Conférence prononcée à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) en novembre 1965.
Décision et recherche opérationnelle
L’action est tissée de décisions de toutes sortes et, depuis que le monde est monde, chaque « décideur » a toujours, bien évidemment, cherché à agir « au mieux ».
Entre 1940 et 1945, un événement nouveau est intervenu. Contrairement à ce qui s’était passé jusque-là, l’idée que la logique scientifique, instrument privilégié de connaissance du monde physique, pouvait également être utilisée systématiquement à l’étude des choix décisionnels s’est progressivement imposée. Et c’est ainsi qu’est née puis s’est développée la Recherche Opérationnelle.
Au cours des deux dernières décennies, l’audience de cette nouvelle discipline n’a cessé de s’étendre, ses premiers succès ayant suscité un intérêt considérable. Programmation, Graphes, Régulation de la production et des stocks. Files d’attente. Théorie de la décision dans l’incertitude, Théorie des jeux ne sont plus désormais des expressions réservées à l’usage des seuls spécialistes. Dans l’euphorie générale, la Recherche Opérationnelle est devenue, pour certains, la Science de la Décision.
Sans méconnaître les progrès décisifs que l’emploi des techniques opérationnelles a permis de réaliser, on peut toutefois se demander s’il n’y a pas lieu de porter à leur sujet un jugement plus nuancé.
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Ayant, dans une situation donnée, le choix entre plusieurs décisions possibles, on ne peut estimer la valeur de ces décisions que par référence à leurs conséquences. Réduit à ses composantes essentielles, tout choix décisionnel se résume alors comme suit :
1° Choix du critère à utiliser pour évaluation de la valeur des conséquences de chacune des décisions possibles ;
2° Calcul, d’après le critère retenu, des conséquences en question ;
3° Sélection de la décision entraînant les conséquences jugées les plus favorables.
Cela étant, si l’on examine les techniques opérationnelles actuellement disponibles, il apparaît qu’elles s’appliquent à des décisions de natures fort différentes. Il suffit, pour s’en convaincre, de s’arrêter un instant sur la notion d’univers (ou contexte) décisionnel.
Le reclassement des principaux chapitres de la Recherche Opérationnelle, pour être effectué commodément, implique que soient distingués quatre types d’univers.
Le premier, le plus simple, est désigné sous le nom d’univers déterminé. Dans ce type d’univers, tous les éléments nécessaires au calcul des conséquences de chacune des décisions possibles sont connus avec une bonne approximation : disons, par exemple, qu’il s’agit de l’univers du directeur technique à qui l’on demande d’étudier une installation (présentant certaines caractéristiques précisément définies) en lui spécifiant de retenir, parmi tous les projets possibles, le moins onéreux.
Le second, plus subtil, est désigné sous le nom d’univers aléatoire. Dans ce type d’univers, certains des éléments nécessaires au calcul des conséquences de chacune des décisions possibles ne sont pas connus parce que susceptibles de fluctuations. Mais, en contrepartie, ces éléments ne peuvent cependant être considérés comme inconnus, en ce sens qu’on est à même de saisir OBJECTIVEMENT, par le jeu de répétitions statistiques, la manière dont se répartissent leurs fluctuations. Ce type d’univers est, par exemple dans l’entreprise, celui du responsable de la gestion des stocks.
Le troisième, qu’on a l’habitude de désigner sous le nom d’univers incertain, est celui dont divers éléments, nécessaires au calcul des conséquences de chacune des décisions possibles, sont purement et simplement inconnus « de par la nature des choses ». C’est, par exemple, le type d’univers dans lequel évolue, dans un secteur concurrentiel, le Président Directeur Général qui doit décider d’un programme d’investissement. Sa décision, qui vise l’avenir, parfois à long terme, est conditionnée par des facteurs (pensons seulement au niveau des débouchés futurs) qu’il ne lui est pas possible d’évaluer objectivement. Ajoutons que, dans ce type d’univers, la notion de répétition statistique n’a pas de sens.
