Chaque année, au moment où l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) aborde la partie de son programme d’études consacrée à la défense militaire proprement dite, il est de tradition que le Chef d’État-Major des Armées vienne répondre aux multiples interrogations des auditeurs à propos de ces problèmes. Ce sont ces réponses, apportées le 9 avril 1974 par le général Maurin aux auditeurs de la XXVIe session, que nous publions ici. Les questions ayant été beaucoup trop nombreuses (83) pour faire l’objet chacune d’une réponse particulière, elles ont été regroupées par centres d’intérêt : politique de défense et dissuasion, défense européenne, armes nucléaires tactiques, service national, budget des Armées, enseignements tirés de la guerre israélo-arabe.
Entretien avec le Chef d'état-major des armées (Cema)
Le jeu des deux Grands au Moyen-Orient a été pour une large part à l’origine de la crise de l’énergie. Le caractère multiforme des menaces susceptibles d’affecter ainsi notre indépendance ne remet-il pas en question la validité d’un concept de défense qui semble nous laisser impuissants devant de telles menaces ?
L’un des traits essentiels du contexte international actuel est en effet la diversité des menaces possibles et la difficulté de juger ces menaces à leur mesure exacte et selon leur risque de réalisation. Cette situation me conduit à faire un certain nombre de remarques préliminaires importantes qui sont nécessaires si nous voulons éviter de porter notre attention sur des aspects partiels de la politique de défense.
Tout d’abord, une politique de défense s’inscrit dans la durée, dans un projet politique à long terme qui tient compte des priorités essentielles. Il serait imprudent à propos de tel ou tel événement qui met en évidence certains types de menaces d’en déduire qu’il faut infléchir notablement l’économie de cette politique.
Celle qui a été adoptée par notre pays depuis quinze ans tient compte avant tout de l’importance fondamentale du fait nucléaire. La force de dissuasion que nous avons constituée et que nous continuons à développer pour la maintenir à un niveau vraiment significatif en qualité et en quantité n’apporte certainement pas de réponse appropriée à tous les types de menace mais elle nous garantit contre les dangers les plus graves et nous donne un poids particulier dans le concert des nations. Faire partie des puissances nucléaires, c’est faire partie du « grand jeu », et il est certain que la France n’aurait pas la liberté et l’influence qu’elle peut avoir aujourd’hui si elle n’avait pas pris cette option prioritaire en temps opportun. Quand on met l’accent sur les menaces qui peuvent paraître non couvertes par la force nucléaire stratégique, on oublie que si nous n’avions pas cette force, la situation serait autrement dangereuse.
La deuxième remarque est que nous ne pouvons pas tout faire. L’outil de défense que nous pouvons constituer de manière réaliste est limité par l’effort que le pays est susceptible de mener en ce domaine et par l’appréciation qu’en fait le gouvernement. Devant la multiplicité des menaces, il est illusoire de penser que nous sommes en mesure de donner à notre système de forces la capacité de répondre exactement à chaque éventualité envisageable. Ce que nous pouvons faire et ce que nous faisons, c’est chercher à définir des priorités raisonnables et placer les jalons nécessaires à une évolution ultérieure de notre système.
Ces remarques préliminaires me paraissent importantes car elles apportent un éclairage indispensable à l’ensemble des réponses aux questions posées.
Une politique de défense ne peut être appréhendée in abstracto, elle doit avoir une certaine continuité et tenir compte des possibilités réelles. Mais le fait que notre politique de défense connaisse des limites ne signifie pas qu’il faille l’abandonner lorsqu’elle se heurte à l’une d’elles. Il faut au contraire la renforcer et lui donner progressivement la capacité de répondre au maximum d’éventualités, notamment dans les crises où la puissance militaire peut être un facteur décisif pour faire respecter nos intérêts vitaux.
En attendant l’avènement d’une Europe unie, fédérée ou confédérée, qui donnerait à la défense du continent toute sa force et sa crédibilité, nous pouvons être appelés à intervenir dans le cadre de l’Alliance atlantique. Que ce soit dans ce cadre ou dans celui d’une future défense européenne, comment notre intervention s’opérerait-elle ?
La question de la défense européenne et de nos relations avec l’OTAN constitue un domaine extrêmement complexe, essentiellement politique et dépassant par conséquent la responsabilité du Chef d’État-Major des Armées. Je me bornerai donc à dégager certains traits essentiels à la compréhension de cette situation.
