Défense à travers la presse
Depuis trois mois, dans le Golfe, tout paraît avoir la fixité de la lumière sur les sables du désert. Conscients que la situation ne saurait demeurer éternellement ainsi, nos confrères sont aux aguets. Ils cherchent à découvrir le moindre signe d’infléchissement des autorités de Bagdad ou à mieux cerner les intentions de la coalition qui leur fait face. Nul n’est devin et l’analyse reste le seul recours. Celle-ci ne part-elle pas cependant constamment des mêmes prémisses ?
Dans Libération du 22 octobre, le journaliste français Serge July tente de faire le point. Après avoir présenté les erreurs d’appréciation de Saddam Hussein président de la République d’Irak, coupable au premier chef d’avoir cru que sa lutte contre l’Iran fondamentaliste lui garantissait toute liberté de manœuvre dans la région, notre confrère en vient à considérer que la guerre, hypothèse la moins crédible a priori, devient de plus probable :
« Les États-Unis poursuivent dans le Golfe des objectifs à long terme. Ils ne pourront pas à chaque crise régionale déplacer le ban et l’arrière-ban de leur armée. Aussi la résolution de ce conflit se doit-elle d’être exemplaire pour être dissuasive. Par ailleurs, ils s’assignent pour but de garantir la sécurité d’Israël et celle des monarchies pétrolières. En laissant le potentiel militaire irakien intact, les États-Unis devront laisser des bases dans le Golfe où, jusqu’à nouvel ordre, elles restent indésirables, y compris pour les Saoudiens… Les interférences proche-orientales, en se multipliant, rendent de plus en plus obscurs les objectifs de départ. L’avènement, sous le leadership américain, d’une ère nouvelle, succédant à la guerre froide, où les Nations unies seraient un arbitre reconnu et où le droit international s’appliquerait également à tous, est en train de tourner à la fable. Deux événements sont venus parasiter la démonstration limpide que les Occidentaux entendaient faire au Koweït : la fusillade de Jérusalem et l’assaut syrien sur le réduit du général Michel Aoun qui achève la mise en place du protectorat syrien au Liban… Plus encore que l’avenir du Koweït, ce qui est désormais en cause, pour les États-Unis, c’est la réalité du leadership qu’ils entendent exercer sur le nouvel ordre mondial : puissance ou impuissance du dernier des supergrands à peser sur le destin d’une région clé du monde. La réponse à cette question est désormais tout sauf évidente, guerre ou pas ».
Que les fils soient de plus en plus embrouillés, cela paraît certain et rien ne se réglera par l’arrogance. La diplomatie a-t-elle encore sa chance ? Le pense manifestement le président François Mitterrand, dont le journaliste Jacques Duquesne analyse l’attitude dans La Croix du 9 octobre 1990 :
« Dans un conflit de ce genre, où les opinions publiques pèsent lourd alors qu’elles sont si fragiles, le président doit rester sur la brèche pour maintenir la cohésion nationale, le consensus indispensable en cas de confrontation armée. Il s’agit aussi, alors que l’Allemagne se réunifie, de montrer que la France entend toujours jouer un rôle mondial. Il s’agit enfin d’expliquer inlassablement aux Arabes que la France n’a pas viré de bord alors qu’elle se montrait traditionnellement assez proche d’eux. C’est pourquoi les dernières interventions présidentielles ont souligné la longue amitié de notre pays pour l’Irak et surtout évoqué l’éventualité d’une conférence sur l’ensemble des problèmes du Proche-Orient après le règlement de l’affaire du Koweït. Car les Arabes (d’autres aussi d’ailleurs) sont sensibles à l’argument de Saddam Hussein quand celui-ci s’étonne de voir l’ONU (Organisation des Nations unies), aujourd’hui très sourcilleuse sur le respect de ses décisions, se montrer beaucoup plus accommodante envers la Syrie qui occupe le Liban et surtout, bien sûr, envers Israël. Mais en évoquant à la tribune de l’ONU l’éventualité de cette conférence sur les problèmes du Proche-Orient, le président de la République a fait beaucoup plus : il a offert à Saddam Hussein une porte de sortie. Celui-ci pourrait toujours sauver les apparences, si importantes en cette affaire, en faisant valoir que son action au Koweït aura permis de poser le problème d’Israël et de l’attitude de cet État dans les territoires occupés ».
