Conférence de l'ambassadeur de Grande-Bretagne en France à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) du 3 décembre 1973. L'auteur y définit les objectifs de la politique étrangère de son pays et le rôle qu'il est appelé à jouer dans la construction d'une Europe dont les contours sont certes encore imprécis, mais qui doit être forte et indépendante et au progrès de laquelle la Grande-Bretagne entend œuvrer de façon pragmatique et efficace.
La politique étrangère de la Grande-Bretagne et la construction européenne
Le thème majeur de la plupart des discours des ambassadeurs britanniques à Paris ces dernières années a été : la Grande-Bretagne face à l’Europe — D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? L’histoire des négociations avec la Communauté est désormais trop connue pour que j’y revienne encore.
Vous savez que l’on a, à une époque, beaucoup discuté pour savoir si la Grande-Bretagne était « européenne » ou non, si elle était trop liée aux États-Unis ou trop orientée vers le Commonwealth. Je pense qu’au moment de notre première candidature, on pouvait encore hésiter à répondre à ces questions. Il y avait des raisons de douter de notre choix. Selon l’angle que l’on choisissait, l’on pouvait interpréter différemment nos intentions et notre politique étrangère. Mais ce que l’on oubliait assez souvent, dans le feu de la discussion, c’est qu’une décision, quelle qu’elle soit, ferme un certain nombre d’options et détermine un nouveau cours des événements.
Lorsque les Six décidèrent d’élargir la Communauté, ils savaient que cela entraînerait des changements dans la structure même de cette Communauté. De même, la Grande-Bretagne savait que sa décision signifiait des changements fondamentaux pour s’adapter à l’Europe. Les Anglais étaient, il est vrai, plus résignés qu’enthousiastes à l’égard de ces changements. Mais ce dont personne alors peut-être ne s’est rendu compte, c’est que la dynamique de cette adaptation à la Communauté ne pouvait rendre celle-ci ni plus « britannique », ni plus « française », ni plus ceci ou cela, mais simplement plus européenne : autrement dit, il s’agissait vraiment des prémices d’une identité européenne.
Pour ma part, dans cet exposé qui est le fruit de mes réflexions personnelles et non l’analyse de quelque pensée officielle, je voudrais, en partant du fait que la Grande-Bretagne est depuis un an membre de la Communauté, examiner comment elle a, en cette qualité, poursuivi ses objectifs en politique étrangère, comment ceux-ci ont été influencés par sa participation à la construction de l’Europe et, même, comment ils se sont identifiés avec ceux de la Communauté tout entière. Enfin, je voudrais définir comment, nous, Britanniques, envisageons le devenir de la Communauté dans ses relations avec le reste du monde, c’est-à-dire, en d’autres termes, ce que peuvent être les débuts d’une politique étrangère européenne.
Tout d’abord, permettez-moi de dire quelques mots sur nos objectifs. Au XIXe siècle et à vrai dire au début du XXe siècle encore, le but suprême de toute politique était l’indépendance nationale. Celle-ci était considérée comme une fin en soi. On estimait que les nations devaient être libres et indépendantes comme devaient l’être les hommes. Cela faisait partie de l’ordre de la nature. Si des nations étaient esclaves, il fallait les libérer.
Par ailleurs, comme nous vivions du commerce, nous désirions avoir des amis. Nous croyions à la stabilité et au règne du droit international. Notre politique revenait donc à favoriser des accords entre nations mais à rejeter les alliances qui pouvaient gêner et limiter notre liberté d’action.
Nous souhaitions aussi la paix et la sécurité et nous nous efforcions de les assurer par une politique d’équilibre des puissances.
Comme vous le voyez, l’idéal d’indépendance nationale s’était transformé en un principe de politique étrangère. Son application nous avait valu la réputation d’être un pays isolationniste, se tenant à l’écart de l’Europe. Mais ce n’était là qu’une illusion. En fait, nous avons toujours été profondément engagés dans le jeu politique européen.
