Conflits, puissances et stratégies en Europe : le dégel d’un continent
La plupart de nos lecteurs connaissent certainement Dominique David, puisque, alors qu’il appartenait à la Fondation pour les études de défense nationale (FEDN), il a présenté en 1989, dans un ouvrage indispensable à tous ceux qui s’intéressent à « la politique de défense de la France » – tel était en effet son titre –, les textes et documents qui ont défini cette politique. Aujourd’hui, alors qu’il vient de rejoindre le groupe d’études stratégiques de l’Institut français des relations internationales (Ifri), il nous propose ses propres réflexions prospectives sur le même sujet dans un livre ambitieux, car il embrasse l’ensemble des problèmes que pose à la France l’organisation de la sécurité de la nouvelle Europe. Or, comme il le constate lui-même dans son introduction, parler de l’Europe n’est pas facile, car « l’Europe est tout sauf une évidence », et la notion de sécurité « un objet depuis toujours introuvable ».
Dans la première partie de son ouvrage, l’auteur nous rappelle d’abord que les « métamorphoses » de notre continent ont abouti à ce « monstre à têtes multiples, chacune ceinte de sa couronne » : l’Europe de l’Ouest communautaire, l’Europe atlantique, l’Europe de l’UEO (Union de l’Europe occidentale), l’Europe des signataires d’Helsinki, l’Europe des deux alliances, à laquelle il faudrait ajouter maintenant l’Europe de la « Communauté euro-atlantique », qui n’est plus tellement européenne puisqu’elle s’étend de Vancouver à Vladivostok. Il évoque ensuite les trois modèles que nous offre l’histoire pour prendre en compte les « intérêts de marcher ensemble », c’est-à-dire le système des alliances, l’idée d’empire et la notion de sécurité collective, pour constater qu’ils ne répondent pas à la situation présente.
Comme « il n’y a pas de regard sur le futur qui ne doive reposer sur le passé », suivant l’heureuse formule récemment employée par Thierry de Montbrial, l’auteur va alors analyser comment l’Europe de la défense a été pensée pendant ces quarante dernières années. Il va ainsi considérer plus particulièrement les deux tentatives avortées qu’ont constituées la Communauté européenne de défense (CED) et la force multilatérale de l’Otan, la première parce qu’elle a posé la question cruciale des relations entre l’espace européen de défense et les États-Unis, et la seconde parce qu’elle a tenté – nous dirions fait semblant de tenter – de résoudre le problème du partage de la décision nucléaire. Quoi qu’il en ait été, force est de constater que ces deux modèles, eux aussi, ne sont d’aucune façon adaptés aux sujets entièrement nouveaux que constituent l’ouverture à l’Est de l’espace européen et la préoccupation nouvelle de sécurité, laquelle concerne plus le domaine politique que militaire.
L’auteur se livre alors à des analyses très intéressantes des relations passées et de celles envisageables pour l’avenir entre les États-Unis et l’Europe, l’Allemagne et « son ami américain », et pour cette dernière, dans son « duo avec la France ». Il examine aussi la situation nouvelle qui résulte du « désordre post-soviétique », car « l’URSS nous manque déjà (…) comme ennemi (…) comme logique organisatrice de notre espace politique (…) et comme acteur de notre monde ». Là, Dominique David n’a pas pu prendre en compte le chaos dans lequel se débat actuellement la soi-disant Communauté des États indépendants, puisqu’il a signé son livre en août 1991.
Cette méthode d’analyse approfondie des cultures stratégiques, notre auteur l’applique ensuite à l’« acteur français », et de façon elle aussi très intéressante. Il nous rappelle en effet excellemment les caractéristiques géographiques et historiques de notre espace de défense, ainsi que les spécificités de notre volonté stratégique, à savoir : indépendance, sanctuarisation, consensus. Il souligne très justement qu’elles sont couronnées et satisfaites par le nucléaire, lequel a réinstallé la France « au cœur des grandes puissances », et dont en outre « le mode déclaratoire (et) l’abstraction ont tout pour s’intégrer au rationalisme français ». Quant à la perception de notre environnement stratégique, elle s’est organisée, constate-t-il, autour de l’axe franco-allemand, mais observe-t-il ensuite, « cette Allemagne avec laquelle la France entendait créer un nouveau fonctionnement européen (…) cette Allemagne-là est rayée de la carte du futur ! ».
