Défense à travers la presse
Si la disparition du Pacte de Varsovie fut un sujet de soulagement parmi les opinions occidentales, la dislocation de l’Union soviétique fournit, au contraire, bien des motifs d’inquiétude. En l’absence d’un pouvoir central, comment être assuré de la parfaite maîtrise des arsenaux nucléaires et du respect des engagements pris par Moscou ?
Dans son éditorial du 11 décembre 1991, Le Monde analyse fort bien la situation :
« Il n’est pas étonnant dans ces conditions que Washington manifeste ouvertement son inquiétude depuis quelques jours et que MM. Mitterrand et Major se soient entretenus de la situation à Maëstricht et aient relancé l’idée – française – d’une réunion des représentants des quatre puissances disposant d’armes nucléaires en Europe. Si cette proposition est enfin retenue par les États-Unis, qui ont semblé vouloir dans une première phase gérer seuls le dossier, puis le traiter à l’intérieur de l’Otan, il est probable que la conférence réunira plus de quatre participants. Comment en écarter en effet les représentants des républiques ex-soviétiques dont le territoire abrite des armes stratégiques ? Et certains pays européens, dont l’Allemagne et l’Italie, ne voient pas pourquoi ils seraient tenus à l’écart du règlement d’un problème qui les menace tout autant que la France et la Grande-Bretagne. Sinon, à quoi bon parler de défense européenne ? demandent-ils. Le dossier, en tout cas, est de taille et il risque d’occuper experts et diplomates pendant longtemps. D’abord parce que plus personne en Occident n’est rassuré quant à la solidité de la chaîne de commandement des armes stratégiques et que personne ne croit à la volonté de la Russie de se dénucléariser. Ensuite, parce que les experts n’excluent plus que des armes tactiques puissent tomber entre les mains de dirigeants ultra-nationalistes de certaines républiques ou même être vendues à certains États du Sud candidats à l’arme nucléaire. Enfin, parce que se pose, d’ores et déjà, le problème technique de la destruction des armes prévue par les accords de réduction signés antérieurement ».
Il est de fait que la destruction des têtes nucléaires soulève des problèmes qui ne sont pas près d’être résolus, semble-t-il. Quand on sait le peu de précautions que l’ex-URSS a pris pour l’immersion de ses déchets nucléaires, mieux vaut certainement ne pas opérer à la hâte ou de manière intempestive. Mais plus que cette question, c’est le risque de dissémination qui préoccupe. Dans son édition du 20 décembre 1991, Le Quotidien de Paris apporte des informations passablement alarmantes : vols dans les laboratoires et les usines, fuite de cerveaux, mise en place de gangs spécialisés, etc. et notre confrère de poursuivre :
« À l’heure où chacun a encore en mémoire l’ampleur du programme nucléaire irakien, l’inquiétude s’accroît de voir partir les savants, les ingénieurs et les techniciens impliqués jusque-là dans les programmes civils et militaires de l’URSS vers des pays dont les intentions de se doter d’un programme nucléaire militaire sont connues. Comment empêcher les détenteurs de ces connaissances négociables en devises fortes de s’expatrier ? Il faut élaborer d’autres mesures pour prévenir la fuite des cerveaux et des technologies de pointe susceptibles d’être utilisées à la fabrication d’armes nucléaires ou autres. Jusqu’ici, toute personne ayant travaillé dans les secteurs de la défense ou des industries sensibles était interdite d’aller à l’étranger au moins pendant cinq ans. Au cours des derniers mois, plusieurs milliers de scientifiques ont quitté la Russie. Le marché noir de l’armement se développe ».
Pour sa part, La Croix, le 24 décembre 1991, est allée interroger à ce sujet un spécialiste, M. Jean Klein dont voici l’avis :
« La décision d’utiliser les armes nucléaires reviendra aux dirigeants des quatre républiques qui en disposent aujourd’hui, mais l’ordre de lancement ne pourrait être donné que par un centre unique. À terme, seule la Russie conserverait des armes nucléaires, les autres États s’engageant à détruire ou neutraliser celles qui se trouvent sur leur territoire. Si, à l’avenir, la Russie est le seul centre de décision nucléaire, on est ramené au cas de figure qui prévalait avant la dissolution de l’URSS. Si le commandement ne peut agir qu’avec le consentement des dirigeants des quatre républiques, c’est la paralysie assurée. Toutefois, on ne peut exclure que les dirigeants de telle ou telle république affirment leur souveraineté dans le domaine nucléaire, ce qui se traduirait par une augmentation des membres du club ».
