Défense à travers la presse
Depuis quelques mois, le problème d’une défense commune de l’Europe est régulièrement évoqué et des initiatives sont prises afin de donner plus de consistance au projet. Le 14 octobre 1991, le président Mitterrand et le chancelier Kohl s’adressaient ensemble à la présidence de la CEE afin d’obtenir un renforcement du rôle de l’UEO en vue de mettre en place un pilier européen de l’Alliance atlantique. Deux mois plus tard, à Maëstricht, il fut admis que l’UEO deviendrait le bras séculier de la future Union européenne. Enfin, le 10 janvier 1992, M. Mitterrand évoquait le sort de notre panoplie nucléaire, allant jusqu’à envisager son transfert à l’autorité politique de la Communauté le jour où celle-ci aurait « une Union politique très forte ».
Le propos n’a pas manqué de faire réagir nos confrères. Sous le titre fort significatif « Un tabou écorné », Le Monde du 12 janvier 1992 sous la signature de Jacques Amalric considère que le président de la République a cherché à ne pas se trouver un jour en porte-à-faux sur deux terrains : « Celui, d’abord, de l’élaboration d’une défense européenne commune, incompatible quoi qu’on en ait dit hier encore avec le maintien d’une force française de dissuasion maintenue en l’état et totalement indépendante. Rester inerte dans ce domaine, s’obstiner à faire cavalier seul reviendraient pour la France à passer pour le seul État européen refusant de jouer la réduction des armements et à faire la part belle à une garantie nucléaire de l’Otan. Celui, ensuite, de la nature même de la force française et de la stratégie qu’elle est censée servir : la dissuasion, telle qu’elle avait été mise en œuvre pour faire réfléchir les dirigeants soviétiques avant d’avoir recours à l’arme nucléaire, ne fonctionne plus. Le risque d’une vaste offensive de l’URSS contre l’Europe occidentale a disparu avec la dissolution de l’empire. Le danger nucléaire de demain et d’après-demain a toutes les chances de revêtir un aspect hautement irrationnel. La dissuasion ne sera pas une panacée pour se protéger du geste fou d’un Saddam Hussein quelconque. Ce genre de menace, d’autre part, peut tout aussi bien viser un des deux États européens dotés du nucléaire que des États qui en sont dépourvus ».
L’analyse de notre confrère est, en bien des points, quelque peu prématurée. L’admettre comme indubitable reviendrait à se passer de l’arme nucléaire ce qui, naturellement, rendrait sans objet le problème de son transfert sous autorité européenne. Dans La Croix du 16 janvier 1922, Hugues Portelli se montre moins catégorique et avance des arguments plus circonstanciés :
« Il est d’abord problématique de trouver une doctrine commune entre des États qui raisonnent avant tout dans le cadre de l’Otan et un autre qui en est sorti. Certes, la disparition de la menace soviétique pose en termes nouveaux la question du rôle de l’Alliance atlantique, mais les négociations en cours en son sein montrent que sa dissolution n’est pas à l’ordre du jour : les États d’Europe centrale, voire d’Europe de l’Est, sont même candidats à l’adhésion. Quant à la construction d’une défense européenne qui serait plus ou moins autonome par rapport à l’Otan, elle soulève plusieurs types de problèmes, à supposer qu’une décision de principe moins floue que celle de Maëstricht soit un jour adoptée. La première est le type même de défense envisageable. La dissuasion nucléaire européanisée se heurte à une difficulté technico-politique, dont les événements de l’ex-URSS fournissent l’illustration : comment partager le pouvoir de décision dans un système de ce genre, qui a été conçu pour un commandement unique, sauf à envisager un jour un régime présidentiel européen ? Par ailleurs, nombre d’États et une fraction importante de l’opinion publique européenne sont davantage favorables à une dénucléarisation accrue qu’à une nucléarisation partagée. Par ailleurs, la condition sine qua non d’un tel projet serait le consensus sur une politique internationale commune. On en est encore loin : certains États n’ont pour ainsi dire pas de politique étrangère et de défense propre, mais s’en remettent aux États-Unis. D’autres sont neutres. D’autres ont une vieille tradition en la matière, mais ces différentes traditions ne coïncident pas, voire sont divergentes ».
Dans son éditorial du 11 janvier, 1992 L’Humanité juge inutile d’argumenter ; elle s’insurge vigoureusement contre la perspective évoquée par le chef de l’État : « L’affaire est grave, très grave, et cette proposition irresponsable, car elle porterait atteinte à notre dissuasion, à notre défense nationale, à notre sécurité, à notre souveraineté ! Que signifierait de plus ce réarmement d’une Allemagne si dominatrice que son chancelier annonçait s’être fixé comme défi pour 1992 « la responsabilité accrue de l’Allemagne dans le monde » ? Vers quelle dangereuse prolifération s’orienterait-on si la bombe enjambait ainsi allègrement les frontières alors que ce qui devrait être à l’ordre du jour, c’est le contrôle de son élimination ? »
Pour Le quotidien de Paris (11 janvier 1992), tout cela s’inscrit dans la logique de Maëstricht. Alain Chastagnol, qui signe l’éditorial, est fort loin d’éprouver les craintes du Parti communiste. Il regrette la distorsion existant entre la réalité et la conscience des problèmes futurs dont témoignent le président Mitterrand et le chancelier Kohl :
« Si l’Allemagne et la France, si les Douze ont des différences, ils ont des points communs de plus en plus nombreux. La volonté de créer une identité européenne de défense a été affirmée à Maëstricht parce que tous sentaient bien qu’ils étaient embarqués dans les mêmes causes. Oui, une force d’action rapide européenne a un sens à partir du corps d’armée franco-allemand. Les Français se retrouvent en tout cas plus en elle que dans la force d’intervention rapide souhaitée par l’Otan sous commandement atlantique. Et une force d’action rapide européenne, un corps d’armée européen, auront besoin de missiles à têtes nucléaires. D’autant plus que les menaces émanant de puissances nucléaires risquent d’être plus nombreuses désormais. Cela n’ôte rien à la liberté de décision de la France pour sa propre force de frappe, ni maintenant ni plus tard dans tous les cas de figure. Mais on peut comprendre que des solutions soient recherchées entre les deux puissances titulaires d’une force nucléaire aujourd’hui, la France et la Grande-Bretagne, et que la sécurité européenne soit ainsi repensée et étendue à l’Europe des Douze ».
