Défense à travers la presse
En n’ayant d’attention que pour les problèmes des nationalités (Lituanie) ou de frontières (Oder-Neisse) sans les lier aux questions de sécurité, nos confrères ont sans doute répondu à l’attente de leurs lecteurs, mais nous ont privé d’analyses plus spécialisées. Il est vrai que les occasions d’y revenir ne feront pas défaut. Signalons toutefois que La Croix a consacré son édition du 19 mars 1990 à un numéro spécial sur l’Allemagne du plus grand intérêt. Dix jours auparavant, elle avait déjà publié un sondage effectué par la Sofrès. Nous ne sommes pas particulièrement férus des sondages, mais s’agissant d’événements se déroulant sur une longue période, au moins permettent-ils d’apprécier l’évolution des mentalités.
De ce sondage nous ne retiendrons que le volet relatif à la défense. À la question : « En ce qui concerne les alliances militaires, souhaitez-vous que l’Allemagne unifiée soit membre de l’Otan ? », la réponse est oui à 24 %. En revanche 34 % des personnes interrogées optent pour une neutralisation complète, score qui atteint 40 % parmi l’électorat de gauche. Curieusement, on enregistre dix personnes sur cent qui jugent normal que l’Allemagne réunie continue à appartenir aux deux alliances ! Le plus inquiétant reste cependant que 32 % sont sans opinion : indifférence ou manque d’information ? De toute manière voici, à un moment critique de l’après-guerre, pratiquement un tiers des Français qui apparaissent inattentifs sinon indifférents à l’histoire qui se déroule sous leurs yeux.
Venons-en maintenant au numéro spécial de La Croix sur la nouvelle Allemagne. Sous le titre « La fin des alliances », Yves Pitette analyse dans le détail les différents aspects qui sont à prendre en considération pour y voir clair :
« L’unité allemande est en effet la quadrature du cercle : il s’agit de réunir deux pays qui appartiennent chacun à une alliance différente. Or, à un double titre, c’est la RFA [République fédérale allemande] qui a la main. D’une part, après les bouleversements de cet automne en Europe centrale, le Pacte de Varsovie apparaît de plus en plus comme une structure vide. De l’autre, la RDA [République démocratique d’Allemagne] ne semble pas en mesure d’imposer grand-chose à une RFA dont elle attend tout. Or les Allemands de l’Ouest sont clairs : il n’est pas question pour eux de quitter l’Otan, ni d’abandonner aucun de leurs engagements, au sein de la Communauté européenne notamment. Quant à l’hypothèse d’une Allemagne neutralisée, les membres du gouvernement Kohl, l’opposition, répètent en toute occasion qu’elle ne servirait même pas l’intérêt bien compris des Soviétiques… Tous les Occidentaux, et surtout les Allemands de l’Ouest très prudents, reconnaissent qu’il faut tenir compte des intérêts de sécurité soviétiques ».
Notre confrère mentionne alors la proposition du ministre ouest-allemand des Affaires étrangères de ne pas déployer de forces de l’Otan en Allemagne orientale. Solution qui n’est guère du gré de Moscou qui suggère que l’Allemagne adopte une attitude semblable à celle de la France : rester dans l’Alliance sans faire partie de l’organisation militaire intégrée. Ce ne sont là que des approches ; or, constate Yves Pitette :
« Deux autres données militaires vont peser sur cette négociation : les mesures de désarmement conventionnel en discussion à Vienne et les accords de retrait des troupes soviétiques conclus avec les autres pays du Pacte… En fait, le processus de l’unité allemande n’a cessé de s’accélérer, mais en même temps un cadre a été mis sur pied qui doit lui permettre de se dérouler en bon ordre et sans dommage pour quiconque. Ce sera une fusée à trois étages : d’abord les discussions interallemandes sur les aspects internes de l’unification, puis les discussions « 2 + 4 » sur tout ce qui concerne les droits et responsabilités des Alliés découlant de la Seconde Guerre mondiale, statut de Berlin, traité de paix, frontières, éventuellement place de l’Allemagne dans les alliances. Enfin, à Paris, peut-être, un sommet des 35 pays de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, la CSCE (ils ne seront plus alors que 34), viendrait donner l’approbation de toute l’Europe au nouvel équilibre européen ».