Lorsque le 12 août 1990 le président Saddam Hussein avait suggéré que l’ensemble de la question proche-orientale fût réglée au sein d’une conférence ad hoc, son propos avait été considéré comme un marchandage inacceptable. Dans son éditorial du 14 août 1990, Le Monde avertit aussitôt ses lecteurs que « pour tenter de faire oublier son propre forfait, le dictateur de Bagdad se livre à un amalgame historiquement simpliste ». Or, dans le même quotidien vespéral, le 10 octobre 1990, André Fontaine en vient à prôner cette solution :
« Oui peut nier honnêtement : a/ que de tous les pays de la région, l’Irak soit celui qui nourrit à l’égard d’Israël les intentions les plus homicides et qui s’est donné les moyens pour les mettre en œuvre ? b/ que personne, en dehors de l’Irak, n’a apporté dès la première minute à Saddam Hussein un soutien aussi résolu que le président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat ? c/ que les États-Unis, fer de lance de la résistance à l’agression irakienne, sont aussi le principal soutien d’Israël ? d/ qu’il résulte tout naturellement de a + b + c qu’aucun gouvernement ne pousse autant les États-Unis à passer à l’attaque que celui de Jérusalem ? que ces problèmes ne peuvent pas ne pas affecter ceux du Liban… Concluons : on se moque du monde lorsqu’on soutient que tous ces problèmes ne sont pas liés. Personne d’ailleurs n’en doute, à commencer par le gouvernement d’Israël, que la guerre, si elle devait éclater, se chargerait vite de les mêler. Alors pourquoi ne pas essayer de convoquer enfin cette conférence internationale sur le Proche-Orient dont on parle depuis si longtemps et dont les nouvelles dispositions de l’URSS (Union soviétique) suffisent à changer complètement le sens ? »
En attendant, Saddam Hussein joue avec les nerfs de l’opinion publique occidentale et la libération des otages français constitue l’un des éléments d’une stratégie de marchandage. C’est du moins l’avis qu’exprime le journaliste François d’Alançon dans La Croix du 2 octobre 1990 :
« Manifestement désireux de traiter, le chef de l’État irakien aimerait trouver des interlocuteurs prêts à discuter avant même qu’il n’ait déclaré son intention d’appliquer ou commencé à appliquer les résolutions du Conseil de sécurité. Plus que la France, que la mansuétude trop appuyée de l’ancien allié irakien ne peut d’ailleurs que gêner, c’est l’URSS qui est visée. Principal fournisseur en armes de Bagdad avec qui il a signé un traité d’amitié, Moscou se retrouve aujourd’hui de facto en position d’intermédiaire entre Saddam Hussein et George W. Bush. Ce sont les Soviétiques qui peuvent aider l’Irak à réunir les conditions du dialogue véritable et décisif avec le seul interlocuteur qui l’intéresse en fin de compte, les États-Unis. Sachant que les Américains seront, au bout du processus, les seuls à pouvoir lui donner ce quelque chose qui lui permettrait de sauver la face ».
Mais il est d’autres sujets dans l’actualité, et certains de nos confrères supputent déjà l’avenir qui sera réservé à nos composantes nucléaires par la prochaine loi de programmation militaire. Le journaliste Jean-Louis Arnaud, dans Le Quotidien de Paris du 16 octobre 1990 considère :
« Il s’agit d’adapter la dissuasion française aux changements stratégiques en Europe et dans le monde, d’en recomposer les trois éléments, sous-marin, terrestre et aéroporté, en fonction des nouvelles données et des hypothèses qui seront finalement retenues par les militaires et les politiques. Il s’agit aussi d’éviter que certaines composantes ne deviennent obsolètes, pour des raisons de stratégie ou de technologie, et de tenir compte de l’augmentation des coûts de production qui galopent. En ce qui concerne le sort du plateau d’Albion, on sait déjà que, dans toutes les hypothèses, le système de missiles sol-sol sera modifié puisqu’au cas où il ne serait pas sacrifié à la faveur d’une révision générale, que certains craignent déchirante, il faudrait à la fois renforcer le pouvoir de pénétration des engins et la protection des silos qui les abritent, en un mot refaire le plateau d’Albion. Comme c’est généralement le cas, ce sont les problèmes budgétaires qui vont accélérer les choses. Le nucléaire n’est pas seul en cause et c’est l’ensemble de la politique de défense et de ses moyens qui doit être réexaminé en tenant compte de trois facteurs : les impératifs de la sécurité nationale, les progrès du désarmement Est-Ouest et les ressources financières de la nation ».
Pour sa part le journaliste Jacques Isnard, dans Le Monde du 17 octobre 1990, insiste sur la nécessité de remodeler nos forces en fonction des risques qui se multiplient dans certaines régions du monde et dont le Golfe n’est qu’un exemple. Cela, à ses yeux, obligera à une remise à niveau des forces classiques. En ce qui concerne le nucléaire, il faudra sans doute tenir compte des efforts de désarmement entrepris par Moscou et Washington, d’où cette analyse :
« C’est une nouvelle fois le sort du programme S-45 (missile balistique sol-sol) de modernisation des missiles enterrés dans le plateau d’Albion qui sera probablement en jeu… Les partisans de l’abandon du S-45 et donc du maintien en l’état jusqu’à son obsolescence à l’horizon 2000 du site du plateau d’Albion font valoir qu’un tel système peut avantageusement être remplacé par des avions de combat Dassault Rafale armés d’un missile nucléaire air-sol à portée accrue par rapport à l’actuel ASMP (Air-sol moyenne portée) qui équipe le Dassault Mirage 2000 N. Ce point de vue est très controversé. Rien ne prouve en effet qu’un avion, fût-il aussi perfectionné que le Rafale, soit aussi capable qu’un missile sol-sol de remplir, en permanence, des missions tout temps… Outre sa valeur militaire intrinsèque, qui tient à sa capacité de riposte quasi instantanée, ce site (d’Albion) joue en quelque sorte le rôle de la chèvre au piquet, comme disent les stratèges, qui contraint l’agresseur à s’en prendre directement au sanctuaire national. Le débat est loin de pouvoir conduire à une conclusion évidente ».
30 octobre 1990