Tout d’abord, posséder une capacité significative d’intervention en Europe constitue une des priorités de la politique de défense ; l’existence du corps de bataille aéroterrestre et le développement de l’arme nucléaire tactique — l’ANT — nous donnent les moyens de cette politique. Affirmer cette nécessité d’une capacité d’intervention en Europe ne signifie pas pour autant que nous devrions réintégrer l’OTAN, car les raisons qui ont motivé notre départ subsistent toujours, certaines même ont été renforcées. Derrière l’égalité théorique des partenaires, le pouvoir de décision réel, dans l’OTAN, appartient en fait exclusivement aux Américains, avec la possibilité pour eux de se servir de l’infrastructure de l’Organisation pour des opérations étrangères aux intérêts européens, comme cela a été récemment le cas à l’occasion de la crise du Moyen-Orient. La liberté que nous nous sommes donnée nous permet justement d’éviter de nous trouver impliqués dans des querelles qui ne seraient pas les nôtres. Mais réciproquement, il est clair que l’engagement de la France, puissance nucléaire autonome, aux côtés de l’Alliance, dans certains cas de crise aurait un poids autrement efficace qu’un engagement automatique au sein de l’OTAN. C’est en ce sens que la FNS participe par son pouvoir dissuasif à la sécurité européenne, comme cela a d’ailleurs été reconnu par le Président Nixon.
L’Institut d’Études Stratégiques de Londres, à l’occasion d’une visite ici même, m’avait posé la question de savoir si notre attitude n’avait pas affaibli la puissance de l’OTAN. Je pense, comme je l’avais alors répondu, qu’il n’en est rien, au contraire. Si, en effet, nous étions restés intégrés dans l’OTAN, nous aurions continué, comme d’autres Européens, à compter sur l’aide et les matériels américains pour équiper nos forces. Le fait pour nous d’avoir mis sur pied une force nationale à part, avec des matériels de conception et de réalisation strictement françaises, nous a certes posé nombre de problèmes mais a, par le fait même que nous avons construit une armée exclusivement nationale, adaptée à notre territoire et à la zone d’action que nous envisageons, renforcé à mon sens la puissance générale de l’Alliance pour le cas où le gouvernement déciderait de nous engager à ses côtés. Les autres alliés, par contre, sont très dépendants des États-Unis et l’on sait tous les avatars qu’il peut en résulter dans le cas de fourniture de certains matériels répondant plus ou moins bien aux besoins de l’utilisateur ou que l’on a modifiés pour une adaptation plus ou moins heureuse. Il est naturellement de notre devoir de prévoir toutes les éventualités et de faire en sorte que, si nous devions intervenir dans le cadre de l’Alliance, les procédures permettant l’engagement de notre corps de bataille terrestre et aérien et de nos forces de haute mer soient définies et appliquées. Les pourparlers à ce sujet se poursuivent avec les instances de l’OTAN, et si des réticences ou des retards ont pu être décelés dans ces pourparlers, ils ne nous sont en général pas imputables.
Quelles sont à votre avis les perspectives qui s’offrent à une défense européenne ? Le désengagement américain, s’il est de quelque ampleur, ne va-t-il pas en accélérer la promotion ?
Le problème de la défense européenne est effectivement à l’ordre du jour. Mais c’est une affaire difficile et qui ne peut être envisagée qu’à long terme. Pour le moment, la position officielle de la plupart des pays européens est le maintien du système OTAN et de la garantie américaine.
Y aura-t-il un désengagement américain et quelle sera son ampleur ? Les motivations des Américains à cet égard sont contradictoires. Par-delà les raisons conjoncturelles, comme le déficit de la balance des paiements — d’ailleurs moins contraignant pour eux aujourd’hui — les éléments fondamentaux de cette affaire sont, d’une part, la réticence des Américains à s’engager nucléairement en Europe, d’autre part, l’intérêt stratégique que présente l’Europe comme défense avancée des États-Unis. Enfin, la garantie qu’ils offrent au vieux continent leur fournit un moyen puissant de contrôler l’évolution de l’Europe — des événements récents l’ont suffisamment prouvé. Il est donc possible que le désengagement américain, même s’il s’avérait sensible, soit masqué par des dispositions diverses tendant à maintenir en Europe l’illusion de la garantie américaine. Le problème serait alors plus celui de la constitution d’une défense européenne complémentaire de la présence des Américains plutôt que celui de sa mise sur pied à cause de leur absence.
