Regards sur le changement en Union soviétique
L’Université de Picardie « n’a pu résister à la tentation venue de l’Est ». Son « Crispa » (Centre de relations internationales et de sciences politiques) a réuni, sous la baguette du chef d’orchestre Cao-Huy Thuan, six textes visant à « essayer de comprendre » ce qui se passe en URSS. Équilibre exemplaire : trois traitent d’aspects internationaux, trois portent sur les aspects internes.
En matière de politique étrangère, le régime Gorbatchev a rétabli l’unité entre les politiques extérieure et intérieure, longtemps dissociées ; il a écarté le secret et la référence exclusive à l’idéologie, renouvelé et rajeuni le personnel diplomatique, abandonné enfin, au profit d’une attitude modérée et conciliante, le comportement agressif destiné à masquer les difficultés domestiques. Mais l’essentiel n’est-il pas de rester une grande puissance ? Comme on le comprend à Moscou, ce n’est pas le surarmement qui en fournira le moyen, mais le succès économique. D’indéniables progrès ont été par ailleurs accomplis dans le domaine des droits de l’homme, depuis que les Soviétiques se firent quelque peu piéger à Helsinki. Ici pourtant, « la perestroïka trouve rapidement ses limites ». Les emprunts au vocabulaire occidental désarment certes la critique, mais n’est-ce pas « substituer une langue de bois à une autre » ? Il y a lieu d’être vigilant, voire sceptique, tant que durera sur ce sujet une sorte « d’obscure glasnost ».
En occupant le tiers de l’ouvrage, le général Gallois, adopté par les Picards, se taille la part du lion. L’historien suit la curieuse « sinusoïde de l’évolution de l’Union soviétique passant de la guerre civile à la toute-puissance pour, soudainement, revenir au chaos et à la partition ». Selon le stratège, l’apogée se situa vers 1975, mais déjà « l’expansionnisme brejnévien avait dispersé prématurément de trop faibles ressources en de vaines conquêtes », et ce fut bientôt la cascade des ennuis : résistance afghane, agitation polonaise, inquiétudes nées de l’intégrisme iranien, réveil de l’Amérique reaganienne…
De bonnes pages exposent les « deux conceptions de la guerre » (p. 77-78), l’affaire des euromissiles (p. 94-95), le jeu alterné et complice de Gorbatchev et des maréchaux, pour finir sur la lamentable condition de ces cadres militaires, de retour des pays du Pacte avec un véritable « statut de réfugiés, sans logement, leurs familles sans travail, leurs enfants sans écoles ». Comment en est-on arrivé là ? Parce que Staline n’a rien compris à la « mutation politique et stratégique révélée par Hiroshima ». Si le général Gallois avait figuré sur le carnet d’adresses du Géorgien, celui-ci aurait réalisé que l’occasion était belle de « réduire progressivement le gigantesque appareil militaire traditionnel… les vastes ressources allouées aux armées auraient été consacrées à la production des biens de consommation et à l’amélioration des conditions d’existence de la population… et l’empire n’aurait pas risqué la désintégration ». Réjouissons-nous donc de cette carence dans les relations staliniennes : avec un tel conseiller, le mur de Berlin serait encore debout !
Parmi les aspects internes, la critique classique, mais traitée par une plume sans indulgence, du modèle économique « lénino-stalinien », montre un système opaque, à demi-paralysé, où tout le monde trompe tout le monde. Une fois la catastrophe constatée, l’« illusion gorbatchévienne » a été de croire « qu’un peu de discipline, de moralisation, voire de prohibition, permettrait un nouveau départ », mais en voulant agir « sans rupture ni reniement ». « Las ! le réveil des sociétés de l’URSS ne les a pas mises au travail ». Le sauvetage relève des missions impossibles.
Une société que l’on imaginait immuable, mais dont l’homogénéité n’était que de façade, évolue sous la poussée du « dynamisme démocratique ». Toutefois, au-delà des mesures d’ordre juridique qui aboutirent plus à la « pluralité du PCUS » qu’à une réelle pluralité sociale, le principal reste à faire, à savoir « adhérer à des valeurs communes » et trouver les « pères fondateurs » d’un véritable État de droit.
Dans un hymne au pluralisme, bourré de références, parfois de lecture difficile, Cao-Huy Thuan prend de la hauteur en appliquant la « théorie des groupes » au monde soviétique. Il analyse le système totalitaire et fait apparaître à son tour le monolithisme et les mouvements souterrains induits par la modernisation économique. Là aussi, étant donné la nature du pouvoir, si groupes il y a, les plus actifs sont internes au parti, au sein duquel on s’auto-influence et on s’auto-manipule allègrement. Avant que les craquements issus du bas rejoignent la perestroïka venue du sommet, que le parti cesse de traîner les pieds, que de « nouvelles légitimités » surgissent et que, sur le modèle américain, s’installe une démocratie qui « évite à la fois le danger de la tyrannie de la majorité et celui du gouvernement d’une élite minoritaire », il passera de l’eau sous les ponts de la Moscova !
En attendant, ce petit livre dense, clairement articulé, solidement argumenté, n’hésitant pas à prendre parti, aidera à mesurer les problèmes et les difficultés que ceux-ci recèlent. ♦