À la suite de l'article de MM. Curien et Lesourne paru dans notre revue en août-septembre, l'auteur, ancien responsable des études 3PB (planification, programmation et préparation du budget) à l'État-major de la Marine (EMM) puis à l'État-major des Armées (EMA), a souhaité apporter son témoignage.
Économie - La Rationalisation des choix budgétaires (RCB), le calcul économique et les choix militaires
L’article « Calcul économique et choix militaires » de MM. Curien et Lesourne ne peut que susciter l’intérêt de ceux qui ont gardé en mémoire, pour y avoir participé, les efforts soutenus dans les armées, grosso modo entre 1965 et 1975, pour améliorer la gestion des ressources allouées à ce qui était alors le ministère des Armées.
Sont notamment très intéressantes les indications concernant : les progrès réalisés dans le recueil des informations comptables ; les relations entre comptabilité, gestion, et calcul économique ; l’abandon de la recherche d’une solution optimale face à un problème donné, au profit de celle de solutions « acceptables », le nombre des contraintes et leur poids étant généralement trop élevés pour permettre l’application de méthodes idéales, mais peu réalistes.
Mais opposer le « calcul économique », dont les techniques semblent effectivement avoir progressé, et la Rationalisation des choix budgétaires (RCB) des années 1965-1975, le premier étant désormais en voie de résoudre le problème des choix militaires, alors que la seconde aurait échoué, n’est guère satisfaisant. Peut-être un rejet trop facile du passé conduit-il à voir une opposition (non déclarée mais implicite) là où il ne devrait y avoir que suite et complémentarité.
Il est sans doute regrettable qu’il n’y ait pas eu davantage de continuité dans les efforts rassemblés dans la RCB. Mais où est la cause de cette défaillance ? Dans l’inadaptation des méthodes RCB ou dans le manque de préparation des esprits aux démarches économiques, qui apparaissaient alors comme une véritable « révolution culturelle » ? Les balbutiements de la RCB étaient inévitables, mais ils pouvaient être corrigés par un effort continu et une attitude ouverte à la méthode dite des « trials and errors », qui était tout à fait celle des équipes RCB du ministère. Mais pour les adversaires du changement, tout ce qui, étant nouveau, n’est pas parfait du premier coup est à rejeter définitivement, attitude qui tue évidemment dans l’œuf tout effort de progrès.
Quoi qu’il en soit, on ne peut contester la légitimité des buts poursuivis par le système 3PB (planification – programmation – préparation du budget) effectivement inspiré du système Planning Programming Budget System (PPBS) américain (depuis longtemps en vigueur au département de la Défense) et qui était la pièce maîtresse de la RCB dans les armées. En fait les efforts se sont concentrés sur l’aspect programmation avec la mise au point du PM5A (Programmation militaire à 5 ans) que l’on mettait à la base de la préparation du budget.
Le système 3PB était essentiellement une mise en ordre rationnelle des ressources et de leur destination, ainsi que du processus des travaux (plans à long terme, programmation à 5 ans) devant aboutir à la préparation du budget annuel au niveau ministériel.
La mise en place de la structure de ce système n’était qu’un premier pas. Mais quelles que soient les craintes que l’on peut avoir de pécher par « excès d’ambition », il était indispensable de franchir ce premier pas. En effet, avant de se préoccuper d’optimiser l’emploi de ressources particulières au kilofranc près, il paraissait raisonnable de s’attacher à disposer d’un instrument d’allocation des ressources budgétaires au niveau global (où les arbitrages portent sur des centaines de mégafrancs) pas trop imprécis, et donnant au décideur une meilleure visibilité (le Parlement devant également en bénéficier) que celle permise par le budget classique.
Par exemple, lorsqu’on désire « donner la priorité » à telle mission des armées ne conviendrait-il pas de savoir :
– Quels sont les forces et les services (« les éléments de programme » en termes 3PB) impliqués ? À quels niveaux de capacité on veut porter ces éléments ?
– Sur quels autres éléments les ressources supplémentaires nécessaires seront prises ?
– Quelles seront les conséquences sur les capacités des forces ou des services « sacrifiés » ?