Il est donc utile de réfléchir au problème théorique de l’association des pays européens en vue d’une défense commune, mais aujourd’hui il n’est guère possible de dépasser ce stade théorique, et les conséquences pour une évolution de notre politique de défense sont, pour le moment, négligeables.
Je ne crois pas qu’il soit possible de constituer une défense européenne tant qu’il n’y a pas sur d’autres points de politique, d’économie, des accords tels qu’en fait il y ait une chose vraiment commune à défendre et un vrai patriotisme européen pour animer cette défense. Il n’y a pas beaucoup de signes de l’avènement d’une telle situation. Mais ce qui est certain — et nombre de mes collègues européens en sont persuadés comme moi — c’est que si un jour se dessinait une défense européenne, notre pays, par la contribution qu’il y apporterait, y aurait une situation privilégiée.
La question de la « subversion » suscite périodiquement des polémiques exploitées contre les Armées. Celles-ci ne peuvent cependant ignorer les réalités que recouvre cette notion, ne serait-ce qu’en raison du rôle important qu’elles peuvent être appelées à jouer dans la défense opérationnelle du territoire (D.O.T.), ne serait-ce aussi que parce que certains groupes extrémistes ne cachent pas leur volonté de subversion à l’intérieur des Armées. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
La lutte contre la subversion ne peut être efficace que si elle s’applique au véritable ordre de la subversion : l’idéologie. On peut estimer que cette lutte n’est pas ouverte aujourd’hui en France. Ce n’est pas une raison — et il y aurait à cela le plus grave inconvénient — pour en déduire que l’Armée doit remédier à une carence éventuelle sur ce point. Disons-le nettement, une telle action la conduirait à se mêler de problèmes politiques, ce qui serait opposé au devoir de l’Armée qui est de contribuer à la continuité du pays et à sa raison d’être qui est d’en assurer la sécurité contre les menaces extérieures.
Il reste que nous devons nous prémunir contre les effets de la subversion. Si elle entraînait des actions armées à l’intérieur du pays, c’est d’abord aux forces de sécurité dépendant du ministre de l’Intérieur et à la Gendarmerie qu’incomberait la responsabilité de maîtriser ces tentatives. Le rôle permanent de l’Armée est de défendre les points sensibles nationaux contre tous ceux, quels qu’ils soient, qui voudraient les mettre à mal et de conserver la liberté d’action du gouvernement en maintenant disponibles ses moyens essentiels de défense : c’est cela, la D.O.T. On peut certes envisager des crises extrêmement graves où le gouvernement ferait appel à nous pour empêcher que des troubles intérieurs provoqués ne viennent affaiblir nos moyens de défense extérieure ; il s’agit là d’éventualités exceptionnelles, et l’intervention militaire correspondante se situe à la limite des missions de l’Armée.
En cas de conflit avec une puissance étrangère, il ne me paraît pas que les risques d’une subversion interne menaçant les rangs de l’Armée soient grands ; l’histoire a amplement montré que la cohésion nationale se soude face à un danger extérieur, et les dispositions du temps de guerre permettraient de maîtriser assez vite des incidents locaux au cas où il y aurait collusion entre les agresseurs et des sympathisants à l’intérieur.
Enfin, puisque vous avez fait allusion à la récente polémique sur « l’ennemi intérieur », je dirai que pour nous, il n’y a pas d’ennemi extérieur ou d’ennemi intérieur, il y a des ennemis tout court ; ce sont ceux qui tenteraient de nuire à notre capacité de défense.
L’opposition, selon certains, du concept de dissuasion nucléaire à celui d’une dissuasion populaire vous paraît-elle fondée ? La préparation d’une résistance intérieure en cas d’invasion est-elle au contraire de nature à renforcer la dissuasion ?
Bien entendu, il ne faut pas exclure une résistance intérieure, mais sans pour autant oublier que notre meilleure garantie contre l’invasion du territoire, c’est l’existence de notre F.N.S. On peut en effet penser qu’un agresseur nucléaire éventuel prêt à accepter le risque d’une riposte stratégique en contrepartie de l’occupation de notre pays pourrait prendre en compte dans son estimation du couple risque-enjeu l’éventualité d’une résistance opiniâtre. Mais ce facteur paraît de faible poids comparé au risque nucléaire qu’il accepterait. Ce qui est certain, c’est qu’un consensus national est nécessaire à la crédibilité de la dissuasion grâce au soutien qu’il apporterait au chef de l’État responsable. Ceci dit, il n’est pas sûr que préparer visiblement une résistance armée, qui pourrait alors apparaître comme une mise en doute du succès de la dissuasion, soit le meilleur moyen de favoriser ce consensus utile.
