Ramsès 91
Le Rapport annuel mondial sur les systèmes économiques et les stratégies en 1991 (Ramses 91), qui est publié chaque année par l’Institut français des relations internationales (Ifri), vient donc d’être diffusé. Nos lecteurs connaissent la disposition devenue traditionnelle de cet ouvrage rédigé en équipe, sous la direction de Thierry de Montbrial : deux parties « généralistes » analysent respectivement dans un esprit prospectif les événements politiques et économiques survenus dans le monde au cours de l’année écoulée (laquelle s’arrête au mois d’août précédent en raison des délais de publication), alors que deux autres parties, « thématiques » celles-là, sont consacrées à des sujets d’actualité. Les thèmes choisis cette année ont été la compétitivité industrielle européenne et l’environnement : le premier devrait en effet dominer nos préoccupations dans le domaine économique à la veille de la constitution du marché unique européen, alors que le second est en train de prendre une dimension politique de plus en plus importante, tant sur le plan intérieur qu’international.
L’Ifri a ainsi jugé nécessaire d’insister tout particulièrement sur cette importance nouvelle de l’environnement dans les relations internationales que Thierry de Montbrial a soulignée lui-même dans son introduction à l’ouvrage. Parmi les phénomènes récemment constatés, mais mal connus, qui rendent nécessaire l’établissement d’un « nouvel ordre écologique mondial », pour reprendre le titre de l’article que L’Express a consacré à Ramses 91, on retiendra surtout « l’effet de serre », dû en particulier à l’augmentation croissante des émanations de gaz carbonique provoquée par le développement des activités humaines. Il pourrait aboutir en effet, dans le courant du siècle prochain, à un accroissement de la température moyenne sur notre Terre de 2 à 7 degrés, ce qui aurait de toute évidence des conséquences économiques et géopolitiques considérables. Sur cette évolution de notre environnement, comme sur les autres qui rendent également nécessaire une approche planétaire des réponses à y apporter, le rapport de l’Ifri, établi pour cette partie sous la responsabilité de Philippe Moreau Defarges, nous apporte des diagnostics très complets, ainsi que des éléments de réflexion sur les risques qui en résultent pour nos économies, nos sociétés et nos relations extérieures. À propos de ces dernières, il analyse en particulier la notion entièrement nouvelle de « conflit écologique » et il ébauche la problématique d’une « diplomatie de l’environnement », laquelle devrait entraîner un renouvellement des règles et pratiques internationales. Le dossier ainsi constitué est donc très documenté, alors qu’il est aussi présenté de façon très claire et assorti pour les précisions, comme pour ceux traitant des autres sujets, de nombreux tableaux, schémas, statistiques, cartes et encarts, superbement édités.
L’autre partie thématique du Ramses 91, rédigée sous la responsabilité de Frédérique Sachwald, est plus spécialisée, puisqu’elle traite, nous l’avons dit, de la compétitivité industrielle de l’Europe, tant au niveau des entreprises que des nations. Après avoir analysé les aspects macro-économiques et sectoriels de cette compétitivité et le comportement des entreprises à son égard, elle traite de ses particularités dans les secteurs de pointe, et notamment de ses rapports avec la capacité d’innovation, avant d’entreprendre l’étude prospective des stratégies ouvertes aux entreprises et aux nations, dans le cadre à la fois du marché unique européen et de la globalisation croissante qui apparaît dans les relations économiques internationales, en insistant sur la nécessité de nous doter d’une « politique de l’innovation ». Cette étude complète ainsi utilement la partie généraliste du rapport relative à l’économie internationale, puisque cette dernière est consacrée essentiellement, elle aussi, à l’Europe. Elle s’arrête plus particulièrement, d’une part, sur la problématique des réformes à entreprendre à l’Est et sur le rôle que l’Occident peut jouer pour les accompagner, et, d’autre part, sur les perspectives à court terme de l’« Europe financière ». Ces analyses s’arrêtent, comme nous l’avons noté, au 2 août 1990 : elles n’ont donc pas pris en compte les conséquences de la crise du Golfe. Mais Pierre Jacquet, qui a été le responsable de la confection de la partie économique du rapport, a actualisé sa réflexion lors de la présentation de l’ouvrage au public en octobre. Nous croyons pouvoir la résumer comme suit : la crise du Golfe a déjà produit un « choc pétrolier », dont on ne peut dire encore s’il sera durable, mais cette incertitude paralyse les décisions et favorise donc la spéculation. D’autre part, cette crise ne pourra qu’amplifier les phénomènes économiques déjà latents à l’Ouest, c’est-à-dire moins de croissance, plus d’inflation et une plus grande compétition sur le marché international des capitaux, ce qui rendra encore plus délicates l’intégration monétaire européenne ainsi que les relations commerciales de l’Europe avec le Japon et avec le grand marché nord-américain qui est en train de se constituer. Alors que, si l’on se tourne vers l’Est et vers le Sud, on ne peut envisager l’avenir économique qu’avec un « réalisme inquiet ».