Dans son envolée, notre confrère laisse délibérément dans l’ombre les aspects les plus critiques du sujet, à commencer par la question de savoir quelle autorité disposerait de la décision au cas où serait mise sur pied une force nucléaire européenne. Mais ce n’est pas le seul point et le même quotidien, dans son édition du 9 janvier 1992, publiait un article du général Gallois sur la défense de l’Europe. Une fois admis qu’une défense commune ne pourrait être fondée que sur le couple franco-allemand, il rétorque :
« Encore faudrait-il que la France et l’Allemagne pratiquent une seule et même politique. Ce ne peut être le cas et pour longtemps. C’est ainsi par exemple que la France, voulant jouer un rôle sur la scène internationale, accepte de s’engager militairement à l’extérieur. De 1978 à 1991, elle a conduit ou participé à une vingtaine d’opérations. L’Allemagne, durant cette période, s’est gardée de toute expédition militaire. Elle a consacré les sommes correspondantes à son industrialisation. La France a contracté des engagements en Afrique. L’Allemagne n’a aucune obligation semblable… La France, avec la Guyane, détient l’une des clés de l’accès au cosmos. L’Allemagne ferait plutôt confiance aux États-Unis. La France souhaite créer progressivement une identité européenne libérée d’une trop forte dépendance des États-Unis. L’Allemagne entend maintenir l’influence américaine en Europe et même l’étendre aux pays émancipés de l’Europe de l’Est. La France possède une industrie nucléaire très évoluée. Militairement, ce n’est pas le cas de l’Allemagne qui supporte mal les privilèges politiques dont jouissent les États-membres du club atomique. La France fonde sa défense, ultima ratio, sur l’atome militaire. L’Allemagne s’est interdit de le faire. La France accepte les risques inhérents au déploiement d’armes nucléaires sur son sol. L’Allemagne s’y refuse. S’il existait un couple militaire France-Allemagne, face à une menace émanant d’une puissance nucléaire, l’Allemagne risquerait au pire l’occupation de son territoire, la France la destruction du sien. Quant au corps d’armée franco-allemand, vestige archaïque des guerres d’hier, il ne pourrait que tenter de voir passer très au-dessus de la tête de ses soldats les fusées balistiques de l’ennemi ».
Le débat est loin d’être clos et les engagements qui pourront être pris en la matière seront une suite d’accords palimpsestes. Le nucléaire militaire préoccupe aussi nos responsables du fait de la dislocation de l’ex-URSS. Dans son numéro du 20 janvier 1992, Libération consacre six pleines pages à la question : interviews d’experts américains comme russes y côtoient des articles ayant trait à l’Agence [internationale de l’énergie atomique (AIEA)] de Vienne ou aux efforts de certains pays pour se doter de l’arme atomique, plus facile et moins chère à acquérir qu’un armement de très haute technologie comme celui utilisé par les États-Unis dans la guerre du Golfe.
« La menace d’une fuite des cerveaux atomistes (soviétiques) aux quatre coins de la planète est, selon tous les experts, bien supérieure à celle qu’avait posée la fuite d’isotopes radioactifs à Tchernobyl », et pour enrayer le risque encouru, notre confrère préconise de « doter l’AIEA, organisme de contrôle en la matière, de moyens à la mesure de la menace ; de ne pas se contenter de dénoncer les ambitions nucléaires du Tiers-Monde, car la source première de toute prolifération demeure, comme le cas irakien l’a prouvé, l’Occident qui feint par intérêt commercial d’ignorer les activités de ses entreprises et les passerelles qui existent entre nucléaire civil et militaire. Faute d’un programme d’assistance à l’ex-URSS, d’un renforcement des contrôles et de la mise en place d’une version nouvelle du Cocom, on court le risque de devoir déclencher ici et là de nouvelles Tempêtes du désert pour tenter, en vain, d’écraser dans l’œuf la prolifération et la banalisation des armes de l’Apocalypse ».
Notons que la page consacrée à l’AIEA écorne quelque peu cet optimisme, son impuissance à détecter ou surveiller le cycle du nucléaire étant mise en évidence. En outre, ne vient-on pas de voir la République du Kazakhstan refuser la rétrocession des armes nucléaires basées sur son sol ?
27 janvier 1992