Même s’ils ne parlent plus maintenant de la « bombinette » française, certains opposants à la force nucléaire française n’en continuent pas moins à faire ressortir sa disparité avec celle des super-Grands ainsi que sa vulnérabilité et ils mettent donc en doute sa crédibilité. Cette attitude risque d’être finalement dommageable à la dissuasion que nous visons, ne pensez-vous pas ?
En ce qui concerne la crédibilité de nos forces, il faut une fois de plus réaffirmer que nous ne cherchons pas la parité nucléaire avec les deux Grands. Un autre effet dissuasif est cependant possible qui permet la défense de nos intérêts vitaux et nous garantit au moins de tout chantage et de toute attaque nucléaire sur notre territoire. Il tient au fait qu’aucun pays ne peut accepter de prendre le risque de voir une partie notable de son potentiel industriel et démographique détruit par une riposte nucléaire. Et le niveau de destruction qu’un agresseur éventuel peut tolérer dans une confrontation avec la France est encore abaissé par le risque qu’il encourt de voir une autre puissance nucléaire profiter de sa faiblesse temporaire.
En fait, les théoriciens de la dissuasion admettent généralement qu’un conflit nucléaire n’est à la rigueur envisageable que pour un enjeu capital comme l’acquisition de l’hégémonie mondiale. La grande nouveauté introduite par l’arme nucléaire est que le rapport des forces en présence, fondamental dans les opérations classiques, a perdu beaucoup de sa signification. Pour garantir nos intérêts vitaux, compte tenu de l’enjeu que nous représentons, il nous faut posséder un niveau de menace suffisant en quantité et en qualité et faire montre d’une grande détermination au cours de la conduite d’une crise. La valeur de la dissuasion est le produit de la volonté politique par l’efficacité des forces, et à cet égard permettez-moi de rappeler ici le rôle considérable que joue la volonté politique exprimée par le responsable suprême qu’est le Président de la République.
C’est donc sur l’ensemble de ces facteurs que se fonde la dissuasion d’une puissance moyenne comme la France. Nous aurions tort cependant de nous en tenir à cette logique rassurante. Elle ne saurait être opérante par elle-même. Il nous faut sans cesse chercher à obtenir le niveau de menace le plus élevé possible et doter nos armes des meilleures capacités de pénétration compte tenu de ce que les systèmes de défense ne cessent eux-mêmes de se perfectionner.
Pour ce qui est de la vulnérabilité de notre force nucléaire, il faut rappeler que, pour le moment et pour longtemps encore, la discrétion de la composante sous-marine de la F.N.S. exclut une neutralisation préventive immédiate. Quant à détruire préventivement les silos durcis abritant les missiles sol-sol, ce n’est pas une opération facile. Avant d’envisager une telle action, l’agresseur éventuel doit tenir compte de l’incertitude du résultat, du risque qu’il prend d’être l’objet d’une riposte de la part des sous-marins et de la certitude qu’une frappe nucléaire au sol de cette importance entraînerait des retombées radio-actives très denses sur une grande partie de l’Europe. Enfin, la redondance donnée à nos systèmes de transmissions exclut leur neutralisation totale.
La réussite de la dissuasion se constate. Nous pensons qu’en développant nos forces stratégiques, notre capacité dissuasive sera toujours assurée avec une bonne marge de sécurité à moins d’imprévu. Il reste que devant le développement possible des systèmes ABM, nous devons veiller à ce que ces forces conservent des performances appropriées. Nous ne pouvons pas échapper à la nécessité d’une constante progression de nos forces nucléaires.
Peut-on concevoir que nos forces nucléaires soient un jour directement associées à la défense de l’Europe ?
Il est clair que la crédibilité de la dissuasion impose un seul centre de décision. Pour que l’Europe soit garantie strictement par une F.N.S., il faudrait une organisation politique bien différente de celle qui existe. En fait il est admis que la garantie américaine pour l’Europe repose avant tout sur les armes nucléaires tactiques que ce pays y possède. Tant l’effet dissuasif des forces stratégiques américaines que celui des forces anglaises et françaises participent à la garantie de l’Europe, mais de façon indirecte.
