Défense à travers la presse
L’événement marquant du mois de novembre 1990 [NDLE 2023 : du 9 au 21] aura été sans conteste la réunion à Paris de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). De la conférence de presse du président Mitterrand, nos confrères ont essentiellement retenu l’accord de principe donné par le chef de l’État à une résolution du Conseil de sécurité autorisant le recours à la force dans le Golfe. Dans Libération, Marc Kravetz a cette formule heureuse qui résume bien le problème : « Contraindre Saddam Hussein à se retirer du Koweït ne fait pas plus discussion qu’en prendre les moyens ultimes ne fait l’unanimité ».
Pour ce qui concerne les travaux de la CSCE, nul n’a manqué de retenir ce constat : « Yalta, c’est terminé ». Nul n’en dispute le bien-fondé, mais chacun a sa propre interprétation. Aux yeux de Franz-Olivier Giesbert, cette conférence de Paris aura apporté une certaine clarification. Il s’en explique dans Le Figaro du 22 novembre 1990 :
« Les trente-quatre chefs d’État et de gouvernement qui se sont réunis à Paris ont ratifié, selon leur propre formule, la fin de l’ère de l’affrontement et de la division. Bref, ils ont enterré la guerre froide. Bonne nouvelle. Mais elle n’apprend rien à personne. Tout le monde sait depuis la chute du mur de Berlin, il y a un an, que le communisme est en voie de désagrégation. Nul n’ignore non plus que Mikhaïl Gorbatchev est devenu, avec autant de cran que de savoir-faire, le syndic de faillite du système. Le numéro un soviétique ne cherche plus à exporter cette révolution dont il entend aujourd’hui tourner la page. Son pays, congelé, vivait sur lui-même. Il est en train de dériver vers le continent européen auquel il pourrait finir par s’ancrer, concrétisant ainsi le vieux rêve gaullien d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural.
Il était temps de remettre les montres à l’heure. D’où cette Charte de Paris pour une nouvelle Europe. Mais rien ne dit qu’il fallait pour autant accepter de parapher un traité qui reconnaît la supériorité militaire de l’Union soviétique en lui accordant 34 % des forces sur le continent à l’heure où les États-Unis ont amorcé le retrait de leurs troupes ».
Ce traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE) est cependant considéré comme un texte fondamental de l’après-guerre. N’est-il pas périmé ? s’interroge Alfredo Valladao dans Libération du 19 novembre 1991 :
« Il constitue l’accord de désarmement le plus important, le plus étendu, détaillé et contraignant, de l’histoire moderne. Mais avant même sa signature, il est déjà en bonne partie dépassé. Ce traité se place encore dans une logique d’équilibre militaire entre deux alliances antagonistes. Or, le Pacte de Varsovie n’existe plus que sur le papier. L’Alliance atlantique elle-même est contrainte à de sérieuses révisions concernant son organisation et sa raison d’être. En outre, on sait déjà que les limitations numériques du matériel militaire ne seront pas remplies. L’Union soviétique, qui assume près de 90 % du total des réductions d’armements exigées par le traité, s’est en effet engagée à rapatrier toutes ses troupes stationnées en Allemagne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Ces États, pour leur part, n’ont aucune intention de remplir le quota de chars, véhicules blindés ou pièces d’artillerie attribué à la zone centrale du traité. Les Occidentaux, eux aussi, ne voient plus l’équilibre en Centre-Europe comme la priorité des priorités… L’Allemagne, confrontée au coût exorbitant de l’unification, est bien décidée à tailler dans les dépenses militaires. Tous les autres pays de l’Otan commencent aussi à couper dans le budget des armées. Le grand exercice de limitation des armements conventionnels en Europe a donc une saveur légèrement anachronique ».
Les stipulations techniques de ce traité FCE sont rapportées par les journaux mais ne donnent pas lieu à des commentaires. Il en va tout autrement à propos de la CSCE qui, il est vrai, présente un caractère plus politique. Dans Le Quotidien de Paris du 19 novembre 1990, Jean-Louis Arnaud prend acte de la portée de cette conférence de Paris tout en manifestant une certaine méfiance :
« Du côté liquidation de l’ordre ancien, on aura donc un traité concret dans le domaine des armes conventionnelles, qui vise à éliminer toute capacité de mener des actions brutales en Europe et, symétriquement, toute capacité de résister à de telles actions. Mais du côté fondation d’un ordre nouveau, les perspectives sont beaucoup plus floues. Le signaler n’ôte rien à l’importance d’un sommet qui, quoi qu’il arrive, figurera comme une étape historique dans le déroulement d’un processus qui n’a pas de précédent… Paradoxalement, quoiqu’elle ait donné des résultats opposés à ceux qu’en attendaient ses prédécesseurs, c’est à la CSCE que Gorbatchev doit s’en remettre pour faire accepter des siens des mesures de désarmement qui, en raison même de leur supériorité écrasante en armement conventionnel, frappent les Soviétiques plus spectaculairement que les Américains et leurs alliés. On constatera cependant que la CSCE reste un forum où les Russes peuvent espérer, avec la complicité objective des Américains, continuer à intervenir dans les affaires des Européens, avec l’idée de les maintenir dans un état dont eux-mêmes n’aient rien à craindre ».
