Ce monde désormais fini, plein de violences et de tensions, qu’a-t-il de commun avec celui du Congrès de Vienne et de Metternich auquel le professeur Henry Kissinger consacra jadis sa thèse d’agrégation ? Le Secrétaire d’État américain peut-il espérer y établir un équilibre basé sur la modération des principales puissances ? C’est à de telles questions que répond l'auteur, professeur agrégé de droit.
Un stratège civil : Henry Kissinger
Dans une chronique sur les stratèges civils américains, parue dans le supplément littéraire du « Times » du 14 novembre 1963, Alun Gwynne Jones, futur ministre du désarmement du cabinet travailliste britannique, classait Henry Kissinger parmi les rares « politiques » de la stratégie, très minoritaires face à leurs collègues économistes. De fait, par ses méthodes comme par ses objectifs, l’analyse stratégique se rapproche plutôt de la science économique. Utiliser de manière optimale les ressources disponibles en vue d’atteindre certains buts sociaux : comme l’a montré Bernard Brodie, nombre de concepts de base de l’économie — utilité marginale, coût d’opportunité — pourraient être transposés dans le domaine de la stratégie et les instruments d’analyse quantitative préparent à cette conception « coût-efficacité » qui devait régir le département de la Défense sous le secrétariat de M. McNamara. Pour les « politiques », au contraire, la stratégie s’insère dans le cadre plus général du combat politique : les chances de succès, la justesse d’une décision doivent être jugées en fonction des perspectives politiques, non des ressources économiques. Et lorsque, comme Kissinger, le politique est d’abord un historien, il renoue — en apparence — avec la conception la plus classique de l’analyse stratégique, celle de l’époque où les historiens militaires recherchaient dans les conflits du passé les leçons à retenir pour l’avenir…
Historien ou économiste, le stratège civil est un personnage fort récent. Jusqu’au second conflit mondial, les études stratégiques étaient évidemment le fait exclusif de soldats de métier bien connus — Clausewitz, Jomini, Ardant du Picq, Alfred Tayer Mahan, Giulio Douhet… En outre, traditions propres à chaque armée et axiomes élémentaires complétaient l’intuition de l’officier et pouvaient résoudre les principaux problèmes militaires. « Les méthodes changent, les principes ne changent pas » : la maxime de Jomini porte témoignage pour un temps marqué par un certain immobilisme de la technologie de l’armement, les progrès n’intéressant que des armes d’importance tactique.
L’extraordinaire nouveauté des conditions du métier militaire à partir de la deuxième guerre mondiale ne pouvait pas ne pas affecter l’élaboration des doctrines stratégiques. Le bombardier avait déjà porté le conflit au-delà du champ de bataille. L’apparition de l’arme atomique fut, d’emblée, ressentie comme constituant un changement stratégique fondamental : la puissance de destruction accumulée, la perspective d’une guerre totale à mener dès les débuts d’une éventuelle confrontation, impliquaient que toutes les grandes décisions stratégiques — choix des systèmes d’armes, des déploiements, des objectifs — seraient prises avant l’ouverture des hostilités, avant la relève des civils par les militaires. L’ampleur des progrès techniques, voire des révolutions techniques successives, réduisait l’intérêt du simple bon sens professionnel, imposait l’appel à des analystes de haute formation scientifique. Sans doute ne faut-il pas mythifier la démarche des nouveaux stratèges : les problèmes importants de la stratégie, ceux qui influencent le destin des nations, ne se prêtent guère à une véritable analyse car ils seront toujours grevés de jugements de valeur… Il reste que la création d’institutions autonomes ou liées aux différentes armes — comme la Rand Corporation, le Centre des Affaires Internationales de l’Université Harvard, l’Institut de Recherches de Stanford… — devait jouer un rôle décisif en développant l’intérêt comme l’aptitude de ceux qui prirent part à de tels programmes de recherches. Clausewitz et Jomini cédaient la place à ce Dr. Folamour incarné à l’écran par l’acteur Peter Sellers ce Folamour, brouillon et imperturbable, qu’Henry Kissinger aime tant imiter, paraît-il, devant ses amis… Imitation ou parenté profonde ? Comme Folamour, Kissinger est d’origine européenne ; comme lui, il est devenu célèbre en tant que « spécialiste de la guerre nucléaire » — avec son ouvrage « Nuclear Weapons and Foreign Policy », paru en 1957 : comme lui, il a pu accéder au Saint des Saints — le bureau le plus proche du Salon Ovale de la Maison Blanche… avant la consécration finale du Département d’État.
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