Quand on examine sur le plan théorique les possibilités d’une défense de l’Europe reposant avant tout sur les Européens, il apparaît — et ceci ne minimise en rien l’effet certain de la F.N.S. française — que la dissuasion nucléaire stratégique doit être complétée par celle qui repose sur les armes nucléaires tactiques et sur un concept d’engagement très offensif, qui a été annoncé avec netteté par les autorités politiques françaises.
L’apparition des mininukes dans l’arsenal nucléaire ne va-t-elle pas changer les données de base de la dissuasion, en ce sens que ces armes nucléaires miniaturisées, capables de développer certains effets de rayonnement importants tout en limitant les dégâts matériels, seraient susceptibles de permettre un retour à une stratégie plus opérationnelle que la stratégie de dissuasion ?
Je ne le crois pas, car dans mininukes il y a nukes, c’est-à-dire nucléaire, et dès lors c’est au pouvoir politique à en détenir la clé. Même si l’on parvient à miniaturiser considérablement les armes nucléaires, elles ne pourront être strictement et exclusivement à la disposition des commandants militaires. Mais en outre, lorsqu’on parle d’armes nucléaires tactiques, il importe de bien distinguer deux niveaux de la dissuasion : il y a d’une part la dissuasion stratégique qui repose sur la menace de destruction visant sur le territoire adverse ses œuvres vives, et d’autre part la dissuasion tactique qui repose sur la menace d’utilisation de l’arme nucléaire sur les forces au combat. Dans le cas européen, le territoire de l’Union soviétique n’est pas en cause. La dissuasion de l’OTAN, en Europe, est basée sur la possession de 7 000 armes nucléaires tactiques américaines alors que du côté adverse il y en a moins. Ce rapport de force doit cependant être tempéré car il se pourrait que le gouvernement américain hésite à brandir la menace de ces armes et à les employer, notamment si son territoire n’était pas concerné et si le problème restait circonscrit au continent européen. Il y a là un doute qui subsiste et c’est une des raisons qui ont incité le gouvernement français à se décider à équiper ses forces d’armes nucléaires tactiques. Cet armement, même inférieur en nombre à celui des Américains, présente deux intérêts : tout d’abord il offre la possibilité de faire savoir à l’adversaire qu’un éventuel conflit ne sera pas limité au plan conventionnel et il permet, sans encore recourir à l’emploi d’armes stratégiques, de signifier à l’adversaire l’opportunité d’une réflexion du fait que l’escalade est amorcée. Le second intérêt se situe dans le cadre de la défense européenne. Le fait qu’un pays européen soit capable de fabriquer ces armes peut donner à penser qu’un jour il serait susceptible, le cas échéant, de prendre en Europe le relais des Américains, sinon au plan quantitatif, au moins en qualité. Enfin, pour ce qui est de notre problème particulier, notre A.N.T. valorise, il faut le souligner, nos forces aéroterrestres. Il donnerait à notre engagement, le cas échéant, aux côtés des alliés, un poids particulier. Sa menace d’emploi éventuel marquerait un bouleversement de la nature du conflit et témoignerait de la détermination du gouvernement avec une netteté qui devrait inciter l’agresseur à reconsidérer son action, ou tout au moins les conséquences de la poursuite de cette action.
Les modalités de cet emploi et la manœuvre stratégique l’accompagnant dépendraient des conditions du conflit qui, en Europe, peuvent être extrêmement variées selon les réactions de l’OTAN à l’agression. De ce point de vue, il faut rappeler que nous avons toujours été opposés à la doctrine de riposte graduée qui conduit à prévoir l’emploi des armes nucléaires à l’intérieur du territoire de la R.F.A. suivant les aléas du combat. L’Allemagne, qui siège au conseil de l’OTAN, ne l’ignore pas. Pour notre part, nous avons au contraire toujours estimé que nous ne pouvions tolérer un conflit conventionnel de longue durée en Europe. C’est pourquoi nous affichons notre volonté d’employer — ou de menacer d’employer — les armes nucléaires dès le démarrage d’un conflit le plus en avant possible. Cependant, pour le cas éventuel d’un tel emploi, nous avons défini des procédures d’interdiction de tirs pour limiter les dommages possibles aux zones les plus sensibles, et nous pensons qu’il en est de même dans le cadre de l’OTAN.