Le monde a changé depuis. Son évolution n’est plus déterminée par des nations sensiblement égales en puissance et en taille. Il existe au contraire, aujourd’hui, un écart considérable entre les très grandes puissances, d’un côté, et ce qu’il est convenu d’appeler les puissances moyennes qui sont essentiellement les pays européens et les Japonais, de l’autre. Ces moyennes puissances sont importantes à bien des égards mais elles ne déterminent plus l’équilibre du monde.
La politique britannique a donc dû, comme d’autres, s’adapter à ces conditions mondiales nouvelles. L’indépendance nationale est toujours un idéal qui a de profondes racines dans notre mentalité mais elle ne peut plus être une fin en soi, elle ne peut plus constituer le principe directeur de notre politique étrangère. Les gouvernements britanniques tendent au contraire à mettre l’accent sur les vertus que l’on prête en général à l’indépendance nationale plutôt que sur celle-ci : c’est-à-dire sur la préservation de notre style de vie, de nos libertés, de nos institutions, de notre culture, de nos liens avec nos amis de l’étranger, et sur la recherche d’une vie meilleure, avec davantage de richesses, mieux distribuées, plus de loisirs et un meilleur environnement.
Ainsi, c’est la condition de l’homme lui-même qui est devenue la principale préoccupation des gouvernements et la politique étrangère n’est qu’un des moyens par lesquels nous tentons d’améliorer son sort.
Vus sous cette lumière, nos objectifs nationaux peuvent être définis ainsi :
— d’abord, la sécurité, ce qui implique un système de défense efficace et des alliés qui y participent avec nous ;
— ensuite, la prospérité, ce qui implique un effort constant pour renforcer notre économie et augmenter nos échanges de telle manière que notre niveau de vie et notre confort matériel s’améliorent sans cesse ;
— troisièmement (et cela vous surprendra peut-être qu’elle ne soit qu’en troisième position), la paix ; cela implique de pouvoir exercer une influence sur des situations ou des conflits potentiels qui pourraient la mettre en danger ; cela implique de poursuivre la détente internationale et de faire notre possible pour éviter que le monde ne se polarise en blocs hostiles ;
— enfin, parce que nous voulons un monde stable et que nous en avons besoin, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour corriger le déséquilibre entre nations riches et pauvres du monde.
Il est évident que toutes ces constantes de notre politique sont interdépendantes. La détente ne peut, à notre avis, se substituer à la défense. L’une et l’autre doivent s’équilibrer au sein d’une même politique.
La défense doit reposer sur une assise économique solide, une solidité qui est nécessaire au soutien des valeurs de notre société, à condition de ne pas être recherchée aux dépens de ces valeurs. C’est aussi un élément essentiel de nos obligations envers le monde en voie de développement, dont ces mêmes valeurs nous font un devoir. Or ces obligations ne sont pas sans rapport avec la réduction de la tension internationale : il serait aussi dangereux de partager le monde horizontalement entre le Nord et le Sud en fonction de la richesse, que de le partager verticalement entre l’Est et l’Ouest en fonction de l’idéologie.
Il fut un temps où nous pouvions poursuivre ces objectifs tout seuls, ce qui n’excluait ni une alliance défensive avec ceux qui avaient des objectifs parallèles aux nôtres, ni des relations particulières avec les pays du Commonwealth, système émanant pour l’essentiel de notre capacité historique à agir dans l’indépendance.
Ce temps n’est plus. Et pourquoi ?
En premier lieu parce qu’il nous est apparu que nous n’étions plus capables d’assurer seuls notre défense. Notre petite île surpeuplée est particulièrement vulnérable à une attaque nucléaire. Quant à la complexité et au coût des armements nucléaires, ils sont tels que seules les super-puissances peuvent se permettre de s’équiper en moyens nécessaires pour garantir leur propre sécurité.
Nous avons décidé, pour notre part, de nous doter d’une force nucléaire d’envergure limitée, mais suffisante, croyons-nous, pour nous assurer contre le danger d’une agression dirigée contre notre propre territoire et de compter, pour le reste, pour notre sécurité, sur l’Alliance atlantique.