Le quatrième, enfin, est également un univers incertain, mais dans lequel l’incertitude provient de l’existence de volontés antagonistes. C’est, par exemple, le type d’univers dans lequel évoluent les hommes politiques, les diplomates, les militaires et bien d’autres encore.
Ces quatre types d’univers étant distingués, il apparaît alors que les décisions qu’on est amené à prendre dans chacun d’eux sont, de l’un à l’autre, de natures fort différentes.
Revenons au cas du directeur technique chargé de proposer une nouvelle installation (répondant à certaines spécifications) en admettant que les solutions possibles soient au nombre de trois et trois seulement. Ce directeur technique fera établir par ses services les devis correspondant à chacune des possibilités et le choix s’imposera de lui-même (nous nous plaçons, rappelons-le, dans l’hypothèse d’un critère de choix s’exprimant en termes de dépenses minima). Disons un peu différemment que, si la Direction de l’entreprise est collégiale, le choix du projet à retenir ne donnera lieu à aucune discussion.
Bien entendu, si le nombre des projets possibles est extrêmement élevé, les techniques opérationnelles, en autorisant directement le diagnostic du projet le moins coûteux, se révéleront un outil décisif, mais l’essence de la décision restera la même. Dans l’hypothèse d’une Direction collégiale, disons que le résultat débité par l’ordinateur ne fera l’objet d’aucune contestation.
En d’autres termes, dans l’univers déterminé (comme, d’ailleurs, dans l’univers aléatoire), la décision — une fois un critère de sélection adopté — s’impose, en quelque sorte, objectivement. Elle est indiscutable et c’est en ce sens qu’on peut la considérer comme triviale.
Il n’en est plus du tout de même dans le cas des univers incertains. Dans ces univers, la décision reste forcément subjective : elle implique que le décideur s’y projette lui-même et c’est en quoi elle est véritablement décision. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on est en droit d’être sceptique sur la possibilité, dans ces domaines, de choix véritablement collégiaux.
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Les techniques opérationnelles classiques s’exercent principalement dans les univers déterminés et aléatoires, autrement dit dans les univers où ne se rencontrent pas les décisions véritables.
Bien entendu, cette remarque ne minimise en rien la très grande portée de la nouvelle discipline. Si nous considérons, par exemple, les univers déterminés — les plus simples, avons-nous dit — la difficulté dans ces univers tient souvent au très grand nombre des décisions possibles ; or, la Recherche Opérationnelle, grâce en particulier aux techniques de programmation, permet dans bien des cas de converger sur la solution la meilleure sans avoir à énumérer toutes les solutions possibles. Du point de vue de la pratique, il s’agit incontestablement là d’un apport très important.
Il n’en reste pas moins, cependant, que pour l’essentiel, les univers incertains où se situent les décisions véritables ne relèvent nullement des techniques classiques. Les théoriciens, pour pallier cette lacune, se sont efforcés de définir des modalités rationnelles de décision dans l’incertitude : nous examinerons, dans ce qui suit, les directions dans lesquelles ils se sont orientés en nous limitant aux univers incertains « de par la nature des choses ».
Une première démarche, démarquée de la théorie des jeux, peut consister à dessiner un tableau portant en colonnes les états possibles (ou du moins jugés tels) du contexte futur et, en lignes, les décisions envisageables. À l’intersection de chaque colonne Ej et de chaque ligne Di est ensuite porté le résultat Rij attendu de la décision Di si l’état de l’univers se révèle bien — plus tard — être effectivement Ej. Cela fait, on est à même, si l’on est optimiste, de fixer son attention sur le meilleur des Rij portés dans chaque ligne en vue de retenir la décision Di correspondant au meilleur des meilleurs Rij. Si l’on est de nature pessimiste, on peut, différemment, fixer son attention sur le moins bon des Rij portés dans chaque ligne en vue de retenir la décision Di correspondant au moins mauvais des Rij en question.