En ce qui concerne la doctrine d’emploi tactique qui, elle, peut être définie alors que les hypothèses d’emploi peuvent être très variées, son étude fait apparaître l’intérêt d’un tir nucléaire précis, donc celui d’une bonne connaissance des objectifs adverses, ce qui implique d’ailleurs que nous fassions en sorte que l’adversaire nous oppose des objectifs valables. Ceux-ci sont de deux sortes : il faut distinguer d’une part les objectifs dits d’opportunité que formeraient les concentrations d’unités adverses — l’obtention de ces concentrations nécessite une manœuvre conventionnelle préalable — et d’autre part les objectifs d’interdiction qui sont des objectifs fixes de l’infrastructure : points de franchissement, terrains d’aviation, radars, etc. C’est cette deuxième catégorie d’objectifs qui serait visée par nos armes nucléaires tactiques aéroportées dont la portée peut dépasser nettement le cadre du territoire de la République Fédérale.
Dans ces conditions, cet emploi nucléaire tactique nécessiterait, certes, la mise en œuvre de moyens de reconnaissance terrestres et aériens dont le jeu s’inscrirait dans une manœuvre de reconnaissance d’ensemble, mais il doit être bien entendu, en ce qui concerne notre position, que nous n’avons qu’une capacité limitée, celle d’un coup d’arrêt, autrement dit de faire la preuve de notre volonté de nous battre si nous estimons nos frontières menacées. Ce coup d’arrêt ayant été donné, si l’agresseur ne reconsidérait pas son action, alors il n’y aurait plus d’autre recours que celui de l’emploi de la force nucléaire stratégique.
Tels sont les buts et les principes généraux d’emploi de l’armement nucléaire tactique que nos forces aériennes reçoivent et que nos forces terrestres commenceront à recevoir avant la fin de cette année.
Dans sa conception et son fonctionnement actuels, le service national répond-il d’une part aux besoins de la défense, d’autre part à l’évolution des mentalités ? La part réservée dans les Armées aux engagés et aux cadres de carrière est-elle suffisante ? La préparation morale et technique des officiers et sous-officiers de réserve est-elle bonne et leur affectation de mobilisation satisfaisante ?
Sous ses formes principales, le service national est destiné à satisfaire les besoins de la défense en personnels tant militaires que civils. Le service militaire est indispensable pour que la Défense Nationale puisse disposer en permanence d’effectifs instruits en nombre suffisant et, en cas de menace, d’une réserve régulièrement renouvelée. Voilà qui paraît une vérité de La Palice et pourtant je crois nécessaire de la rappeler car elle semble échapper à beaucoup. Si nous avons un service militaire, c’est parce que nous avons besoin de combattants dans nos unités pour qu’elles aient une valeur instantanée. Et d’autre part il faut que, pendant quelque temps après le service militaire, nous puissions, parmi ceux qui l’ont accompli, en mobiliser une quantité suffisante pour porter nos forces conventionnelles à un niveau significatif.
Il est permis cependant de se demander si, dans son fonctionnement actuel, le service national répond à l’évolution des mentalités à son sujet. Voici très franchement ce que nous constatons : — la nécessité d’une défense nationale n’est plus ressentie comme jadis par la majorité de la population ; — le besoin d’information est de plus en plus marqué ; — la spécialisation dans l’emploi est particulièrement recherchée ; — enfin, malgré la contestation systématique pratiquée par une petite fraction très politisée, les jeunes font montre d’une très grande disponibilité et n’hésitent pas à s’engager derrière le chef qui a su gagner leur confiance.
Les Armées se sont efforcées de s’adapter à cette situation. C’est ainsi que nous faisons actuellement un effort d’information portant sur la défense afin de combler, au niveau du corps de troupe, les lacunes que le système scolaire a laissé subsister en matière d’éducation civique et même morale. Les directives ministérielles, de M. Robert Galley et auparavant de M. Michel Debré. celles également des Chefs d’État-Major des trois Armées, rappellent aux cadres la nécessité d’une information de leurs subordonnés, notamment des appelés, afin qu’ils saisissent bien les raisons des décisions les concernant ou les objectifs à atteindre par les actions auxquelles ils participent. Il ne fait aucun doute que jadis il n’était pas nécessaire d’expliquer aux appelés ce qu’ils venaient faire dans l’Armée ni quelle était la vocation de l’unité dans laquelle ils venaient servir. Aujourd’hui c’est une nécessité, elle est même fort importante.
Je dois dire d’ailleurs que la jeunesse française ne demande qu’à être instruite en ce domaine et les questions posées par elle sont très nombreuses. Il faut que l’encadrement en contact avec le contingent soit en mesure d’y répondre. Ici je voudrais ouvrir une parenthèse sur la valeur de ces appelés.