Tout cela concerne les armes stratégiques. Interrogé ensuite sur ce qu’il en est des armements tactiques, plus difficiles à localiser, M. Jean Klein explique :
« Dans la mesure où ces armes sont plus maniables que les armes stratégiques, on peut redouter leur prolifération en dépit des précautions prises par les autorités politiques. Ainsi les commandants chargés de la surveillance des dépôts d’armes pourraient en disposer illégalement ou se livrer à des transactions fructueuses avec des organisations criminelles. Enfin, des ingénieurs et des scientifiques liés aux complexes militaro-industriels peuvent offrir leurs services à des États qui nourrissent des ambitions nucléaires et contribuer ainsi à la dissémination de la bombe ».
Le danger qui en découlerait serait, on le comprend, d’autant plus difficile à maîtriser que les nouveaux pays détenteurs du nucléaire pourraient ne pas avoir correctement assimilé la rationalité de la stratégie nucléaire ou, pis encore, qu’ils en fassent fi. À la conférence d’Alma-Ata, M. Boris Eltsine a pris soin de faire signer des accords propres à enrayer ces éventuelles dérives, mais la nouvelle Communauté des États indépendants (CEI) est encore trop fragile pour qu’il soit permis de fonder notre sécurité sur leur crédibilité.
La décomposition du bloc soviétique a aussi d’autres effets, notamment sur le rôle de l’Otan, voire son organisation. Dans ces conditions, l’heure ne serait-elle pas venue pour la France de se rapprocher de l’Otan ? C’est la question qu’examine Jacques Isnard dans Le Monde du 4 décembre 1991 :
« Avec le délitement du Pacte de Varsovie, qui a été sa raison d’exister, l’Otan est en passe de devenir une structure sans ennemi, purement défensive et contrainte de réexaminer ses missions en accueillant ses anciens adversaires. Elle a déjà abandonné deux de ses dogmes qui fondaient sa doctrine, comme la riposte graduée, par laquelle elle adapte sa réplique à la nature de l’agression dans l’ordre classique ou nucléaire, et la défense de l’avant, qui organise la réponse alliée au plus près des frontières de l’Allemagne avec les pays de l’Est. En leur temps, la France avait vigoureusement condamné ces deux concepts dont elle n’avait pas partagé l’inspiration. De surcroît, le 8 novembre 1991 à Rome, l’Otan a, pour la première fois, reconnu que des structures européennes, intégrées et multinationales, pouvaient désormais jouer un rôle aussi important pour la défense du continent que la structure militaire intégrée de l’Otan. C’est ce que, dans leur résolution finale, les chefs d’État et de gouvernement présents à Rome pour définir le nouveau concept stratégique de l’Otan, ont appelé une identité européenne de défense. Compte tenu de tous ces développements nouveaux par rapport à la situation héritée de 1966, M. Joxe estime plus efficace que le ministre français de la Défense soit aujourd’hui à l’intérieur même de l’Alliance pour y faire entendre son avis, quitte à opposer un niet aux propositions de ses partenaires. Pour autant, il est exclu que les unités françaises soient mises (on parle selon les cas de forces assignées ou de forces réservées) sous les ordres des commandements intégrés de l’Otan ».
En fait, la question se situe moins au niveau des rapports entre la France et l’Otan qu’à celui d’une défense européenne commune sous l’égide de l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Or, les mutations géostratégiques qu’on enregistre en Europe n’imposent, par elles-mêmes, aucune solution, ni en faveur de l’Otan ni en faveur de l’UEO.
Hérille
Le n° 4, hiver 1991, de Politique Étrangère contient un dossier très complet sur « l’Allemagne après l’unité » ; les nombreux articles sont signés par : Alfred Grosser, Joachim Bitterlich, Philippe Moreau Defarges, Hans Stark, Geoffrey van Orden, Peter Glotz, René Lasserre, Jacques Le Rider. Les lecteurs trouveront également des textes sur l’Italie dans l’après-communisme, le coup d’État en Union soviétique, la question française.