Dominique David pose alors les questions déterminantes que provoque chez lui ce changement : poids du facteur militaire dans l’ensemble des moyens qui produisent la sécurité, rôle du nucléaire dans notre futur stratégique, importance à attribuer aux théâtres extra-européens. Ces sujets sont examinés respectivement dans trois chapitres, mais nous ne pourrons nous arrêter ici un peu que sur celui qui traite du nucléaire, car « la combinaison de puissance qui s’est effondrée en Europe s’était tant parée du masque nucléaire qu’elle (a emporté) dans son naufrage quelque chose de notre foi atomique ». Disons tout de suite que notre auteur ne l’a pas perdue, puisqu’il estime l’atome encore « inévitable et nécessaire » en Europe. Il argumente fort bien son affirmation : le nucléaire nous garantit que les affrontements ne dépasseront pas un certain degré de gravité ; sa présence permettrait à un régime de sécurité collective de ne pas être un simple montage de papier ; elle peut être utile aussi demain pour « gérer » le nucléaire hors d’Europe ; enfin « on ne parle pas à une puissance nucléaire comme à une autre ».
Cependant, pour notre auteur toujours, et nous l’approuvons également, il faut définir au nucléaire un nouveau statut à partir d’un concept de « dissuasion minimale », qui conserve sa validité au « préstratégique », mais qui écarte définitivement son engagement sur le « champ de bataille ». Il faut rappeler aussi que le nucléaire ne constitue qu’une garantie suprême, car il est impuissant devant des affrontements limités, pour lesquels des moyens politiques et militaires restent donc à inventer. Quant à son application en Europe, il faut renoncer à la notion trop militaire de « couverture », pour adopter celle plus politique de « nucléarisation », laquelle résulte du « constat qu’on ne fait pas n’importe quoi dans une zone où l’utilisation de l’arme nucléaire ne peut pas être réputée invraisemblable ». Cette ambiance de sagesse ne peut être efficace en Europe, souligne toujours fort justement Dominique David, que si nos pays démontrent par ailleurs leur volonté de défense propre et leur engagement de solidarité, et il termine par une remarque qu’on ne saurait trop souligner : il nous faut maintenant sortir de notre donjon nucléaire, et pratiquer l’ouverture afin que le dialogue débouche un jour sur un concept déclaratoire commun de la fonction nucléaire en Europe.
Outre cette réaffirmation du nucléaire, Dominique David recommande que la France entreprenne la restructuration de ses forces classiques et élabore une stratégie de désarmement, estimant que sur tous ces sujets elle peut tenir un discours crédible et se placer ainsi au premier rang du débat stratégique européen. Il termine son ouvrage en nous proposant des réflexions très intéressantes sur les montages institutionnels envisageables pour construire une « Europe multiple » et sur les orientations possibles d’une stratégie européenne hors d’Europe.
Pour lui, les nouveaux équilibres européens doivent être pensés autour de trois pôles : un pôle « grand-européen », un pôle atlantique « redéfini », et enfin un pôle « ouest-européen ». Mais ses vœux le portent visiblement vers une organisation combinant l’affirmation d’une identité ouest-européenne en matière de défense et l’ouverture à l’Est pour ce qui concerne la sécurité, cet Est comportant pour lui l’ex-URSS, car, « qu’on le veuille ou non, l’URSS, son passé ou son futur russe sont européens ! ». Confions à nos lecteurs que nous sommes moins enthousiaste que l’auteur au sujet de cette dernière orientation, qui est généreuse mais sans doute hors de nos moyens. Notre réaction résulte probablement, nous en convenons volontiers, de l’écart de nos générations, puisque pour nous l’Europe qui était viable politiquement, et par conséquent en matière de défense et de sécurité, était l’Europe des Six, celle qui a été progressivement mise à mal au profit de l’Europe des marchands, par le rejet de la CED, par le préambule ajouté au traité de l’Élysée et par l’admission de la Grande-Bretagne dans la Communauté ; c’est « la revanche de MacMillan », titrait l’autre jour un grand quotidien !
Ainsi, comme l’a noté le professeur Jean Klein qui a préfacé excellemment l’ouvrage de Dominique David, on ne saurait trop recommander sa lecture à tous ceux qui s’interrogent sur l’avenir de notre continent. Ils y trouveront en effet quantité d’éléments d’information et de réflexion particulièrement enrichissants, et d’autant plus exploitables par chacun qu’ils sont présentés très clairement et dans un style toujours alerte, comme nous espérons l’avoir montré par quelques citations. « Le chantier européen est ouvert » ; formons donc le vœu, avec l’auteur, que la France s’emploie énergiquement à l’animer. ♦