À la croisée des chemins
À la croisée des chemins
« Les plus cons, dans le béton ! », depuis la dizaine d’années que je connais l’auteur, cette citation lapidaire m’intriguait mais, venant d’un contrôleur général des armées (2S), « taiseux » de surcroît comme le héros de son ouvrage, il m’a fallu attendre de lire ce « roman » largement autobiographique pour saisir ce qu’elle pouvait évoquer comme réminiscences.
L’idée de ce livre date de 1986 et de la lecture d’un article sur l’opération Auvergne en Indochine. Il s’agissait d’un vaste survol historique, pas au ras des pâquerettes, ou plutôt des rizières, endroit d’où l’auteur a vécu cette opération qui lui a d’ailleurs sauvé la mise ainsi qu’à son unité. Il prend alors sa plume, ou plutôt son clavier, pour que ses petits-enfants puissent en savoir plus sur l’expérience d’un lieutenant de tirailleurs sénégalais, Orsa de surcroît, isolé dans de stupides blockhaus, souvenirs de l’ère de Lattre qui en avait parsemé le delta du Tonkin.
Le récit, concernant l’Indochine, court du début 1954, juste avant Diên Biên Phu donc, à juin 1955, date du retour en France. Il reprend presque aussitôt en novembre 1955, en Algérie cette fois mais dans le même type d’unités envoyées dans des postes perdus aux conditions de vie plus que sommaires, surtout à cette époque. En 1959, selon le roman, car c’est un roman, l’auteur est muté à Madagascar ; voilà pour la trame de l’ouvrage. Souvenirs classiques d’ancien de la « colo » direz-vous ! pas seulement !
De fait, un « fil rouge », la rencontre en Indochine de Mohammed, un adjudant de tirailleurs marocains, ancien de la campagne d’Italie, et avec qui il sympathise, court au long du livre. En effet, par le plus grand des hasards, ils vont se retrouver en Algérie au début de l’année 1956. Les retrouvailles ont lieu dans un poste des Aurès où la compagnie de Mohammed doit être remplacée, car il faut, en toute hâte, relever les unités marocaines où le commandement craint que les premières désertions ne tournent à l’épidémie. Une troisième aussi surprenante, mais authentique, croisée des chemins a lieu en 1995 à Agadir où l’auteur fait du tourisme avec des amis. Au bout de deux jours, alors qu’à Immouzer, ses amis purgent une turista avec du cumin noir, il finit par reconnaître Mohammed dans le chauffeur de taxi qui les transporte.
En contrepoint du récit factuel des opérations, les échanges avec Mohammed lors de leurs rencontres constituent la part importante du livre. Le lecteur découvrira (ou redécouvrira) ainsi les lignes de force de l’histoire coloniale française tant du point de vue français que de celui du colonisé. Il faut savoir, en effet qu’avant de partir, seul « métro » de son unité, dans son poste de Trang Bach, l’auteur avait récupéré dans une librairie de Haiphong les 5 tomes de l’histoire universelle de Jacques Pirenne ainsi que les mémoires de guerre d’Eisenhower. Cette quête intellectuelle va le conduire à acquérir, via les cours du soir à Madagascar, un doctorat de sciences économiques qui, en 1970, lui permettra de forcer les portes du Contrôle général depuis peu entrebâillées pour les officiers « mal nés » : il avait le péché originel, il était passé par la mauvaise porte. De même, on peut penser que la bonne dizaine d’ouvrages qu’il a publiés sur l’histoire de la condition militaire comme sur celle de la colonisation trouve son origine là où il découvrit cette phrase, d’une grande actualité, dans les mémoires d’Eisenhower : « Any commander who permits a unit to enter battle, lacking any advantage, any needed instruction is guilty of a grave crime against the soldiers he leads ».
Ajoutons pour terminer que ceux qui ont connu l’auteur dans ses fonctions de contrôleur comprendront peut-être mieux en lisant ce livre la motivation profonde de ce qu’ils prenaient alors pour une rigueur par trop exigeante. ♦