Débats
• Trois oublis me paraissent avoir été commis : le Sinkiang chinois, le Pakistan dont il a été très peu question, et l’Inde qui, avec le Cachemire, comporte un État à majorité musulmane. Or, ces trois pays représentent presque autant que la zone dont nous avons parlé. Au surplus, le Pakistan a une vocation particulière à regrouper les musulmans, puisqu’il a été créé pour être le pays des purs, et le méridien de Tachkent aboutit à la mer à Karachi.
Il est vrai que le Sinkiang appartient à l’Asie centrale puisqu’il est peuplé de musulmans turcophones sunnites, mais la Chine n’a jamais reconnu les frontières entre elle et les différentes républiques d’Asie centrale, et Moscou a légué ce contentieux à ces dernières. Cependant, Pékin n’est pas fort préoccupé par la situation actuelle du Sinkiang. La diplomatie chinoise reste très souple : pour le moment, elle n’affiche rien, mais elle garde toutes les portes ouvertes. L’Inde est hors jeu : elle a misé sur le mauvais cheval en choisissant l’Union Soviétique, de sorte qu’elle se retrouve subitement sans atout ; elle tente de remonter la pente, mais le Pakistan s’y oppose. Quant à celui-ci, précisément, il est dans une situation très contradictoire : son seul atout pour jouer un rôle en Asie centrale, c’est la route, mais il n’a rien à vendre, et pour qu’il puisse envisager de peser sur les destinées de la région, il faudrait un État fort à Kaboul, ce que n’autorise pas la situation actuelle, et du reste ce qui intéresse l’armée, ce sont les frontières, les tribus, la subversion, etc.
• Les Ismaéliens paient tribut à l’Aga Khan : que peut faire celui-ci ?
L’Aga Khan a une politique très active d’implantation de fondations chez les Ismaéliens du nord du Pakistan. Les Ismaéliens du Badakshan sont persuadés que le jour où ils seront totalement indépendants, l’Aga Khan viendra investir chez eux, de sorte que leur pays deviendra la Suisse de l’Asie centrale. Il y a donc un mouvement indépendantiste au Badakshan.
• Y a-t-il des remises en cause de frontières ?
Tout le monde conteste les frontières actuelles parce qu’elles sont aberrantes. Les deux grandes villes de culture persane, Samarkand et Boukhara, sont chez les Ouzbeks. Les frontières sont aberrantes ethniquement mais aussi géographiquement : la vallée du Syr-Daria commence, en aval, au Kazakhstan, puis passe en Ouzbékistan puis au Tadjikistan et repasse en Ouzbékistan ; comme c’est un ensemble dont dépend tout le système d’irrigation, voyez les problèmes qui en résultent pour le contrôle des eaux ; tous les facteurs sont réunis pour alimenter la contestation des frontières. Ce qui limite les conflits, c’est que ces pays n’ont pas d’armée et qu’ils ne font aucun effort pour constituer des forces nationales, de sorte que seules subsistent celles de la CEI.
• La Turquie et l’Iran entendent préserver le statu quo régional, mais chaque pays cherche le contrôle de ses abords, moins peut-être en Asie centrale que dans la direction du Golfe. D’autre part, la Chine est sans doute moins spectatrice qu’on ne le croit : ne veille-t-elle pas aux questions nucléaires tant au Pakistan qu’en Iran ?
Il y a effectivement une concurrence entre Ankara et Téhéran, mais leur centre de gravité n’est pas exactement le même, et leurs zones de concurrence, voire de conflit, sont en Irak et dans le Caucase. Ces deux pays ont en effet une politique de puissance régionale ; il n’y a pas pour autant de dérapage possible et on ne voit pas l’Iran et la Turquie entrer en guerre. Aucune des deux capitales ne cherche, pour l’instant, l’hégémonie, mais souhaite simplement l’équilibre régional. Un affrontement reste plus possible entre la Turquie et la Russie.
Si le cas de l’Azerbaïdjan n’a pas été abordé, c’est parce que le sujet se cantonnait à l’Asie moyenne. La France reste très attentive à ces pays, même si pour l’instant c’est toujours la direction Europe du Quai d’Orsay qui en a la charge, situation qui ne durera probablement pas. Nous plaçons nos relations dans le cadre de la CSCE, à laquelle appartiennent désormais ces États d’Asie centrale.
• A-t-on exagéré l’ampleur de l’exode des Russes d’Asie centrale, et ce phénomène est-il semblable dans toutes les républiques ? De plus, a-t-il tendance à s’accentuer ou à s’atténuer ? Dans la mesure où la Turquie laïque se présente comme une référence politique dans la région, l’Europe est-elle consciente des conséquences qu’aurait son rejet de la CE sur les républiques d’Asie centrale ?
En ce qui concerne l’exode russe, il se peut qu’il y ait eu une certaine manipulation, mais le phénomène existe bel et bien, ce qui pose un problème de cadres et de techniciens dans ces républiques. Quant aux relations entre la Turquie et la CE, elles sont fort complexes. Les avis sont partagés sur le principe même de l’adhésion d’Ankara, mais il n’est pas question de simplement rejeter la Turquie : on a seulement ajourné l’examen de sa demande pour des raisons tout à la fois économiques et politiques. L’entrée de la Turquie dans la Communauté n’est donc pas d’actualité, d’autant qu’existe le veto grec. Cela n’empêche pas les Européens, en particulier la France, de voir d’un très bon œil la volonté de la Turquie d’établir des relations amicales avec les républiques musulmanes d’Asie. Le succès de la diplomatie turque, fortement appuyée par Washington, ne dépend aucunement de l’adhésion de ce pays à la Communauté européenne.
• Le fait, pour la Turquie, d’attendre à la porte de la CE ne la poussera-il pas à accentuer ses initiatives du côté des républiques musulmanes d’Asie centrale ?
Cette possibilité existe, mais actuellement la Turquie espère que son rayonnement va incliner les Européens à l’intégrer à leur communauté, et c’est là son principal objectif. Cependant, s’il ne peut être atteint, il est vraisemblable qu’elle se tournera de plus en plus vers l’Asie et le Proche-Orient.
• Avec ses facultés de théologie musulmane et ses écoles coraniques, la Turquie a les moyens de promouvoir un modèle islamique. De plus, elle a fini par intégrer l’Organisation de la conférence islamique : cela n’est-il pas en contradiction avec l’image d’une Turquie laïque ?
L’existence de l’Église catholique ne réduit pas la laïcité de la France. L’islam reste une réalité très concrète en Turquie, on ne peut la nier, mais les dernières élections, entièrement libres, n’ont donné au Parti islamique que 12 à 13 % ; encore cette évaluation n’est-elle pas sûre car celui-ci était associé au Parti nationaliste, cette coalition ayant obtenu 17 % des voix. En d’autres termes, l’islam turc est respectueux de l’État, celui-ci restant laïc. L’islam que souhaite exporter la Turquie relève de la tradition religieuse et aucunement de la volonté d’imposer un État islamique. Il n’existe aucune interférence entre la religion et le domaine politique, et les républiques ex-soviétiques ne le souhaitent assurément pas. ♦