Imaginons, par exemple, que nous envisagions trois niveaux différents de débouchés futurs pour le type de produit que nous fabriquons :
E1 niveau identique à l’actuel
E2 niveau faiblement supérieur à l’actuel (+ 10 %)
E3 niveau nettement supérieur à l’actuel (+ 30 %)
et que nous retenions a priori trois décisions possibles consistant :
D1 à ne prévoir aucun investissement supplémentaire
D2 à augmenter nos capacités actuelles de 15 %
D3 à augmenter nos capacités actuelles de 40 %
Admettons, enfin, que les résultats attendus (exprimés en termes de profits) se présentent, tous calculs faits, comme indiqués ci-dessous, dans les différentes hypothèses :
E1 |
E2 |
E3 |
Max |
Min |
|
D1 |
10 |
12 |
12 |
12 |
10 |
D2 |
5 |
13 |
14 |
14 |
5 |
D3 |
2 |
10 |
16 |
16 |
2 |
Si nous sommes de nature optimiste nous choisirons D2 ; si nous sommes de nature pessimiste, nous choisirons D1.
Cette méthode présente toutefois un grave inconvénient logique. On démontre, en effet, qu’elle ne permet pas de vérifier l’ensemble des quelques axiomes simples de cohérence qu’on est en droit d’exiger d’un comportement logique.
Une seconde démarche, qui permet de lever cette difficulté, consiste à attacher à chacun des états possibles de l’univers un « coefficient de vraisemblance », de façon à pouvoir faire correspondre à chaque décision possible l’espérance mathématique des résultats la concernant et, de là, à ramener le choix à la confrontation des espérances mathématiques en question.
Si, par exemple, revenant aux données du tableau précédent, nous attribuons à E1 la probabilité 1/4, à E2 la probabilité 1/2, à E3 la probabilité 1/4, nous serons conduits à choisir D1, les espérances mathématiques des résultats attendus des différentes décisions envisagées s’établissant alors respectivement à 11,5, 11,25 et 11.
En réalité, l’application de cette méthode réclame d’exprimer les Rij, non pas en valeurs objectives (profits par exemple), mais en valeurs elles-mêmes subjectives — les utilités — qu’il est théoriquement possible de définir en soumettant le décideur à des jeux subtils de loteries.
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Il ne fait de doute pour personne, que le modèle décisionnel « Probabilités - Utilités » soit une très belle construction théorique. Il est douteux cependant qu’il puisse être valablement projeté dans la pratique. Pour opérer une telle projection, il faut en effet valoriser les utilités et les probabilités subjectives, ce qui ne paraît pas réalisable de façon réellement valable.
Considérons tout d’abord le cas des utilités. Ayant affaire à un décideur capable d’exprimer, dans les différentes hypothèses possibles, les valeurs Rij des résultats attendus et cela en termes objectifs (de profits, par exemple), il s’agit de passer des Rij aux valeurs subjectives Uij qu’il leur attribue. Bien entendu, cette idée de valeurs subjectives s’impose car, du point de vue du décideur, il peut n’y avoir aucune commune mesure entre une perte de 0 et une perte de 10, s’il peut supporter la première, tandis que la seconde le met en faillite. Nous pouvons, en principe, déterminer les Uij en soumettant le décideur à des jeux de loteries… mais en pratique, cette méthode, pour être valable, suppose que l’homme aux prises avec une situation concrète soit capable de projeter très exactement son état d’esprit à l’égard de la situation en question dans une situation de loteries radicalement différente, ne serait-ce que parce qu’elle est abstraite ; or, rien n’est moins sûr, le seul fait de mettre le décideur dans une autre situation étant susceptible de modifier complètement son comportement.
Pour prendre l’exemple le plus simple, nous sommes persuadés qu’il est à peu près impossible de prévoir, à partir de ce qu’il dit devant un tableau noir à propos de la roulette, le comportement réel d’un probabiliste dans une salle de casino.
