La paix dans l’œil du cyclone, perspectives stratégiques 1990-2000
En cette période d’incertitude où nos concitoyens, gavés d’informations et de brillants commentaires, ne savent plus s’ils doivent se réjouir de la disparition de l’ennemi soviétique ou s’inquiéter du désordre induit par cette disparition, voici un livre qui remettra les idées en place. Sa parution en pleine crise du Golfe est une excellente mise en situation. Complète et bien documentée, l’étude est le fruit d’une alliance : celle du général de Zélicourt, ancien inspecteur de l’arme blindée et cavalerie, et de Monsieur de Beaufort, officier devenu théoricien et praticien de l’économie.
Trois parties composent l’ouvrage : analyse géostratégique, défense européenne, problèmes spécifiques de la France. La première partie dresse un état du monde. On y met l’accent sur la dialectique superstructures-technostructures. Cette opposition, d’apparence marxiste, est ici détournée avec raison : on entend par technostructures les structures d’entreprises et de production au sein du marché, dont l’absence, tant dans l’ex-empire soviétique qu’au Tiers-Monde, bloque ou freine toute perspective de rattrapage économique. D’où le stratège déduira deux menaces : retour en arrière en Union soviétique ; chaos en Orient et en Afrique (occasion pour les auteurs de traiter avec force islam et émigration).
La défense européenne est présentée, obligation trop rarement respectée, en référence à la menace. L’incertaine transition soviétique réalisée par hypothèse, nous voyons renaître les conflits intra-européens et grandir la pression du Sud sur le Nord.
La troisième partie permet de préciser les choix concrets que les auteurs préconisent pour la politique militaire de notre pays. Pour les forces nucléaires, on abandonnera, à terme, le plateau d’Albion et le missile Hadès, mais on développera l’arme neutronique, considérée comme arme de bataille. Pour les forces terrestres, si le char Leclerc est admis, non sans réserve, le blindé léger est celui qui convient à la grande mobilité qui sera demain nécessaire tant en Europe qu’outre-mer ; le Lance-roquettes multiple (LRM) est l’arme ravageuse, de nature à prendre la relève de l’arme nucléaire tactique. L’hélicoptère est remis à sa juste place, vulnérable ; pareillement l’avion futur, Rafale ou EFA (European Fighter Aircraft), auquel on préférera la prolongation d’appareils moins sophistiqués. La Force d’action rapide (FAR) est condamnée au profit d’une polyvalence des unités et le porte-avions grandement loué, instrument privilégié de la gestion des crises.
Le projet, on le voit, est réaliste. Il a le grand mérite de la cohérence menaces-moyens. Il est étayé, sur les points les plus originaux, par de sérieuses annexes (sur le LRM, les programmes aéronautiques ou l’avenir des blindés).
Les critiques ne lui manqueront pas, qui sont le lot des œuvres vigoureuses. Pour notre part, nous regretterons une insuffisante définition de la « stratégie paradoxale » (1), une analyse trop rapide du concept de puissance – laquelle ne peut être toute basée sur l’économie sans qu’on s’en explique – et quelques légèretés sur les doctrines nucléaires (sens de l’ANT, interprétation de Suez, Cuba… et Tchernobyl). L’auteur de cette analyse, vieux colonial, jugera que l’on fait bon marché de la spécialisation nécessaire des troupes appelées à intervenir dans les zones exotiques.
Ces remarques mineures faites, reste l’essentiel qui est le tableau lucide de notre avenir : le risque de restauration en Union soviétique, le basculement au sud de nos soucis. Parmi tant d’ouvrages où la critique hargneuse de notre stratégie tient lieu de philosophie, on saluera celui-ci, mesuré dans ses jugements et ses propositions, comme une rafraîchissante nouveauté. ♦
(1) Notion apparemment empruntée à Luttwak, qui n’a pas fait là une bien grande découverte.