Le triple destin de Jules Harmand : médecin, explorateur, diplomate
« Où nous voyons Geneviève Salkin charmer son lecteur par un délicieux petit livre d’aventures ». Tel est le style, genre famille Fenouillard, des titres des vingt-quatre courts chapitres consacrés à la triple vie d’un pittoresque personnage dont le portrait, favoris et lorgnon, évoque plus un paisible notaire flaubertien que l’intrépide pionnier qu’il fut. Cet Harmand, après un titre de médecin de 2e classe de la Marine obtenu à l’arraché, se passionna à la fois pour la botanique et pour l’Indochine, ce qui le mena inévitablement vers de montagneuses et cambodgiennes explorations au cours de périlleuses missions qu’il s’attribua le plus souvent lui-même, arrachant le consentement de supérieurs grognons.
On ne peut qu’être abasourdi par le tonus de ce fidèle compagnon et continuateur de Francis Garnier, herborisant entre deux assauts, à la recherche « des plus belles orchidées du monde », classant et étiquetant entre deux crises de paludisme ou de dysenterie, poussant la curiosité scientifique jusqu’à exhumer clandestinement des cadavres d’indigènes afin d’expédier les crânes au Muséum, et s’imposant aux mandarins à la tête de « trois Annamites, un Chinois et un clairon », avec beaucoup plus d’indépendance que Schwartzkopf en pleine Tempête du désert. Pour finir, il a le toupet d’écrire : « J’ai eu, il est vrai quelques aventures, mais elles sont venues à moi ; ce n’est pas moi qui ai jamais été au-devant ».
Après deux chapitres bien remplis, sans compter un temps de gouverneur de province, ce drôle de médecin touriste est le héros d’une « série de passes digne du tournoi des cinq Nations » entre la Marine, le Service de santé, l’instruction publique et… deux bureaux du ministère des Colonies (pour faire le compte). Il parvient à trente-trois ans à la notoriété et se retrouve, afin de justifier le titre, en charge d’un troisième métier : celui de diplomate, où ce marginal, de Bangkok à Tokyo, en passant par Calcutta et Santiago, déploie une activité tous azimuts et continue à prendre des initiatives incessantes, heureuses ou malheureuses, parfois déplorées par le Quai qui passe l’éponge sur les incartades, car on aime bien ce feu follet mettant son nez partout sans conformisme excessif. Entretemps, il est commissaire de la République au Tonkin et évolue entre la Chine et l’Annam, les chrétiens et les païens et surtout entre l’Armée de terre et la Marine, dont les officiers généraux respectifs, chatouilleux, lui causent bien des misères : il a la peau du général, mais l’amiral finit par avoir la sienne. S’il constate au Chili que la « carrière » comporte des embuscades sournoises, la diplomatie musclée du fort au faible lui convient ailleurs assez bien : « Nous vous donnons vingt-quatre heures pour accepter ou rejeter en bloc et sans discussion les conditions que nous vous offrons par grandeur d’âme… Si vous les repoussez, il faut vous attendre aux plus grands malheurs. Imaginez tout ce qu’il y a de plus épouvantable, et vous resterez encore au-dessous de la vérité. » On ne peut être plus aimable vis-à-vis d’un gouvernement « ami » !
Il est étonnant qu’un auteur féminin n’ait pas cherché à préciser la place tenue par Thérèse-Gabrielle, alias Mme Harmand, dont on se demande vraiment comment elle a pu suivre le train avec trois enfants, même si la jeune Anne-Louise fut tôt séduite au Japon par un bel artilleur chasseur de Boxers.
Cette pièce où Mme Salkin (qui aime décidément les analogies sportives) traque en trois actes son « McEnroe de la diplomatie » est un régal. Avant de vous mettre à rêvasser sur fond de sampans glissant sur les arroyos ou d’éléphants frôlant l’herbe des Hauts Plateaux, ne manquez pas de lire la belle conclusion intitulée « Le temps de la fin », et de consulter l’annexe qui illustre parfaitement le caractère encyclopédique et le souci du détail de ce curieux docteur. ♦