De son côté, la valorisation des probabilités subjectives paraît encore plus sujette à caution. Quels que soient les travaux axiomatiques qui ont été effectués à ce sujet, il est vraisemblable qu’en proposant au décideur de valoriser ses probabilités subjectives on n’obtient de lui que l’écume d’un vieux patrimoine intuitif dont on ne sait même pas de quoi il est composé. En fait, il paraît difficile d’accorder à la réponse obtenue la moindre signification.
Une objection sérieuse aux considérations qui précèdent consiste à noter que le modèle « Probabilités - Utilités » présente au moins l’avantage de garantir une certaine cohérence logique. Considérez, par exemple, dira-t-on, un entrepreneur qui a décidé brutalement d’accroître ses capacités de production de 40 %. Il a pris cette décision parce qu’il pense qu’elle a de fortes chances d’être la bonne, sans se poser d’autres questions. Placez maintenant, à côté de lui, un chercheur spécialisé. Le chercheur va essayer d’analyser les composantes de l’évolution possible des débouchés. Cela va le conduire à proposer un modèle économétrique de cette évolution tenant compte des multiples facteurs susceptibles de la conditionner. Certains de ces facteurs ne pourront alors être valorisés qu’en probabilité subjective, ce qui conduira le chercheur à se retourner vers l’entrepreneur. Celui-ci lui donnera son point de vue sur chacun d’eux, point de vue ni plus ni moins défendable que celui qui l’a conduit à porter, un peu plus tôt, un jugement sur la situation globale.
À ce stade, le chercheur va peut-être constater que les opinions exprimées par l’entrepreneur sont davantage compatibles avec un accroissement de capacité de l’ordre de 20 % qu’avec un accroissement de 40 %. Il sera donc à même de le mettre en garde contre une incohérence logique.
Cette objection repose toutefois sur un postulat implicite, à savoir que, dans le domaine de l’action comme dans celui de la science, la cohérence logique est un impératif catégorique…, or, cela n’a rien d’évident.
La naissance de la logique scientifique, telle que nous la connaissons, n’est intervenue qu’après des millénaires d’observation de la nature. Nous savons même que les Anciens connaissaient empiriquement un très grand nombre de théorèmes bien avant qu’ils existassent en tant que théorèmes. Les Égyptiens, bien avant Pythagore, savaient obtenir des angles droits en disposant, en triangle, des perches de longueur 3, 4 et 5 unités. En bref, notre logique, incomparable instrument d’appréhension du monde physique, s’est appuyée sur un substrat intuitif résultant d’observations multi-séculaires.
En matière d’action, il semble que notre démarche n’a nullement suivi le même cours. On tente de faire rentrer l’action dans le cadre de la logique scientifique sans, qu’à notre connaissance, on se soit beaucoup préoccupé d’observer en quoi consiste justement l’action. Nous connaissons bien les résultats positifs ou négatifs de l’activité des grands hommes d’action mais nous ignorons l’essentiel des mécanismes profonds qui les ont fait agir comme ils l’ont fait.
L’anecdote suivante est très révélatrice de cette démarche qui tend à plier l’action à la logique. Ayant pris connaissance des travaux du Professeur Savage sur la Décision, le Professeur M. Allais décida de soumettre à l’expérience certains des axiomes logiques de comportement pris en considération par son éminent collègue. Pour ce faire, il soumit à des jeux de loteries un certain nombre de ses amis (pour la plupart scientifiques d’incontestable qualité) et cela lui permit de constater que le comportement de ces hommes réputés rationnels mettait en défaut un des axiomes en question.
Ce résultat ne troubla pas pour autant les tenants de la théorie. Ils y virent seulement la preuve que des hommes réputés rationnels pouvaient se conduire illogiquement… ce qui était sans aucun doute la façon la plus expéditive d’esquiver un problème délicat.