En second lieu, nous vivons du commerce et nous nous sommes aperçus que notre marché intérieur n’était pas assez grand pour que nos produits restent compétitifs, à long terme, sur les marchés d’exportation. Pour que nos exportations soient en mesure de lutter victorieusement, nous avions besoin d’un marché bien plus vaste, justifiant les investissements considérables en usines et en équipement qu’exigent les méthodes modernes de production.
Il y avait aussi nos technologies industrielles de pointe qu’il ne fallait pas laisser disparaître. Nous avions fait de très gros efforts dans les domaines de l’aviation, à la fois pour les cellules et pour les moteurs, des réacteurs nucléaires et de l’électronique notamment, et nous avions connu de nombreux succès. Pour continuer dans cette voie qui est indispensable à notre avis, d’autres efforts encore, même plus grands que dans le passé, étaient nécessaires pour la recherche et le développement. Ils ne pouvaient être accomplis que sur une base, non pas nationale mais multinationale, c’est-à-dire européenne. C’était une raison de plus d’associer nos efforts à ceux des pays de la Communauté.
Enfin, nous avons dû reconnaître que les affaires du monde étaient dirigées, dans des proportions toujours croissantes, par les États-Unis et l’URSS.
La crise des missiles de Cuba, les négociations SALT, le problème allemand, le règlement du conflit vietnamien, les négociations MBFR, l’accord sur la prévention d’une guerre nucléaire, et la récente crise du Moyen-Orient sont les maillons d’une même chaîne. La seule conclusion à en tirer est que les puissances moyennes d’Europe doivent s’organiser pour réaliser la coopération nécessaire à la sauvegarde de leurs intérêts communs.
L’ensemble de cette évolution a naturellement pris du temps et s’est produit dans les vingt dernières années. Mais dès la fin des années 50, nous pouvions voir dans quelle direction nous devions aller.
Dean Acheson a dit, il y a quelques années, que la Grande-Bretagne avait perdu un empire mais n’avait pas trouvé de rôle dans le monde. Ce n’était pas très aimable, mais ce n’était peut-être pas entièrement faux au moment où il l’a dit. Par contre, ce n’est plus vrai aujourd’hui. C’en est fini de cette période de transition et d’incertitude où nous étions à la recherche d’un « rôle » nouveau, et où nous nous efforcions de faire entrer nos objectifs dans un cadre neuf. Nous partons désormais du principe que nous ne pouvons pas poursuivre nos objectifs dans l’isolement. C’est la raison fondamentale de notre adhésion à la Communauté européenne.
Il ne s’agissait pas de nous assurer de l’un de nos objectifs seulement, celui de l’avantage commercial, mais de les assurer tous, de faire partie d’une entité européenne capable de rendre son poids sensible dans le monde des grandes unités, et de rassembler toutes les ressources et les talents de ses membres, afin de lui donner un rôle qu’aucun d’entre eux n’aurait pu exercer séparément.
Nous sommes donc impliqués dans l’avenir de l’Europe, dans la mise au point de l’union européenne finale, sur la base de ce qui a déjà été accompli par les neuf membres de la Communauté.
Cet engagement s’accompagnera aussi d’une modification de la nature des objectifs eux-mêmes.
Nous ne considérons pas le cadre européen uniquement comme un moyen qui nous permettra de poursuivre plus efficacement nos intérêts et nos objectifs nationaux. La politique étrangère britannique devient fonction de la politique étrangère européenne.
La politique européenne, de son côté, ne peut être la politique britannique élargie. Ses perspectives seront plus vastes car son champ de manœuvre reposera sur une base différente, plus ouverte et plus puissante. Ses chances seront plus nombreuses et plus variées. Elle sera donc, par définition, intrinsèquement différente, autre chose que la somme des politiques nationales des pays qui composent la Communauté.
Peut-être devrais-je vous donner quelques exemples de ce que je viens de dire.
