Institutions internationales - Vers une Europe de type fédéral ? - Les « Douze » intensifient leur aide à Moscou
Vers une Europe de type fédéral ?
Il a beaucoup été question de l’Europe au cours des dernières semaines de l’année écoulée. Les « Douze » ont su ne pas céder devant les exigences américaines au sein du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), ils préparent la révision des traités de Rome afin de parvenir à une véritable union politique, celle-ci devant être précédée par l’union économique dans l’esprit de la Commission de Bruxelles ; or au même moment le débat se complique tant à propos des procédures que des institutions, voire des contours définitifs de la future Europe. L’unification allemande et la chute des régimes socialistes à l’Est, avec leurs répercussions économiques, perturbent plus que prévu les esprits et les réalités.
Fin novembre 1990, à Rome, s’est tenu une conférence assez singulière : celle des Parlements de la Communauté. Elle regroupait élus nationaux, pour les deux tiers, et des membres de l’Assemblée de Strasbourg. Scindé de la sorte par la nature des mandats, on pouvait penser que ce forum se garderait d’entériner les suggestions des députés européens. La surprise fut qu’il n’en alla pas ainsi. La déclaration finale se prononce en effet pour une Europe communautaire de type fédéral. Le vote ne laisse planer aucun doute sur les dispositions des participants à cette conférence : 150 voix ont appuyé cette résolution, contre 13 et 26 abstentions parmi lesquelles les 3 membres de la délégation du Luxembourg à qui revient la présidence de la CEE pour ce semestre.
L’idée s’implante donc chez nos élus d’une Europe supranationale, dotée d’un pouvoir fédéral disposant d’une diplomatie et d’une défense communes. C’est une voie, parmi d’autres, vers l’union. Est-ce la plus aisée ? L’histoire nous enseigne qu’il n’en est rien. En 1848, le Parlement de Francfort tenta de réaliser une fédération d’égaux en Allemagne. Il échoua à regrouper ainsi les membres du corps germanique et il fallut qu’ensuite Bismarck impose la suprématie de la Prusse pour établir l’unité allemande. Ce fédéralisme à l’enseigne strasbourgeoise pourrait-il échapper aux dures lois de l’existence ? Ne finira-t-il pas par concrétiser le postulat commun de Guillaume II et d’Hitler en plaçant les pays européens sous la férule des plus vigoureux, des plus industrieux ou des plus nombreux des peuples du continent ?
L’Europe reste disparate et n’offre aucune unité culturelle ni économique. Les considérations qui s’élaborent au sujet de son avenir sont, pour le moins, sujettes à caution. N’a-t-on pas affirmé que le prix de l’unification allemande allait peser sur le Mark et amoindrir son poids au sein du Système monétaire européen (SME) ? Or, que se passe-t-il ? L’inverse. Certes le coût de l’unification allemande est considérable puisqu’on l’évalue à quelque cent milliards de deutsche Marks par an, mais au lieu d’appliquer une politique budgétaire les autorités allemandes ont opté pour une conduite monétaire en sollicitant sur le marché mondial les capitaux dont elles ont besoin. Les Allemands n’ont donc pas d’impôts nouveaux mais ils assèchent le marché de l’argent et tirent vers le haut les taux d’intérêt. Cette politique se poursuit au détriment des partenaires de l’Allemagne, dont les capitaux privés financent la reconstruction de l’ancienne République démocratique allemande (RDA). Au nom de la France, M. Pierre Bérégovoy, ministre de l’Économie, s’en montre fort indisposé et ne le cache pas.
Cet épisode de l’unification allemande est d’autant plus exemplaire qu’il préfigure ce que sera ensuite l’attitude de l’Allemagne. Un pouvoir fédéral permettrait-il d’éviter de pareilles discordances ? Tout au contraire, il en deviendrait l’enjeu et la proie. Lorsque M. Jacques Delors redoute, avec d’évidentes raisons, que le Royaume-Uni n’entrave le programme d’union économique et monétaire qui tient tant à cœur à la Commission de Bruxelles, il omet de parer au plus pressé qui serait de chercher à établir une véritable harmonie entre les différents partenaires de la CEE. À Rome, la conférence des Parlements de la Communauté est convenue d’attribuer des pouvoirs exécutifs à la Commission de Bruxelles, mais dans quel but ?
S’agit-il de construire l’Europe sur le modèle américain, d’en faire un marché de masse en étant assuré que l’étape des souverainetés nationales est désormais dépassée ? On voit ce qu’il en est dans l’empire soviétique ! M. Jacques Delors s’affirme disposé à « provoquer une crise politique » si les voies tracées par la Commission de Bruxelles ne sont pas suivies. Mais quelle est donc la légitimité de cette Commission dès lors qu’elle prétend se dispenser des avis du Conseil européen ? Ce qu’entend promouvoir la technocratie bruxelloise est une négation de l’histoire européenne. La crise politique à laquelle songe M. Delors, en dernier recours, contribuerait certainement à mettre en évidence les antagonismes qui existent entre les projets de la CEE et les réalités.
