Le système militaire soviétique
En substance, l’auteur a procédé à une évaluation exhaustive et minutieuse de l’appareil militaire soviétique. Cela le conduit, en premier lieu, à une comparaison avec les systèmes occidentaux. En second lieu, il développe la thèse d’une volonté, affirmée depuis les années 1930, de promouvoir les forces armées, afin d’en faire l’argument premier d’une politique étrangère, ce qui a abouti à une situation paradoxale et non voulue par les militaires : la militarisation de la société soviétique.
L’ouvrage tranche par son apport indéniablement nouveau à la connaissance de l’appareil militaire de l’URSS et du Pacte de Varsovie. Jacques Sapir s’est fondé sur une documentation extrêmement riche dont l’examen a représenté un travail considérable, notamment en ce qui concerne les sources soviétiques. Le fait, très rare dans le domaine d’une étude sur la puissance militaire soviétique réalisée par un chercheur et un écrivain français, mérite d’être souligné. Mais ce souci conduit à faire quelques observations qui se veulent constructives.
Jacques Sapir fait un constat : le domaine militaire soviétique est beaucoup moins secret que certains se plaisent à dire. Les Soviétiques, à ce sujet, publient beaucoup. Il suffit de les lire, et pour cela connaître le russe. Mais où en est l’étude française de l’URSS et de sa stratégie ? N’existent que quelques chercheurs en nombre limité. L’évaluation comparée des forces armées de l’Otan et du Pacte de Varsovie ne peut se contenter des données chiffrées dans lesquelles se complaisent la majorité des analystes occidentaux. Interviennent d’autres paramètres au moins aussi fondamentaux : entre autres, la qualité des armements, de même que les stratégies et les tactiques mises en œuvre. L’appareil militaire soviétique reste certes impressionnant, mais il offre bien des points de faiblesse.
La capacité opérationnelle instantanée des forces soviétiques est un facteur fondamental de leur puissance. Mais la présentation qu’en fait l’auteur suscite une très forte réserve. En effet, Jacques Sapir se fonde sur les travaux déjà anciens de l’Institut international d’études stratégiques de Londres (Mililary balance 1986-1987, p. 37) pour affirmer que « le potentiel total de l’armée soviétique ne pourrait être utilisé qu’après une période de mobilisation de trente à soixante jours ». Les grandes unités de la composante terrestre sont réparties en trois catégories en fonction de leur disponibilité opérationnelle : la catégorie 1 concerne des divisions dont le tableau d’effectif et de dotation « guerre » est complet ; la catégorie 2 possède tous ses matériels et des effectifs à 50 ou 70 %, ce qui lui demande 30 jours pour être en ordre de combat ; la catégorie 3, avec des matériels complets mais en position de stockage, et des effectifs à 20 %, exige de huit à neuf semaines pour atteindre la disponibilité opérationnelle. L’amiral Sanguinetti se base sur la même source pour tirer une conclusion semblable, mais encore plus prononcée, sur l’absence d’une quelconque supériorité de l’Est (1).
Or, le Pacte de Varsovie, sur le théâtre Ouest, est crédité par les Soviétiques eux-mêmes de 78 divisions « prêtes au combat » (2) dont une trentaine appartenant aux quatre groupes de forces. Par grandes unités « prêtes au combat », les Soviétiques entendent une disponibilité opérationnelle (bojegotovnost) totale qui permet aux troupes, sans préavis, de commencer leur déploiement et d’engager les opérations dans un délai de 24 ou de 48 heures au plus. Il s’agit des divisions de catégorie 1. Quant à avancer que les unités alliées du Pacte seraient peu fiables et dotées d’un armement de second ordre, c’est émettre un jugement de valeur qui reste à prouver. Les grandes unités alliées ont reçu des armements nucléaires tactiques tout comme les Soviétiques, pour se référer aux mêmes sources que Jacques Sapir (Revue internationale de défense). Ceux-ci insistent sur l’absolue nécessité de maintenir la disponibilité opérationnelle des unités à son stade le plus élevé afin d’être apte à se prémunir ou à bénéficier de la surprise stratégique. C’est là un dogme inlassablement répété (3) et aucun fait ne permet de douter d’une bonne mise en œuvre.