Eh bien, les membres de la Communauté ont très bien coopéré à Helsinki et ils continuent à le faire à Genève pour la Conférence de la Sécurité Européenne. Ils ont été en mesure de se mettre d’accord sur leurs objectifs et sur la tactique à suivre.
De même, lors de la récente crise du Proche-Orient, qui a compromis nos approvisionnements pétroliers et en même temps révélé d’une manière dramatique et humiliante le peu d’influence que l’Europe pouvait exercer dans la diplomatie internationale, ils ont réussi à se mettre d’accord assez vite sur une position commune, différente de celle des États-Unis et de l’URSS.
Dans les deux cas, l’expérience a été utile parce qu’elle a montré que les membres de la Communauté reconnaissaient, plus clairement qu’ils ne l’avaient fait auparavant, qu’ils ne pouvaient pas exercer une influence ou trouver des solutions à leurs problèmes économiques et monétaires dans l’isolement.
Mais dans les deux cas aussi, l’expérience a démontré que l’Europe, en tant que communauté, n’avait pas réellement de politique à la mesure des besoins de l’Europe.
Individuellement, chaque pays a pu approuver une position commune sur la Conférence de Sécurité mais il n’existe pas, néanmoins, un point de vue global européen sur la sécurité européenne dans tous ses aspects.
Les Neuf ont pu adopter une attitude commune sur le conflit israélo-arabe mais il n’existe pas non plus une politique européenne globale sur le Moyen-Orient qui couvrirait tous les différents aspects du problème.
Pour parvenir à élaborer de telles politiques, il convient d’abord de définir une identité européenne.
Sous la pression du vœu formulé par les États-Unis de voir solennellement réaffirmer les liens atlantiques — ce que l’on a appelé la proposition Kissinger — , il est vrai que des progrès ont été accomplis pour définir cette identité. Mais vous aurez noté que l’impulsion est venue de l’extérieur. Heureusement — si l’on peut se permettre de parler ainsi — les événements se sont pour ainsi dire ligués afin de nous pousser à aller plus vite et plus loin dans cette direction. Ils ont aussi contribué à nous faire prendre conscience que dans toute une gamme de problèmes internationaux, politiques et économiques, un intérêt européen — distinct et original — qui ne coïncide pas nécessairement avec celui de l’ensemble du monde occidental — existe et peut être défini.
Je pense que nous, Britanniques, avons été assez loin dans cette voie au cours des dernières années et que la politique étrangère britannique a été marquée par cette évolution de pensée. Le fait même que nous ne sommes pas parmi les membres fondateurs de la communauté et qu’il nous a fallu longtemps pour en devenir membres, nous a permis d’avoir une conception plus détachée et plus profonde du rôle de l’Europe dans le monde et de l’identité qu’elle devrait avoir. Comme M. Heath l’a dit dès 1970, avant que nous n’entrions dans la communauté : « une communauté élargie… peut rendre à l’Europe une influence dans le concert des nations, qui était son apanage jadis et qui est encore son dû ».
Quels sont les traits exacts de cette identité européenne que nous voyons se constituer ?
Ils ne sont pas encore entièrement définis, et c’est délibéré. Nous ne voulons pas établir des « a priori institutionnels » : c’est la théorie qui doit rejoindre la pratique, et non l’inverse. Nous ne voyons pas non plus l’Europe se développer suivant un précédent constitutionnel quelconque, du type fédération ou confédération.
L’Europe grandira à sa façon, elle sera sui generis. Elle sera fondée sur l’interaction des gouvernements et de leurs représentants au Conseil des ministres de la Communauté, et dans les mécanismes de coopération des Neuf. Les consultations entre gouvernements feront place à la coopération. La coopération se transformera en coordination, puis en concertation, puis en politique commune. Enfin, la politique commune deviendra l’application commune d’une politique, et à ce moment-là nous aurons, sous une forme ou sous une autre, une Autorité européenne ou un Pouvoir de décision.