Le problème primordial du Vieux Continent est de retrouver une stabilité régionale mise à mal par l’unification allemande et la dislocation du bloc de l’Est. Dans cette perspective, il est probable, comme l’affirme M. Christian de La Malène, président du groupe RPR (Rassemblement pour la République) à l’Assemblée de Strasbourg, que se résigner à une union européenne à douze est « un contresens historique ». Envisager une Europe fédérale de l’Atlantique à l’Oural l’est tout autant. Ce serait placer les pays européens sous la dépendance de l’Allemagne et de la Russie.
Les constructions échafaudées à Bruxelles, les négociations internationales comme celles du GATT, les analyses de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sans compter les vues propres aux différents organismes spécialisés de l’Onu ont pour effet de dépouiller les nations de leur identité. Or, ce qui se passe dans le glacis soviétique nous montre à l’évidence que toutes les nations, toutes les institutions qui osent se retremper dans les idées, les coutumes et les principes qui ont présidé à leur naissance ou à leurs progrès y retrouvent une régénération naturelle. Mme Hélène Carrère d’Encausse n’hésite pas à parler de « la gloire des nations ». Il est difficile de la contredire.
Le marxisme se meurt, ne lui substituons pas de nouvelles idéologies. Que ce soit le capitalisme, le libéralisme ou le fédéralisme, nous aboutirons au même désarroi moral. Seules les nations, à travers leur histoire, peuvent dispenser les bienfaits accumulés au cours des siècles et, comme disait François Mauriac, il ne s’agit pas d’une idole « mais de ce qu’il y a de plus réel et de plus conforme à la fois à la nature des choses et à l’action de la grâce parmi les hommes ». Il faudra bien se rendre à l’évidence, on ne peut impunément, comme le suggérait Saint-Simon, substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes. On s’y applique à Bruxelles en cherchant à formuler les concepts adéquats de sorte que les nations ne disposeraient plus de leur destin. Hélas, la rationalité économique ne résout pas tous les problèmes qu’affronte une société, d’où nos déconvenues. Ne jouons pas la comédie, c’est Français, Anglais, Italiens ou Allemands que nous sommes et cela importe avant tout.
Les « Douze » intensifient leur aide à Moscou
Le Conseil européen de la mi-décembre à Rome a été moins audacieux que les parlementaires. Il a été convenu de laisser aux deux conférences intergouvernementales ad hoc le soin de fixer les objectifs et les modalités de l’union économique comme de l’union politique, de même que la Commission de Bruxelles est invitée, en tant que négociateur, à prendre les dispositions nécessaires pour qu’un accord équilibré puisse être atteint au sein du GATT en janvier. Si les positions de chacun des partenaires sont connues, le projet d’union politique reste encore flou. On retiendra simplement que dans une lettre adressée à M. Andreotti, Président du Conseil des ministres italien, et cosignée par le chancelier Kohl, le président Mitterrand suggère d’étendre la compétence communautaire à certains secteurs clés comme la justice, l’immigration, le droit d’asile ou la lutte contre la drogue et le crime.
La décision la plus spectaculaire de ce Conseil européen concerne l’aide que la Communauté accorde à M. Gorbatchev : 11,5 milliards de francs, dont une aide alimentaire d’urgence de 750 millions d’Écus soit plus de 5 Md F. Une somme considérable, puisqu’à ce jour le montant maximum d’un don de la CEE se chiffrait à 40 M d’Écu, consenti à la Pologne. À cette occasion se pose, une fois de plus, le problème d’une judicieuse répartition de cette aide alimentaire. On sait ce qu’il en est dans nombre de pays du Tiers-Monde : l’Union soviétique dispose-t-elle des structures indispensables ? Ses circuits de distribution ne sont-ils pas aux mains d’agents hostiles à la politique menée par M. Gorbatchev ? Les récoltes céréalières en Ukraine ont été particulièrement abondantes cette année, or il n’y a pas de farine ni de pain en suffisance à Moscou. D’autre part, la Communauté européenne a-t-elle l’assurance que les crédits alloués pour redresser l’économie soviétique ne seront pas détournés ?
L’URSS n’est pas encore un État de droit et M. Gorbatchev pourrait bien être contraint d’aménager le système au lieu de le changer, tant reste forte l’influence des conservateurs au sein de la nomenklatura. Ce n’est pas faire un procès d’intention que d’avancer ces hypothèses ; il s’agit simplement de cerner au mieux l’évolution en cours en comptabilisant avec réalisme les facteurs en jeu. Or, l’aide accordée par la CEE est inconditionnelle et même pas sélective. Dans ces conditions, force est de constater qu’il subsiste bien des points d’ombre. Certes, il convient d’inciter M. Gorbatchev à poursuivre la diplomatie qu’il a mise en pratique, mais celle-ci suffit-elle à cautionner une aide économique d’importance de la part de la Communauté européenne qui n’a pas éliminé toutes ses zones de pauvreté ? Ajoutée à l’actuelle politique monétaire de l’Allemagne unifiée, compte tenu aussi des prévisions assez sombres de l’OCDE, cette assistance ne comporte-t-elle pas des risques que la générosité ou la solidarité ne nous obligeaient guère à encourir ?
On l’a encore constaté avec l’Uruguay Round [NDLR 2023 : cycle de négociations internationales au sein du GATT entamé en 1986 et qui se finira en 1994], le monde actuel est plus tissé de discordes que d’ententes réelles. La prudence voudrait qu’on ne multipliât point les occasions de friction ou de désillusion.
27 décembre 1990