Ce problème des capacités était (et est toujours) central, surtout pour les « capacités militaires » (celles des forces). La définition d’un petit nombre de niveaux pour chaque capacité avait été mise en train, afin de pouvoir mesurer l’impact d’une décision budgétaire. Malgré les difficultés, la chose était concevable au plan méthodologique, en faisant appel par exemple à des scénarios-types ou des évaluations assumées par les commandants de théâtre ou de forces opérationnelles. Mais les blocages psychologiques qui se sont produits à ce sujet chez des responsables militaires, financiers, et probablement politiques, étaient plus difficiles à surmonter que les problèmes de méthodes.
Cependant la simple structure du 3PB pouvait déjà être considérée en elle-même comme une aide à la décision, ainsi que l’a montré l’analyse du PM5A de 1973 faite au profit du ministre par ce qui était alors le Centre de prospective et d’évaluation.
Il s’agissait bien, comme le dit l’article en question, de constituer un cadre d’ensemble dans lequel s’inscriraient tous les processus de décision. Pour cela les forces et services étaient regroupés selon les missions qui leur étaient assignées, et les capacités correspondantes, militaires ou logistiques, autant que possible quantifiées, qu’on leur fixe en fonction des ressources disponibles, et que le système permettait de leur affecter en propre. Cette sorte de typologie devait bien entendu être exhaustive, c’est-à-dire couvrir la totalité des forces, des services, et des ressources relevant du budget de la défense. Cela est une condition nécessaire pour avoir une idée, au moins qualitative, du « coût d’opportunité » des mesures prises.
De toute manière, quel que soit le système d’aide à la décision en vigueur, et même s’il n’y en a aucun, les décisions sont prises chaque année consciemment ou inconsciemment, puisqu’il y a un budget proposé par le gouvernement, voté par le Parlement (en se limitant d’ailleurs, et c’est à déplorer, aux « mesures nouvelles ») et exécuté par les services.
L’idée nouvelle avec le 3PB était de faire en sorte que ces décisions soient prises, sinon en toute connaissance de cause, du moins le plus consciemment possible. Les améliorations de la présentation du budget et des programmations militaires à 5 ans qui se sont inspirées du 3PB semblent avoir été sous-estimées par les auteurs de l’article. Mais il est probable que, comme ils l’écrivent, « le carcan imprimé par le droit budgétaire continue de peser pleinement sur les décideurs ». C’est reconnaître la nécessité d’un « cadre d’ensemble » rationalisé tel que celui dont nous avons parlé.
Le système 3PB n’a jamais prétendu fournir « la solution optimale des problèmes », encore moins « se substituer aux décideurs ». La recherche opérationnelle mise en avant dans l’article existait bien avant le 3PB. Les études coût-efficacité, dont on a effectivement trop attendu, n’étaient, comme la recherche opérationnelle, que des auxiliaires, comme auraient pu l’être d’autres techniques. Les progrès aujourd’hui accomplis dans la réalisation des comptes et budgets par le Système global de prévision et de gestion (SGPG) et dans le calcul économique auraient été des apports précieux à l’époque. Mais en quoi ces nouveaux outils viendraient-ils contredire les principes et les objectifs du système 3PB ?
L’instrument nécessaire pour procéder efficacement à une allocation de ressources « de telle façon qu’il soit impossible de rendre à la nation des services identiques ou supérieurs en dépensant moins » ne peut-il être vraiment « que le calcul économique », s’appuyant sur la structure du budget classique ? On peut en douter au vu des exemples d’application du calcul économique donnés par les auteurs de l’article. Certes, on conçoit aisément tout l’intérêt de cette technique dans les cas considérés et la nécessité de sa généralisation. Mais il s’agit là uniquement de ce qu’on pourrait appeler des microdécisions : n’est-ce pas cette fois pécher par excès de modestie ?
Citons les exemples traités :
– École d’application de l’Aviation légère de l’Armée de terre (Alat). Choix à faire entre des véhicules civils et des véhicules tactiques pour des usages non opérationnels.
– Fabrication du pain par les établissements du commissariat de l’Armée de terre.
– Achat de cargos légers pour l’Armée de l’air : commande budgétaire ordinaire ou crédit-bail ?
On reconnaîtra que les solutions à ces problèmes, malgré leur incontestable utilité, n’ont qu’une faible influence sur le niveau d’adaptation de nos forces armées aux missions qui leur ont été assignées.
Il semble bien que les méthodes pour améliorer ce niveau sont encore loin d’être tout à fait au point. Il est consolant de voir que l’effort se poursuit. Mais, s’il est permis de formuler un souhait, ne pourrait-on y mettre un peu plus de continuité ? ♦