En 1972 voici quel était le niveau d’instruction des recrues :
Sachant lire et écrire : 15,8 % Classe de terminale : 7,5 %
Certificat d’Études Primaire : 34 % Baccalauréat : 7 %
Brevet élémentaire : 26 % Enseignement supérieur : 6 %
Pour 80 % de ces recrues, le service est bien adapté et leur fournit une occasion de valorisation et de développement. Les statistiques révèlent en effet que 45 % de ces jeunes gens ayant accompli leur service militaire ont enregistré une progression technique ou professionnelle et ont pu changer avantageusement de métier après le service. De cette valorisation, inscrite dans les faits, on ne parle jamais. Trop souvent au contraire, si l’on parle du service militaire, c’est pour essayer de le démolir dans l’esprit des Français.
Il y a bien entendu les autres, les 13 % d’intellectuels pour qui le service est plus ou moins bien adapté.
Pour améliorer cette situation, je m’efforce avec les Chefs d’État-Major de faire en sorte que les jeunes gens qui auront, du fait de leur niveau d’instruction, des responsabilités dans la vie, en aient également dans toute la mesure du possible dans l’armée, et qu’ils deviennent donc gradés et même officiers de réserve.
Jadis on demandait à ces futurs gradés de faire une préparation militaire avant le service. Cette contrainte est maintenant mal supportée par des jeunes gens trop souvent peu motivés par leur milieu educationnei. Par contre, une fois en service, ces jeunes gens se révèlent souvent très disponibles pour faire les études suffisantes pour devenir gradés. Nous nous efforçons actuellement de prendre des mesures pour tirer le meilleur parti de cette situation, mais dans le service d’un an c’est une affaire complexe.
Le service militaire a également un impact non négligeable sur la santé des jeunes Français, surtout quant on sait que 40 % d’entre eux ne savent pas nager en arrivant au régiment et que nombreux parmi eux sont ceux qui s’avèrent incapables de faire cinq kilomètres à pied.
Reste qu’il faut à l’encadrement de ces jeunes gens des chefs de haute valeur.
Cette nécessité débouche sur une politique de recrutement des cadres de carrière à laquelle nous nous sommes actuellement attachés. Ceci conduit en particulier à porter notre attention sur la part que tient le niveau des militaires de carrière officiers et sous-officiers dans les Armées.
D’autre part, quantitativement, il serait certes souhaitable d’augmenter le nombre des engagés pour tenir les postes dans lesquels le coût de la formation des appelés, compte tenu de la faible durée de leur disponibilité, est peu rentable. Mais outre qu’un engagé revient aux Armées trois à quatre fois plus cher qu’un appelé, nous n’arrivons pas actuellement à honorer nos postes budgétaires d’engagés en raison de la situation matérielle qui leur est faite. Il serait illusoire dans ces conditions d’augmenter le volume théorique des engagés. Pour honorer tous les postes budgétaires d’engagés avec des sujets de bonne qualité, il est indispensable de leur offrir dès le premier jour un salaire mensuel correspondant au SMIC, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Quant aux cadres de carrière, officiers et sous-officiers, dont la presse a récemment découvert les problèmes, je dirai très brièvement mon sentiment sur cette affaire. Il y a d’abord un problème de considération. Elle reviendra naturellement aux militaires lorsque le pays aura compris la nécessité d’une défense, ce qui implique une politique d’information ample et profonde, menée à tous les niveaux de responsabilité depuis les plus élevés. Cette considération à laquelle aspirent les cadres est étroitement associée à leur situation matérielle qui a subi une détérioration relative par rapport à celle des carrières civiles jadis comparables. Quand je dis détérioration relative j’entends par là que jadis le militaire jouissait d’un certain nombre d’avantages qui fort heureusement sont également accordés aux civils aujourd’hui et même parfois plus largement. Un plan de revalorisation de la condition militaire étalé sur trois ans a été établi par le ministre. Les toutes premières mesures — relèvement de l’indemnité pour charges militaires — sont déjà en vigueur. D’autres suivront et sont actuellement inscrites au projet de budget de 1975. C’est une nécessité absolue.
