Défense à travers la presse
Il y a des mois où Hérille est submergé par la pâture que lui offrent les éditorialistes ; force est alors d’opérer une sélection en cherchant à éviter les redites. En cette fin de février, c’est plutôt la disette qui prévaut. L’information est fournie sur le déroulement des négociations de Genève visant à la suppression de la moitié des arsenaux stratégiques des deux superpuissances, mais tout ayant déjà été évalué en la matière, les commentateurs s’abstiennent d’intervenir, attendant probablement la signature de l’Accord pour en analyser les conséquences. Il est vrai aussi que la campagne électorale capte toute l’attention du public et qu’il serait sans doute vain de chercher à l’attirer sur des questions qui ne lui semblent pas d’importance immédiate.
Puisqu’on nous assure qu’une nouvelle détente est en bonne voie, pourquoi irions-nous rechigner en arguant de l’existence de sujets délicats ? Ne voit-on pas ici ou là surgir la crainte que la flambée du nationalisme arménien en URSS ne fasse obstacle aux bonnes intentions de M. Gorbatchev ? L’opinion publique a besoin d’être rassurée et entre aisément dans le jeu de ceux qui s’en préoccupent. Dès lors pourquoi bouderions-nous à l’annonce faite par le chef du Kremlin d’un retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan à partir du 15 mai ? N’est-ce pas aussi important médiatiquement que l’éviction de Mourousi du journal de 13 heures à la télévision et bien moins frustrant ?
Comme M. Bouygues, ne voilà-t-il pas que M. Gorbatchev vient bousculer nos habitudes. Depuis tant d’années que nous appartenions à la génération de la résistance afghane ! Les journalistes sur place nous en faisaient vivre les espoirs et les incertitudes : ça n’avait pas le taux d’audience de Dallas avec l’affreux John Ross Ewing (dit J.R.), mais tout de même ! Voici que M. Gorbatchev, entiché subitement des droits de l’homme et des peuples va nous en priver. Ne nous lamentons pas trop vite, cependant, car les commentateurs ne nous prédisent pas des lendemains qui chantent.
D’abord l’éditorialiste du Monde (10 février 1988) nous présente les difficultés de l’opération telle qu’elle est envisagée par Moscou :
« Les concessions faites par M. Gorbatchev sont soumises à une condition : que les négociations pakistano-afghanes qui vont reprendre le 2 mars à Genève sous l’égide du médiateur de l’ONU aboutissent. Que veut dire par là le secrétaire général ? Essentiellement une chose : le retrait soviétique ne doit pas se transformer en débâcle pour les contingents de l’Armée rouge qui ont déjà subi assez de pertes. Il faut donc que le Pakistan accepte de fermer son territoire aux armes qui alimentent la résistance et qu’il canalise le retour au pays des millions de réfugiés afghans installés sur son territoire. Il faut aussi pour Moscou que les États-Unis se décident à mettre un terme à leur aide, qu’ils cessent en particulier les livraisons des fameux Stinger, ces missiles sol-air qui sont pour beaucoup dans la défaite militaire subie par l’URSS… Il est peu probable malheureusement qu’un accord définitif ramène la paix en Afghanistan : le départ des Soviétiques, même s’il constitue une première dans l’histoire du communisme, va sans doute se traduire par de sanglants règlements de compte, non seulement entre les gens de Kaboul et la résistance, mais aussi entre les différentes tendances de cette dernière ».
On retrouve les mêmes craintes en fin du commentaire de Noël Darbroz qui, dans La Croix du même jour, est d’autant plus attentif à ce qui va se passer que ce désengagement soviétique pourrait bien être la première confirmation des intentions affichées par le Kremlin :
« C’est un test imparable pour mesurer la sincérité de Gorbatchev « le pacifique ». Ayant hérité, en arrivant au pouvoir, d’un conflit de type vietnamien où l’armée soviétique n’a cessé de s’enliser, qui à l’intérieur de l’URSS a fini par susciter interrogations et doutes et même colères dans les familles des soldats tombés en terre étrangère, M. Gorbatchev ne pouvait tergiverser plus longtemps. Vis-à-vis de l’opinion publique soviétique, secouée par les reportages en direct sur la guerre d’Afghanistan, et quitte à susciter le mécontentement du lobby militaire qui n’aime, dans aucun pays, perdre les guerres, Gorbatchev devait trancher… Dès maintenant du reste le problème se déplace. Car que va faire la résistance de sa victoire ? Elle est désunie et la bataille risque de se poursuivre entre ses différentes composantes, la fondamentaliste étant la plus dangereuse pour l’avenir même du pays… Comment éviter que le chaos ne succède à la destruction ? L’URSS quitte un bourbier mais le bourbier demeure ».
Une situation créée par l’éviction du prince Daoud en avril 1978 fut la première étape d’une tentative de mainmise soviétique sur le pays. L’Occident, toujours prisonnier de la mauvaise conscience que lui inculque une idéologie adverse, ne fit rien, alors qu’il avait précédemment assisté à un phénomène similaire en Éthiopie : il suffisait de prétendre que ceux qui se réclament des pauvres venaient de se saisir du pouvoir. La suite, les pauvres la connaissent.
Dans Le Figaro (10 février), Jacques Jacquet-Francillon s’insurge contre le fait qu’il soit permis d’applaudir M. Gorbatchev en la circonstance :
« Voilà que déjà, çà et là, certains sont tentés de saluer la décision de Mikhaïl Gorbatchev comme une victoire de la raison, comme la démonstration évidente de la pureté de ses intentions, de sa bonne foi, comme l’argument irréfutable qui prouverait que l’on peut vraiment négocier avec cet homme de paix. On peut, certes, traiter avec lui, mais seulement si l’on est résolu à ne pas transiger sur l’essentiel et à ne pas confondre ses faiblesses avec sa force. Or, c’est bien là ce qui vient de se passer. C’est pour cela que Gorbatchev a dû se résoudre à l’impensable, la première défaite d’un pays communiste sur une terre conquise… En fin joueur d’échecs, il a pensé un moment que le cadre de la grande négociation sur le désarmement nucléaire lui offrirait l’opportunité de marchander la compréhension des Américains. Ils trouveraient, pensait-il, intérêt à l’aider à se tirer du bourbier en échange de quelques concessions. Reagan n’est pas tombé dans le piège… Dès lors la retraite était inéluctable. Il reste au premier soviétique à éviter sa Berezina et à s’épargner une humiliation qui rappellerait le pitoyable dernier carré des G.I. de Saigon. Son ultime exigence, le succès de la négociation pakistano-afghane, apparaît bien illusoire. L’heure est passée où il pouvait poser des conditions ».♦
Sic transit…