Défense à travers la presse
En ce mois de campagne électorale, les problèmes de défense n’ont pas eu l’avantage de retenir l’attention ni des candidats ni de l’opinion. Voyons-y l’effet d’un consensus qui pour être constamment mis en avant pourrait bien masquer quelques divergences, notamment dès lors que serait abordée la question de l’unification européenne. Nous n’en sommes pas encore là et le sujet de ce mois reste à coup sûr l’Accord de Genève sur l’évacuation des troupes soviétiques d’Afghanistan.
Nul ne doutera que la paix soit un grand bien. Pour se l’assurer, l’Afghanistan aurait dû de toute évidence s’appliquer à briser un grand État constituant une menace constante. Ne le pouvant, et cet État ayant agi de manière à envoyer ses divisions fouler le sol afghan, restait à s’en défaire par une guerre opiniâtre. Voici le but bientôt atteint, mais il va maintenant falloir établir la paix entre Afghans et pour ce faire il conviendrait de réunir les factions et les partis qui vivent de la division. L’affaire ne paraît pas plus aisée. Quoi qu’il en soit, l’Otan n’a pas manqué d’applaudir à cet Accord dont elle espère une nouvelle amélioration des relations Est-Ouest. Nos confrères semblent plus réservés à ce sujet.
L’éditorialiste du Monde en date du 9 avril 1988 prend soin de nous projeter sur la lanterne magique la nouvelle image de l’URSS :
« Ce désengagement d’Afghanistan donne à M. Gorbatchev le considérable atout de l’identifier toujours plus à l’avantage que s’acquiert l’URSS en modifiant son image. Il y a trois ans encore, du Tiers-Monde à l’Amérique en passant par l’Europe, elle était le pays de la sclérose intellectuelle, d’une agression condamnée par toute la communauté internationale, de la répression, de la crispation, de l’échec. Aujourd’hui, elle est devenue le pays qui parvient à revenir sur ses erreurs diplomatiques et a su régler, par leur élimination, la crise des euromissiles ; le pays dont le réveil incertain fascine le monde, qui a retourné comme une crêpe l’opinion et le monde politique américains, qui commence à modifier la donne européenne et suscite à nouveau l’intérêt du Tiers-Monde ».
Ces louanges mériteraient sans doute d’être soupesées à l’aune du réalisme. Est-il assuré que le Tiers-Monde ait à se réjouir en la circonstance ? Certes, en Afghanistan, l’Union soviétique recule mais avec habileté. De toute manière il s’agit, à en croire Philippe Marcovici dans Le Quotidien de Paris du même jour, d’un tournant historique :
« Face aux incertitudes de l’avenir, une seule certitude demeure, celle du recul soviétique. Pour en mesurer la portée et peut-être les conséquences, il suffit de rappeler que ce sera la première fois que l’Armée rouge quittera, même si ce retrait n’était pas total, un pays occupé par elle. Il s’agit donc bien d’un tournant historique pour l’Union soviétique. S’il serait exagéré d’affirmer que toutes ces années d’intervention se soldent par une défaite, il est clair qu’elles débouchent sur une non-victoire. Ce qui, au regard des forces en présence, revient strictement au même. L’Armée rouge, ses blindés, son artillerie, ses hélicoptères d’assaut, n’ont pu venir à bout d’une résistance qui, aux premiers jours, n’était armée que de mauvais fusils et d’une foi inébranlable dans la victoire. Empêtré dans ses difficultés intérieures et occupé à restaurer une diplomatie usée par de longues années d’immobilisme, Gorbatchev a donc dû lâcher du lest. En Afghanistan d’abord, mais aussi en Angola et en Amérique centrale. Pour la première fois, Moscou devrait-il reculer simultanément sur plusieurs fronts ? »
Un tel espoir est encore exprimé au Figaro, toujours du 9 avril 1988, sous la signature de Pierre Bocev qui toutefois considère qu’en la circonstance l’URSS a pris un risque calculé :
« Le Tiers-Monde, qui condamnait avec une régularité de métronome la présence soviétique en Afghanistan au fil des Assemblées générales de l’ONU, ne restera pas insensible. Le prestige de l’URSS, au sein du monde islamique, devrait croître. Les relations avec le Pakistan ne seront plus tout à fait les mêmes, ni celles, par ricochet, entre Islamabad et Washington. La Chine, enfin, voit virtuellement disparaître un des trois obstacles qu’elle dénonce sur la voie d’une normalisation avec Moscou. Le second, qui concerne la présence des troupes soviétiques à ses confins, s’amenuise peu à peu. Le troisième, relatif à la présence vietnamienne au Cambodge encouragée par l’URSS, pourrait connaître une solution par voie de négociation. L’époque est révolue où Moscou mesurait ses succès par la seule extension de sa sphère d’influence dans le Tiers-Monde. L’analyse a gagné en subtilité : les vrais succès sont ceux auxquels l’Amérique, l’adversaire idéologique, ne peut pas ne pas applaudir. Comme l’Afghanistan, comme le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire ».