Pour finir, nous en arrivons ainsi, bien qu’elle soit située en tête de l’ouvrage, à la présentation de la partie politique du Ramses 91, rédigée sous la responsabilité de Ewa Kulesza, avec la collaboration notamment de Jean Klein, Walter Schütze, Jérôme Paolini et Frédéric Bozo. Elle aussi, puisqu’elle a été rédigée avant la crise du Golfe, traite essentiellement des bouleversements survenus en Europe pendant l’année précédente et de leurs conséquences. C’est ainsi qu’elle passe en revue la situation en URSS « au temps des troubles », « les débuts du post-communisme dans l’autre Europe » et « la question allemande », pour déboucher sur une réflexion d’ensemble sur une « nouvelle architecture européenne » qui rechercherait « une sécurité au-delà des alliances », et sur le rôle que pourrait jouer à cet égard la Communauté économique européenne (CEE) dans « le nouveau paysage européen ». Dans son introduction, Thierry de Montbrial avait tiré de cette situation des conclusions qui restent d’actualité. Nous avons noté en particulier les suivantes : « il serait aberrant de voir dans le traité germano-soviétique le spectre de Rapallo ou du pacte Molotov-Ribbentrop » ; « Gorbatchev est maintenant condamné à rester extrêmement prudent dans sa politique extérieure et à s’attacher durablement le soutien occidental dans son ensemble » ; « en Europe, notre sécurité dépendra étroitement de la solidité de la construction européenne, pour laquelle nous disposons de deux cartes maîtresses : l’entente franco-allemande et le rôle que nous pouvons et devons jouer pour renforcer l’équilibre interne de la Communauté ». Mais en octobre, lors de la présentation publique du Ramses, le directeur de l’Ifri s’est montré un peu moins optimiste dans ses commentaires, puisqu’il a ajouté qu’en URSS « tout est possible » à court terme, et que pour l’Allemagne « tout reste ouvert » sur le long terme, car « l’histoire n’est jamais écrite d’avance ». Pour notre ami en effet, ce sont les hommes d’État qui « font l’histoire », et il en trouve la preuve dans le rôle déterminant joué récemment par le président soviétique et le chancelier allemand [Helmut Kohl]. Mais il attribue aussi, et sur ce point nous le suivrons moins volontiers d’autant qu’il est quelque peu contradictoire avec le précédent, un rôle déterminant à l’économie, lorsqu’il écrit par exemple : « Ce n’est pas au travers de la géopolitique, mais bien de la géoéconomie, qu’on déterminera la redistribution du pouvoir dans l’après-guerre froide ».
Nous paraissons nous trouver ainsi assez loin de la crise du Golfe, alors qu’elle domine entièrement l’actualité au moment où nous écrivons ces lignes. Les auteurs du Ramses 91 n’avaient cependant pas omis de consacrer un chapitre aux conflits régionaux. Ils y avaient insisté plus particulièrement sur la situation en Afrique australe, où ils avaient cru déceler l’espoir d’une solution aux problèmes intérieurs de l’Afrique du Sud et par voie de conséquence celui d’une normalisation des relations de cette dernière avec ses voisins, ouvrant ainsi la perspective d’une situation meilleure dans toute l’Afrique subsaharienne. Mais Bassma Kodmani-Darwish et May Chartouni-Dubarry n’avaient pas manqué de relever la tendance au désengagement des Grands dans le Tiers-Monde, alors qu’y persistaient des causes nombreuses de conflits et que les armes les plus sophistiquées y proliféraient. Ces constatations les avaient amenés à annoncer la « montée des périls » au Proche-Orient, et l’histoire ne leur a donné que trop raison. Ce qui démontre, s’il en était encore besoin, que la connaissance du Ramsès est indispensable à tous ceux qui s’intéressent à la géopolitique. ♦