Tiers Monde islamique, Tiers du monde ?
Les livres et les articles se sont multipliés ces temps derniers pour traiter du réveil de l’islam, ou encore de son renouveau, de sa marche, de sa montée, voire de son déferlement. Ils analysent en général le phénomène d’un point de vue idéologique, qu’il s’agisse des aspects permanents de l’islam « religion culture » ou de ses déviations révolutionnaires contemporaines. Tel n’est pas le propos de Georges de Bouteiller, arabisant distingué et observateur particulièrement averti, puisqu’il a représenté notre pays en Arabie saoudite pendant sept ans. C’est en effet au dynamisme silencieux et par suite mal connu de l’Islam « communauté », – l’Islam étant alors écrit avec une majuscule pour bien le distinguer du précédent –, qu’il consacre son nouvel ouvrage.
Dans une première partie, il nous expose d’abord l’expansion continue de l’Islam ainsi compris, tant dans son espace géographique que dans sa population. Parti du monde arabe, il s’est répandu d’abord en Europe et en Asie méridionales, puis en Afrique noire, dans le sous-continent indien et en Asie du Sud-Est. Et maintenant il s’étend encore sous nos yeux, puisqu’il continue à faire des adeptes tant à l’intérieur des pays déjà fortement islamisés qu’à l’extérieur, et jusqu’en Corée du Sud par exemple, nous raconte l’auteur. Quant à la population de cet espace islamique, actuellement voisine du milliard, elle pourrait doubler d’ici une quarantaine d’années, étant donné son fort taux d’accroissement annuel, atteignant alors le tiers de celle escomptée pour notre planète, prospective qui justifie le sous-titre du livre : « Tiers du monde ? ». L’auteur évoque ici bien entendu quelques-uns des problèmes très sérieux qui résulteront de cette situation pour l’Occident, problème que nous avons déjà eu l’occasion de souligner dans cette revue en analysant le dernier rapport Ramsès de l’Ifri (Institut français des relations internationales) qui leur a consacré une de ses études thématiques, l’autre étude ayant justement traité de l’islam.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Georges de Bouteiller nous montre combien l’espace islamique ainsi défini a conservé de façon générale sa spécificité culturelle. Il souligne à ce propos l’opposition de principe qui existe dans leurs systèmes d’idées et de valeurs entre l’islam et la civilisation occidentale moderne. Il nous rappelle les échecs des tentatives d’adaptation aux pays islamiques des modèles occidentaux, qu’ils soient socialistes ou euro-américains. Il observe que la tendance actuelle dans ces pays est de rechercher dans l’islam lui-même la solution des problèmes de notre temps, et à cet égard – c’est nous qui le notons – l’évolution de la Tunisie nous paraît mériter d’être suivie avec une particulière attention. L’auteur souligne enfin l’arabisation croissante de l’Islam contemporain, par le développement de la langue et de la culture arabes parmi les populations islamisées d’Afrique noire, du sous-continent indien et d’Asie du Sud-Est, ce qui renforce son homogénéité.
Passant alors de la culture à la politique dans la troisième partie de son ouvrage, Georges de Bouteiller nous décrit le développement de ce qu’il appelle l’« Islam des patries » et l’« Islam communautaire », avant d’évoquer l’avenir de la « nation islamique ». L’Islam des patries est pour lui l’ensemble des 43 nouveaux États souverains (21 du monde arabe, 13 d’Afrique noire, 3 d’Asie du Sud-Ouest, 3 d’Asie du Sud, 3 d’Asie du Sud-Est), qui ont affirmé leur volonté de se déclarer islamiques parce que leur population est en totalité ou en majorité musulmane et que l’islam occupe une position officielle dans l’État. Tout est parti de l’Arabie saoudite, qui a fait adopter en 1972 la Charte de l’« Organisation de la conférence islamique », institutionnalisant la solidarité et la coopération dans tous les domaines entre États ayant un nombre « substantiel » de musulmans. Son secrétaire général permanent, installé à Djedda, est l’animateur de ces institutions qui comportent une vingtaine de filiales, commissions et agences, le tout constituant ce que notre auteur appelle l’« Islam communautaire ». Il en analyse les actions et tendances dans le domaine politique et culturel, en observant qu’elles se sont montrées le plus souvent modérées. Enfin il nous présente la « Ligue islamique mondiale », créée en 1962, c’est-à-dire antérieurement, sous l’impulsion également de l’Arabie saoudite et dont le siège est à La Mecque. Elle regroupe toutes les communautés musulmanes de la planète, autour de l’idéal spirituel islamique. Jouant ainsi un rôle très actif dans l’expansion actuelle de l’islam à l’échelle mondiale, elle cherche à donner un sens au concept de « nation islamique », qui est déjà une réalité idéologique s’exprimant parfois en langage politique.
La quatrième et dernière partie de l’ouvrage traite de la coopération interislamique dans le domaine économique. Après nous avoir rappelé les atouts et les handicaps des pays islamiques en la matière, les inégalités de richesse et de pauvreté qui existent entre eux (le PNB par tête y varie de 21 340 dollars à 150), les programmes d’industrialisation que les pays pétroliers ont lancés, les échanges de main-d’œuvre qu’ils effectuent, l’auteur nous expose les efforts entrepris par l’Islam communautaire pour aider les pays pauvres du Tiers-Monde islamique. L’animateur est la Banque islamique de développement, entraînant avec elle les fonds arabes de développement, les gouvernements et les banques locales, le fonds de développement de l’Opep, et indirectement les différents fonds occidentaux et internationaux d’aide au Tiers-Monde. L’auteur décrit ensuite les dispositifs de coopération multilatérale interislamique mis en place au niveau interarabe ou régional, tel le Conseil de coopération du Golfe, ainsi que le rôle joué par les sociétés mixtes ou multinationales islamiques. Enfin il évoque, mais alors avec scepticisme, l’objectif que s’est fixé la Ligue arabe de constituer un « marché commun » à l’instar de l’Europe occidentale.
Georges de Bouteiller conclut sa minutieuse et très documentée analyse par la constatation que cet Islam silencieux, représentant bientôt – répétons-le – « le tiers du monde », a fait ces dernières années bien davantage pour son expansion à la surface du globe et pour l’aide au quart-monde musulman que les mouvements se réclamant de la « Révolution islamique ». Il représente de la sorte une troisième force en puissance entre l’Est et l’Ouest, qui mérite d’être comprise et encouragée. Aussi, face aux graves menaces que constituent le prolongement de la guerre du Golfe et la résurgence du problème palestinien, est-il important pour nous de suivre avec intérêt et bienveillance les efforts de l’Arabie saoudite, puisqu’elle est à la fois le centre spirituel, politique et financier de cet Islam silencieux. Arabie saoudite, qui reste « Cité de Dieu, cité des affaires, puissance internationale », pour reprendre le sous-titre du beau livre que Georges de Bouteiller lui avait consacré il y a quelques années, et que nous avions eu alors le privilège de présenter aux lecteurs de cette revue.♦