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Les remarques qui précèdent sont, en quelque sorte, d’ordre technique, mais on peut se demander si l’utilité pratique de la théorie « Probabilités - Utilités » ne prête pas à une discussion beaucoup plus fondamentale.
Ayant eu quelques occasions de regarder vivre et agir des hommes d’action, nous sommes arrivés à la conclusion que cette théorie entièrement fondée sur la cohérence logique néglige, en réalité, l’essence même de l’action. Elle impose, en effet, au décideur d’apprécier au départ, les contextes futurs possibles puis, d’attribuer une probabilité subjective à chacun des états envisagés. Ce faisant, elle le conduit à poser (au moins implicitement) que l’avenir lui est extérieur ; à s’efforcer, n’ayant pas les moyens d’en voir précisément les contours, de les discerner ; à retenir, comme il hésite, plusieurs variantes et à leur attribuer des coefficients de vraisemblance. À bien des égards, elle lui dicte de procéder comme le témoin, qui, dans les locaux de la police, tente de reconstituer le visage de ce donné extérieur qu’est l’assassin de la voisine.
Une telle reconnaissance de l’extériorité du monde, qui constitue depuis des siècles un des fondements de la science, est évidemment chose naturelle de la part des chercheurs scientifiques, mais nous avons tendance à penser qu’elle est impossible pour l’homme d’action parce qu’il est justement, par définition, celui qui se veut capable d’agir sur le monde.
Si un chef d’entreprise ayant décidé de lancer un nouveau produit nous dit qu’il a pris sa décision parce qu’il estime à 70 % la probabilité de réussir le lancement de ce nouveau produit… soyons sceptiques ! Il a pris sa décision parce qu’il s’estime capable d’imposer le produit au public… et son coefficient de probabilité n’est qu’une restriction mentale a posteriori.
Il y a dans l’action une dimension d’une tout autre catégorie que celle de la raison pure : le postulat en quelque sorte vital, chez l’homme d’action, de l’interaction entre sa décision et les états du monde.
Mais, dira-t-on, si une théorie de la décision laisse échapper une dimension fondamentale de l’action, ce n’est pas grave : on s’apercevra tôt ou tard qu’elle conduit à des décisions erronées.
Le problème, malheureusement, paraît moins simple car la situation des chercheurs dans le domaine qui nous occupe ici est beaucoup plus confortable que celle des chercheurs qui se penchent sur le monde physique.
Ces derniers, observant un phénomène, tentent, pour l’expliquer, d’élaborer un modèle, mais sont ensuite obligés de confronter les conséquences tirées du modèle à la réalité. Or, la confrontation est implacable. Dans le domaine de l’action où les résultats sont à venir et beaucoup plus diffus, la sanction est précaire. Il est tentant, parce que commode, d’être normatif ce qui est une façon comme une autre de se lancer dans l’action.
Quand on examine l’intelligence, la finesse, l’imagination, l’habileté, l’acharnement avec lesquels, en France, les chercheurs opérationnels ont réussi à donner à leur discipline les développements que l’on sait, on est enclin à y voir la preuve que leurs qualités d’hommes d’action ne l’ont cédé en rien à leurs qualités de chercheurs. S’ils avaient eu recours, il y a une quinzaine d’années, à la théorie de la décision dans l’incertitude pour déterminer s’ils devaient ou non se lancer dans cette voie, ils auraient vraisemblablement été amenés à conclure négativement. En réalité, c’est parce qu’ils ont décidé, à l’époque, de promouvoir la recherche opérationnelle (en disposant des qualités intellectuelles et de persuasion requises) qu’ils l’ont fait effectivement prévaloir par la suite.