Autre donnée, l’Institut d’études stratégiques de Londres a fourni une nouvelle version différente de celle utilisée par Jacques Sapir (Military balance 1987-1988, p. 34). Les unités de catégories 2 et 3 seraient opérationnelles respectivement en 30 et 60 jours, avec des compléments issus de la mobilisation et aussi un nouvel entraînement. Le texte résumé de cet Institut demande une explication. Celle-ci est fournie entre autres par les travaux du professeur John Erickson (4) auxquels se réfère également Jacques Sapir. Les divisions de catégorie 2, complétées par la mobilisation qui est régionale en 72 heures au plus, seraient aptes à entrer en campagne en 3 jours, mais il leur faudrait des délais d’acheminement pour intervenir sur le théâtre d’opérations. Le délai est encore plus long pour les divisions de catégorie 3 dont le déstockage du matériel demande de l’ordre de deux à trois semaines. Les divisions de catégories 2 et 3, implantées dans les régions militaires occidentales de l’URSS avec d’ailleurs des divisions de catégorie 1, formeraient le 2e échelon stratégique. Le premier échelon consiste dans les divisions soviétiques de catégorie 1 stationnées chez les alliés, qui eux-mêmes ont mis à la disposition du commandement soviétique des forces de catégorie 1. C’est ainsi que l’on aboutit à un décompte de 78 divisions en état de combattre qui sont réparties par grands commandements de théâtre d’opérations dont les structures opérationnelles existent dès le temps de paix.
Le Pacte a ainsi la capacité de prononcer une attaque surprise contre les Occidentaux avec ses forces de catégorie 1. Il y a donc une supériorité indéniable à l’Est parce que l’Otan n’est pas en mesure d’avoir des forces à un tel degré de disponibilité opérationnelle.
La raison d’être de ce système par catégories de disponibilité de forces réside dans les conceptions stratégiques des Soviétiques. Ils ne cessent de souligner l’importance de la période initiale d’une guerre et en corollaire le rôle prédominant de la surprise stratégique. C’est pourquoi sont maintenues en état de disponibilité opérationnelle totale et permanente les troupes des fusées stratégiques et de la défense antiaérienne et anticosmique ainsi que la composante aéroterrestre de catégorie 1, de même que des éléments de la marine, non seulement sur le théâtre de guerre Ouest mais aussi sur ceux du Sud et d’Extrême-Orient. Mais la guerre peut se prolonger au-delà de la période initiale, ne serait-ce qu’à la suite d’un échec du Pacte. Alors intervient le 2e échelon stratégique issu de la mobilisation. Son matériel est certes dégradé, mais la victoire lui reviendrait malgré tout parce qu’il y aurait usure et disparition des forces de 1re catégorie tant à l’Est qu’à l’Ouest. La réalité est bien conforme à la conception, et cela représente un deuxième facteur de supériorité militaire du Pacte de Varsovie.
Le constat de cette supériorité est un fait qui ne préjuge en rien de l’intention d’engager les hostilités, ce qui est un autre problème.
En conclusion, la mésestimation réalisée par l’auteur comme par l’amiral Sanguinetti, dans leur évaluation comparée des forces, provient de l’approche trop fragmentaire qu’a dénoncée justement Jacques Sapir dans son ouvrage. Une autre approche consisterait à évaluer la cohérence des moyens dont se sont dotés l’Otan et le Pacte de Varsovie par rapport aux stratégies et aux tactiques qui ont été définies, en bref l’adéquation des moyens aux buts. Cela amènerait également à reprendre l’étude des armements nucléaires tactiques que les Soviétiques n’excluent absolument pas d’un champ de bataille européen en cas de besoin (V.G. Reznicenko, Taktika, Moscou, 1984), sans en faire une arme absolue (N. Ogarkov, L’histoire enseigne la vigilance, Moscou, 1985), ce qui est bien différent du non-usage.
Au total, l’examen d’un inventaire matériel intéressant est effacé par l’insuffisance des réflexions indispensables sur les conceptions d’emploi.
(1) Le Monde diplomatique, octobre 1987. Antoine Sanguinetti : « L’équilibre militaire conventionnel des deux blocs ».
(2) « Suffisance raisonnable, parité précaire, sécurité internationale ». Hebdomadaire Temps nouveaux, édition traduite en français, juillet 1987, n° 27.
(3) W.D. Sokolovsky : Stratégie militaire, Moscou, 1968. Andreï Gretchko : Les forces armées de l’État soviétique, Moscou, 1975. Ogarkov : Toujours prêt à la défense de la patrie, Moscou, 1982 ; L’histoire enseigne la vigilance, Moscou, 1985.
(4) Erickson : The soviet military System : doctrine, technology and style, Soviet military power and performance, Maximillan, Londres, 1978.