Le processus ainsi élaboré est sans doute des plus raisonnables. Il ne laisse cependant pas d’inquiéter des pays comme la Pologne. De plus, observe Philippe Marcovici, dans Le Quotidien de Paris du 9 mars 1989, les événements vont actuellement plus vite que les intentions :
« À l’Ouest comme à l’Est, on avait imaginé que le facteur temps n’interviendrait pas et que le processus menant à la réunification allemande, parce qu’il était complexe, serait nécessairement long. Voici qu’il n’en est rien et que déjà l’unité allemande frappe à la porte, mieux encore, qu’elle est déjà là. Dans les faits du moins. Moscou, pris aux pièges des nationalités et de la crise économique, ne réagit plus que par à-coups et de façon contradictoire tandis que les Occidentaux, eux, sont pris au piège de leurs principes. Comment dire, aujourd’hui, que l’autodétermination du peuple allemand peut attendre, alors que le contraire avait été énoncé lors de la conférence quadripartite de Berlin en 1971 ? Comment nier aux Allemands ce même droit à l’autodétermination, alors qu’il est solennellement reconnu à tous les autres peuples de la planète ? En France, comme d’ailleurs aux États-Unis et surtout en Grande-Bretagne, on s’essaie donc à la cohérence tout en ne dissimulant pas l’inquiétude provoquée par trop de précipitation… Les déclarations répétées du chancelier Kohl expliquant qu’il était hors de question que l’Allemagne sorte de l’Otan ni de l’UEO (Union de l’Europe occidentale) ne rassureront personne. L’histoire immédiate est là pour justifier les doutes. Nul n’a eu encore le temps d’oublier que Honecker, Ceaucescu et autres Jikov ou Husak juraient, hier encore, qu’ils étaient là pour l’éternité ou presque. On sait ce qu’il en a été. Aussi l’époque ne permet plus de jurer de rien. Kohl est certainement sincère, mais qu’en sera-t-il de ses successeurs, car lui non plus n’est pas éternel ? Faut-il rappeler Rapallo ? Ce qui est évident, c’est que l’Otan sans l’Allemagne, ce serait au mieux une moyenne entente. Quant à l’UEO, elle ne serait plus rien. Ce qui ne saurait déboucher que sur une instabilité dangereuse en Europe, Moscou en convient volontiers ».
Étant donné ce qui se passe au sein même de l’Union et à sa périphérie, le Kremlin est certainement très soucieux de ne pas favoriser quelque instabilité que ce soit. Il est sans doute bien conscient de ne plus disposer de partenaires militaires avec le Pacte de Varsovie dont les membres ne craignent plus désormais d’émettre un avis contraire aux conceptions soviétiques, comme cela s’est vu au mois de mars 1990 à la réunion de Prague. Alors, ces changements en cours ou à venir vont-ils dissoudre l’Union ? C’est le sujet que traite André Fontaine dans Le Monde du 3 mars 1990 sous le titre « Un monde sans URSS ? » :
« L’esprit a peine à imaginer un monde où l’URSS aurait sinon disparu du moins cessé d’exister comme superpuissance, quand ce ne serait que parce qu’il restera de toute façon quelque chose de l’énorme force militaire qu’elle a accumulée. Il n’en est pas moins clair qu’il s’écoulera du temps avant que Moscou puisse à nouveau déclencher des crises internationales, protéger des opérations de déstabilisation dans le Tiers-Monde, ou même simplement étayer des batailles diplomatiques majeures comme, il y a quelques années, celle des euromissiles ».
Notre confrère évoque ensuite l’éclatement de l’empire, possible mais nullement certain. M. Gorbatchev ne suggère-t-il pas d’évoluer vers un régime fédéral ? Quoi qu’il en soit, André Fontaine insiste sur ce qui préoccupe au plus haut degré les capitales :
« D’une manière générale, les gouvernements sont bien plus inquiets qu’ils ne veulent le dire de l’écroulement de l’ersatz d’ordre dont ils s’étaient, depuis près d’un demi-siècle, contentés. Leur tendance naturelle est donc d’essayer de conserver à tout prix ce qui subsiste du statu quo. Ils ont raison en ce qui concerne les frontières : de même que l’Afrique décolonisée a compris les risques énormes qu’elle courrait à vouloir remettre en cause les frontières tracées par les colonisateurs, de même l’Europe ne peut, sans ouvrir la boîte de Pandore, parler de déplacer telle ou telle frontière… La question des alliances se pose en termes tout différents. Plus la paix se consolidera sur les ruines de la guerre froide, plus il sera difficile de maintenir des blocs nés de la peur que chacun éprouvait de l’autre. Aucun traité n’étant éternel, il est fatal que disparaissent un jour et le pacte Atlantique et celui de Varsovie. Aux Européens de l’Est et de l’Ouest d’imaginer quel type d’ordre pourrait se substituer à celui qui les a si longtemps séparés les uns des autres, à l’enseigne de la double hégémonie tissée à la fois de rivalités et de connivences, dont parlaient de Gaulle et Mao ».
L’analyse est là, les solutions sont moins aisées à trouver, d’autant qu’il paraît actuellement difficile de maîtriser l’évolution politique de l’Europe centrale en maintenant la circonspection nécessaire aux négociations de Vienne. ♦