Mais le problème ne s’arrête pas là. Il ne suffit pas pour l’Europe de définir son identité et de parler d’une seule voix. Il faut en plus qu’elle se dote de moyens qui feront que sa voix sera entendue dans le monde. Il faut qu’elle ait quelque chose de positif à offrir au monde, non seulement dans le sens moral ou politique mais aussi dans le sens matériel. J’ai mentionné parmi nos objectifs celui de corriger le déséquilibre entre les nations riches et pauvres. Il me semble qu’il est au moins aussi important de préserver et de restaurer, autant qu’il est possible, cet équilibre des richesses entre le Nord et le Sud de notre planète que de maintenir l’équilibre de la terreur entre l’Est et l’Ouest. Les deux sont d’ailleurs d’une certaine manière complémentaires.
Si l’on accepte ce point de vue, alors il est clair qu’une des premières priorités pour l’Europe est de développer son économie et son industrie de telle manière qu’elle puisse contribuer au maximum au progrès des nations moins favorisées. Ce n’est qu’en faisant un apport positif dans ce domaine, en liant pour ainsi dire ces pays au développement de notre propre prospérité, que nous pourrons éviter à l’avenir les types de crise que nous connaissons aujourd’hui.
Il est absurde pour les nations qui fournissent les matières premières d’être en mauvais termes avec celles qui les consomment. Il devrait y avoir un code d’interdépendance comme il existe, semble-t-il, un code de coexistence pacifique.
Une autre manière de poser le problème est de se demander ce qu’il aurait fallu à l’Europe pour pouvoir effectivement exercer une influence positive dans l’actuelle crise du Moyen-Orient. Même si l’Europe avait réalisé son unité politique, cela aurait-il été suffisant ? Sinon, qu’est-ce qui lui aurait donné les moyens d’agir ? C’est la question qu’il faut se poser.
Je crois que la réponse est évidente : pour avoir un poids politique, il faut avoir une puissance matérielle. Il est donc clair que l’Europe doit poursuivre son effort dans deux voies, celle de l’union économique et monétaire, et celle de l’élaboration et de l’application d’une politique étrangère commune. Ces deux voies convergent. À notre avis il faut les suivre ensemble, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent.
Les ministres des Neuf, qui se réunissent aujourd’hui pour examiner l’un ou l’autre de ces dossiers, en viendront un jour à n’en examiner qu’un seul car les deux seront confondus. D’ores et déjà, la proposition de sommets réguliers des Chefs d’État et de Gouvernement des Neuf, embryon peut-être d’un futur cabinet européen, crée un organisme qui pourrait embrasser ces deux domaines et leur donner une orientation générale.
La convergence finale de ces deux lignes est inévitable parce que les questions politiques ne peuvent pas être séparées des réalités économiques. C’est une évidence. L’essence même d’une politique nationale aujourd’hui n’est-elle pas son aptitude à lier les problèmes économiques domestiques à ceux de la « conjoncture » internationale ?
Il existe aussi une interconnexion importante entre la volonté politique de faire l’Europe et la pratique de la concertation économique selon les mécanismes du Traité de Rome, au fur et à mesure que nous nous rapprochons de l’Union Économique et Monétaire.
La volonté politique implique que nous soyons prêts à approuver un transfert progressif de la décision nationale à la décision européenne ; elle implique donc de renoncer à des options nationales en faveur d’options européennes. Une unification économique et monétaire signifie une extension de facto de l’ère de décision européenne aux dépens des nations.
Les principales étapes de cette unification — c’est-à-dire le passage d’une étape à l’autre — requerront un acte de volonté politique. La manière dont les décisions communautaires sont arrêtées souvent — chaque membre défendant jusqu’à la dernière heure la solution qui est la plus souhaitable pour ses propres intérêts puis, tous, enfin, après une nuit de discussions acharnées dans des salles enfumées, se mettant d’accord sur un compromis — demande elle-même une volonté politique ; car il faut choisir d’accepter ce compromis plutôt que de dépasser la date limite. Mais, là aussi, la pratique de l’intégration économique peut créer — plus ou moins inconsciemment — une tendance à accepter l’abandon des pouvoirs de décision nationaux, qui peut engendrer ou précéder la volonté politique. Le résultat est le même dans les deux cas.