Au terme de ces remarques, qu’on ne nous fasse pas dire que nos réticences sur l’utilité pratique de la théorie « Probabilités - Utilités » visent à démontrer la supériorité automatique des errements, paris, improvisations, trop souvent en usage. S’il est des hommes d’action qui puisent de la confiance, de l’assurance, de l’imagination dans l’élaboration de modèles mathématiques compliqués, le calcul d’utilités, l’évaluation de probabilités subjectives, il est éminemment heureux et utile qu’on puisse répondre à leur attente. Ce que nous voulons dire, c’est que nous ne nous sentons pas en mesure, en ce qui nous concerne, d’affirmer la supériorité systématique de cette démarche sur beaucoup d’autres.
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En dernière analyse, l’ensemble de ces réflexions a pour substrat une philosophie (qu’on nous pardonne ce grand mot) établissant une distinction drastique entre l’action créatrice et l’action organisatrice.
Les univers déterminés ou aléatoires sont des donnés extérieurs. À ce titre, ils sont le champ de l’action organisatrice qui consiste à définir et utiliser au mieux les moyens. Si l’on remarque alors qu’une fois des objectifs fixés, on est, du point de vue de la mise en œuvre des moyens, ramené à de tels univers, l’importance décisive de l’événement opérationnel s’impose comme évidence.
En revanche, les univers incertains ne sont pas des donnés extérieurs : ils sont à modeler. C’est pourquoi on ne peut conclure à la valeur pratique indiscutable de la théorie « Probabilités - Utilités » parce qu’elle ne tient pas compte de cette dimension fondamentale de l’action créatrice, que nous avons évoquée il y a un instant, à savoir qu’elle est volontariste. La théorie fait du décideur celui qui tente de naviguer au mieux dans un univers qui lui est imposé, au lieu de considérer que le créateur est, par définition, celui qui se juge en mesure d’agir sur le monde.
Tout le monde connaît la boutade célèbre d’un amateur qui disait à peu près : « C’est fou ce que, depuis quelque temps, la nature ressemble aux paysages de Corot ». Il tirait, en quelque sorte, les conséquences limites de l’action du créateur sur l’environnement.
On peut donc douter légitimement du réalisme de nos efforts pour tenter de rationaliser l’action créatrice parce qu’ils négligent le fait que le créateur, de par son optique volontariste, raisonne en termes d’objectifs et le fait que la définition d’objectifs ne relève pas exclusivement des catégories du raisonnement scientifique, mais bien davantage d’autres catégories plus complexes, dont rien ne permet d’affirmer qu’elles soient réductibles au rationnel. À l’échelon suprême, opter pour le développement prioritaire de tel ou tel type d’équipement nucléaire ou pour le développement prioritaire de tel ou tel type d’infrastructure sociale ne peut reposer que sur une conception transcendante de l’indépendance nationale ou que sur une conception transcendante du progrès social.
Au fond, toute réflexion sur la Décision aboutit toujours à une réflexion sur les fins et les moyens. En un temps où la Décision fait l’objet de tant de travaux, la négligence dont le plus grand nombre semble faire preuve à l’égard des fins peut évidemment paraître surprenante mais elle n’est que la conséquence normale de l’orientation exclusivement logique de nos recherches. Sous prétexte que notre logique s’avère efficace dans le domaine de la gestion, nous rêvons, ayant déifié la logique, de faire de la gestion une fin.
La notoriété de la notion même de Technocratie est révélatrice de cette hérésie. Un homme, un peuple peuvent s’assigner des fins transcendantes : à ce titre « autocratie », « démocratie » sont des mots qui ont un sens. Mais dans la mesure même où des moyens peuvent être utilisés à des fins très différentes voire totalement opposées, on ne voit guère à quoi peut aboutir une « bureaucratie » ou une « technocratie » sinon à un confusionnisme barbare. Ceux que l’on désigne généralement sous le nom de technocrates, ces « techniciens que l’on n’aime pas », comme le dit si spirituellement A. Sauvy, en sont d’ailleurs les premiers convaincus et c’est pourquoi c’est sans doute chez eux que l’on observe la conscience la plus aiguë de la primauté absolue des options « politiques ». ♦