Dans son commentaire de L’Humanité, le 22 novembre 1990, Jean-Paul Piérot n’avance pas une telle hypothèse mais il considère que ce traité FCE reste insuffisant :
« Le Sommet de Paris a été l’occasion de la signature du plus important traité de diminution des arsenaux militaires conventionnels jamais conclu sur le continent. La nouvelle Europe définie par la CSCE doit être une Europe de la liberté, du pluralisme, où l’exercice du pouvoir résulte d’élections libres. De ce point de vue, s’il faut se féliciter que les pays de l’Est aient aboli un système politique arbitraire fondé sur le pouvoir des partis-États, la démocratie n’a pas encore étendu sa primauté partout ailleurs, par exemple dans la Turquie de M. Ozal… Alors que l’esprit même de la CSCE devrait conduire à l’élimination des alliances militaires, il n’en est point question. De même, n’évoque-t-on pas non plus un avenir dénucléarisé. La réduction des armements déjà décidée et le rapprochement paneuropéen stimulé par des mécanismes institutionnels de concertation sont autant de points d’appui pour progresser dans la voie de la sécurité et de la compréhension, mais il serait naïf de croire que tous les problèmes se trouvent aplanis ».
Que toutes les questions ne soient pas réglées ipso facto, nos confrères en conviennent. Dans son éditorial de La Croix du 17 novembre 1990, Yves Pitette fait preuve d’un réalisme avisé et cerne fort bien la situation :
« Les Européens touchent là les premiers dividendes d’efforts lancés de très loin. C’est parce que ceux de l’Ouest n’ont pas cédé il y a six ans dans l’affaire des euromissiles que Gorbatchev, arrivant au pouvoir, changea son fusil d’épaule. Réjouissons-nous aujourd’hui de voir entamer sérieusement l’une des citadelles les plus solides, celle qui protège les certitudes militaires. Mais il y aurait grand risque à en rester là. Il est d’abord d’autres négociations à ouvrir et singulièrement celle sur les armements nucléaires stratégiques. N’oublions pas en effet que l’URSS, même affaiblie, reste une superpuissance nucléaire. Si la menace qu’elle représente semble, elle aussi, amoindrie, elle existe. Or dans le même temps, l’Europe toute à sa nouvelle liberté s’est engagée, tout entière, dans le désarmement. Elle n’a pas le recul dont disposent l’URSS au-delà de l’Oural, zone non couverte par le traité, ou les États-Unis sur leur propre territoire. Elle n’a pas non plus leur puissance nucléaire. Il faut enfin que l’Europe accepte de regarder en face la question de sa défense. La réunion de la CSCE répond à un premier besoin, celui d’organiser les bases d’un système de sécurité collective européen. Elle ne répond pas au second qui est de protéger cette Europe. Paix intérieure n’a jamais voulu dire absence de risques ».
Dressant l’inventaire des difficultés auxquelles s’affrontent les pays membres de cette CSCE, André Fontaine, dans Le Monde du 20 novembre 1990 parle de « sommet des éclopés ». Il s’interroge surtout sur la nécessité de la CSCE :
« Il y a déjà tant de structures européennes qu’on peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux, plutôt que d’en inventer encore, incorporer dans celles qui existent les nouvelles recrues de la démocratie ».
Manifestement notre confrère ne tient pas compte des conditions dans lesquelles s’est, à partir de 1975, constitué le processus d’Helsinki. À moins qu’il ne le juge désormais sans objet. La réponse se trouve peut-être dans l’éditorial du Monde daté du 23 novembre 1990. Les organismes de la CSCE, y affirme-t-on, ne suffiront pas pour structurer les espérances de l’après-guerre. Un tel optimisme serait un sommeil de la raison. Pourquoi ? :
« Car nombreux sont les défis lancés à l’Europe nouvelle. Il est, certes, de bon présage que la Charte de Paris prévoie par le menu les procédures et mécanismes à même de garantir une sécurité permanente. Mais la paix est une fleur fragile, sans cesse en péril. L’immense incertitude qui guette l’empire soviétique en voie de démantèlement et le réveil des nationalismes pourraient créer de dangereux trous de sécurité dans cette maison commune à l’architecture encore si indécise. La mise en place à Vienne d’un centre de prévention des conflits montre que les dirigeants européens sont conscients d’un tel risque. Mais la plus grande menace est ailleurs. Elle tient à l’aggravation du découplage économique et technologique entre riches et pauvres, entre États ou régions d’Europe modernes ou arriérés ».
Il est évident que pour surmonter ces réelles difficultés, il faudra faire appel aux organismes européens existants. Mais n’a-t-on pas entendu M. Jacques Delors (président de la Commission européenne), de retour de Moscou, avouer qu’il ne savait pas si la question de l’aide devait être débattue avec chacune des républiques ou avec le pouvoir central ? Il conviendra que se décantent les choses pour avoir la réponse.
25 novembre 1990