Nos applaudissements suffiraient-ils donc à nous assurer des bienfaits de la glasnost (« transparence ») soviétique ? Souvenons-nous du « lâche soulagement » qu’évoquait Édouard Daladier au retour de Munich. Est-ce bien à nous Occidentaux d’accorder des accessits de bonne conduite à l’adversaire parce qu’il n’en peut mais face à une résistance aussi implacable que divisée ? Combien de victimes depuis l’assassinat du prince Daoud ! Et pour quelle cause ? Que l’armée soviétique soit aujourd’hui contrainte d’admettre ses limites dans des opérations de type insurrectionnel ne nous garantit nullement contre la duplicité de la diplomatie du Kremlin. C’est d’ailleurs ce que nous détaille Alexandre Adler dans Libération du 15 avril :
« En termes opérationnels, les Soviétiques se sont révélés médiocres dans le combat d’infanterie, moyens dans les opérations aéroportées, et surtout les Stingers entre les mains des Afghans ont produit d’incroyables ravages dans leurs forces héliportées. L’incapacité politico-militaire des Soviétiques à rendre coup pour coup pèsera à l’avenir sur la crédibilité des menaces que l’URSS peut faire planer sur ses voisins turc, iranien, pakistanais, etc. Sur le plan politique, l’URSS sacrifie aussi un parti communiste ami… À l’échelle du monde irano-indien où l’Afghanistan joue comme un pivot, l’URSS améliore considérablement sa mise tant en Iran qu’en Inde. En se retirant d’Afghanistan, elle ôte un argument de poids à ceux qui en Iran refusent la normalisation avec Moscou. Or, pour les Soviétiques, il est vital de peser sur l’évolution du régime après la mort de Khomeyni. D’autre part, le Pakistan perd son caractère intouchable aux yeux de Washington dès lors que la guerre s’oriente vers une victoire, même incomplète, des moudjahidin. Il s’agit d’un résultat très important pour l’Inde, qui s’inquiétait de l’ampleur de l’aide américano-saoudienne à Islamabad… Reste le plan stratégique global. L’URSS attend de sa bonne volonté une évolution rapide de l’opinion américaine sur tous les grands dossiers actuellement en discussion : réduction de 50 % des arsenaux stratégiques, limitation de l’Initiative de défense stratégique (IDS), désarmement nucléaire tactique en Europe centrale. Mais à plus longue échéance on ne peut s’empêcher de penser que Gorbatchev escompte qu’une libanisation de la guerre afghane pourrait provoquer un retournement de l’opinion occidentale : après tout, les intégristes à la Hekmatyar (Premier ministre afghan) ne sont tolérés par l’Ouest que parce que l’URSS avait envahi un pays indépendant. Demain, peut-être, un nouveau consensus Est-Ouest pourrait s’établir à la fois contre certains courants afghans et contre la militarisation du Pakistan. Là non plus l’URSS ne serait pas perdante ».
En évacuant le champ militaire, l’Union soviétique se doterait donc de nouveaux atouts. Notre confrère de Libération n’est pas seul à le penser. Dans La Croix du 21 avril 1988, Louis Wiznitzer entrevoit la possibilité d’une nouvelle diplomatie soviéto-américaine dans le Tiers-Monde :
« Cet Accord marque un tournant dans les relations entre Washington et Moscou et confirme dans les faits ce que Gorbatchev a dit à propos de l’importance vitale pour l’URSS de conclure aujourd’hui une grande trêve avec l’Occident… Pour l’essentiel, en effet, l’Amérique et l’URSS veulent verrouiller le khomeynisme et sont d’accord pour que l’Afghanistan cesse d’être communiste sans pour autant devenir fondamentaliste. Et pour que graduellement, après une période inévitable de règlements de comptes, l’Afghanistan retrouve la paix intérieure et redevienne l’État-tampon auquel il a historiquement vocation. Les démarches quelque peu tortueuses de Reagan et de Gorbatchev à propos de l’Accord de Genève ces derniers temps s’expliquaient par la nécessité de rassurer les amis qui, de part et d’autre, en Angola, au Nicaragua, au Cambodge, craignent d’être lâchés à leur tour. Craintes justifiées car les deux supergrands entendent bien collaborer et non plus s’affronter dans le Tiers-Monde ».
Voire ! La guerre afghane peut avoir meurtri les populations soviétiques, elles ne peuvent pour autant devenir les victimes d’un syndrome de type vietnamien, et à Washington, ne faudrait-il pas que les quakers aient imposé leur mentalité au Pentagone pour qu’y prévale une telle démission ?♦