La nécessité de construire l’Europe, de la doter d’une politique commune et de lui donner un rôle cohérent dans le monde, est donc aujourd’hui la préoccupation majeure de la politique étrangère britannique. Mais cela ne signifie ni le sacrifice des caractères essentiels de notre personnalité nationale, ni l’abandon d’intérêts ou de relations que nous avons en dehors de l’Europe. Nous souhaitons fondre notre personnalité nationale dans celle de l’Europe sans aller jusqu’à les confondre. Nous souhaitons apporter avec nous à l’Europe nos intérêts et nos liens, par exemple avec les pays du Commonwealth. et les faire servir aux relations que l’Europe entretient déjà avec le reste du monde.
Reste encore à savoir quelles seront la nature et les caractéristiques de la politique étrangère et du rôle de l’Europe lorsqu’elle finira par être intégrée. C’est une question qui est encore dans les brumes de l’avenir, mais je peux me risquer peut-être à dire comment elle m’apparaît dans sa physionomie générale.
Le but est que l’Europe des Neuf devienne en fait une Grande Puissance, capable de jouer un rôle indépendant comparable à celui des autres grandes puissances et susceptible de modifier leur comportement. Dotée de qualités distinctives, de valeurs culturelles propres, d’une vision de l’homme dans la société, d’une conception de la justice sociale et de l’équilibre entre les libertés individuelles et les pouvoirs de l’État pour gérer l’économie dans l’intérêt de tous, cette Europe aura une qualité de civilisation qui la distinguera aussi bien de la société soviétique que de la société américaine.
Elle ne se situera pas, néanmoins, à égale distance des États-Unis et de l’URSS, car elle partagera certaines valeurs importantes avec le reste du monde occidental et restera alliée aux États-Unis pour la défense effective de ces valeurs.
Certes, elle devra développer sa propre politique de défense — c’est là un corollaire inévitable de la politique étrangère. Il est même possible que cette nécessité soit rendue plus urgente de l’extérieur, par une réduction de l’engagement militaire américain en Europe. Mais quelles que soient les dispositions qui pourront être prises en matière de défense, elles seront l’un des termes de l’Alliance atlantique. C’est là une obligation qui reste capitale.
Il serait prématuré de tenter de définir aujourd’hui quel niveau de puissance militaire et plus particulièrement nucléaire, serait nécessaire pour garantir à l’Europe une indépendance totale de politique — et une place égale à celle des autres grandes puissances dans le monde. Mais la question se posera d’elle-même.
La réponse pourrait bien se situer en deçà de l’égalité avec l’armement des superpuissances et leur colossal pouvoir de destruction. Il est clair, en tout cas, que l’Europe aura besoin de ressources technologiques propres et d’une base économique solide pour réussir à atteindre, en tant qu’entité, les objectifs fondamentaux que j’ai définis au début de cet exposé.
La politique et le comportement de l’Europe comme grande puissance seront vraisemblablement différents de ceux des puissances moyennes, comme nous-mêmes, qui la composeront. Lorsqu’elle existera vraiment, il est probable que de grands changements seront intervenus sur la scène internationale. Le monde ne sera plus le même. Le point d’équilibre dans les confrontations idéologiques et physiques se sera peut-être déplacé. On peut imaginer alors que l’Europe constituera une sorte de « royaume du milieu » — pour me servir d’une analogie chinoise — ayant des liens particuliers avec certaines régions — comme l’Afrique et peut-être le sous-continent indien — où les États-Unis seraient moins engagés. Mais même les contours de ce schéma d’avenir ne peuvent être clairs.
Tout ce que l’on peut dire pour l’instant, c’est que notre politique étrangère doit avoir comme but la réalisation d’une politique étrangère européenne, originale et efficace. Je pense que c’est aussi le souhait des autres gouvernements de la Communauté. ♦