney, il s’adressa au roi d’Angleterre dans les termes suivants :
Il reste 91 % de l'article à lire