J’en viens à la question des officiers et sous-officiers de réserve nécessaires à l’encadrement des unités non seulement en temps de guerre mais aussi en temps de paix. Il convient de faire plus largement appel à la ressource potentielle qu’ils constituent pour l’encadrement du contingent. Les postes budgétaires d’officiers du contingent seront sensiblement augmentés au budget de 1975. Un effort sera entrepris pour inciter les jeunes gens faisant les Grandes Écoles à effectuer leur service comme aspirants. Les jeunes gens qui ont eu cette chance de faire des études supérieures payées par la nation doivent avoir des responsabilités dans l’armée comme ils en auront dans la vie.
En ce qui concerne les réserves, les efforts des années dernières ont porté sur l’augmentation des crédits budgétaires alloués à leur instruction. J’ai tenu absolument à ce que cette augmentation soit, l’an dernier, significative. Elle a porté sur 120 000 journées d’instruction d’officiers de réserve et 80 000 journées de sous-officiers. Pour obtenir un résultat satisfaisant, il faudrait à peu près doubler cet effort. La progression est cependant appréciable dans les trois armées. L’Armée de Terre vient d’arrêter définitivement son système d’auto-instruction des réserves et de parrainage des unités de réserve par des unités d’activé.
L’Armée de l’Air a généralisé la procédure des affectations directes de personnels connus des commandants d’unités, ce qui permet une mobilisation plus intelligente et plus rapide et des convocations directes à des périodes de réserve dans les meilleures conditions de temps pour que celles-ci soient vivantes et rentables.
La Marine a elle aussi rénové sans le modifier fondamentalement son propre système d’instruction des réserves.
J’ai conscience qu’il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine si important pour les relations Armée-Nation et la participation des citoyens à la Défense. Mais tout ceci est pour l’essentiel une question de moyens financiers. Ceux dont nous disposons sont mesurés et cela rend le problème difficile.
La préparation des différents personnels des Armées, en particulier des cadres à leurs missions et leurs conditions de vie actuelle vous paraissent-elles de nature à garantir leur efficacité et à maintenir leur moral à un niveau élevé ?
J’ai déjà dit ce que je pensais des problèmes de considération, facteur important du moral. Parlons alors des problèmes d’entraînement et des facilités nécessaires. Il est bien clair que c’est une question de moyens. Si nous parlons de l’instruction technique, je crois pouvoir affirmer qu’elle est très satisfaisante. Nous le voyons bien à la faveur qu’elle connaît auprès des personnels étrangers que nous instruisons dans nos écoles. Elle est bien adaptée, moderne et efficace. Je crois que les Armées sont relativement en avance sur ce point. Il y a quelques années, je me laissais dire que les écoles techniques de l’Armée de l’Air et de la Marine, à Rochefort, étaient très en avance sur bien d’autres écoles techniques civiles. Nous avons là une certaine satisfaction, tempérée hélas par l’hémorragie que nous constatons dans nos rangs de tous les personnels qui, une fois formés dans nos écoles et après un temps minimum d’engagement, trouvent des situations qui leur donnent des possibilités matérielles bien supérieures dans la vie civile. Il nous reste la satisfaction de les avoir bien formés. Les diplômes militaires ont maintenant à peu près tous leur équivalence civile. Les méthodes d’instruction sont très évoluées. Il est fait appel de plus en plus à l’audiovisuel. Nous avons des laboratoires de langues assez remarquables, indispensables puisque nous instruisons de nombreux personnels étrangers.
Là où il y a un problème grave, c’est en ce qui concerne nos grandes unités, car nous avons actuellement des difficultés pour leur entraînement. En Allemagne, où je suis allé récemment, je sais que les grandes unités s’entraînent dans la nature. Derrière elles, un payeur recueille les demandes de remboursement pour les dégâts éventuellement causés et il paie immédiatement si elles sont justifiées. Voyez la différence avec la France où toute une campagne s’est développée contre l’agrandissement du camp du Larzac. Si, comme je l’ai fait, les gens qui mènent cette action pouvaient survoler en hélicoptère le Larzac, ils s’apercevraient que leur campagne n’est en aucune façon justifiée, ce qu’ils savent d’ailleurs déjà sans doute.
Nous avons aussi des problèmes pour ce qui est des champs de tir, qui doivent être agrandis pour s’adapter aux armes modernes. Nous avons dû abandonner les champs de tir en bord de mer où nous limitions déjà notre activité pendant l’été. De la solution de ces problèmes dépend le maintien d’une instruction sérieuse.
Pour ce qui est de la discipline, elle est bonne, surtout si l’on tient compte des conditions psychologiques du contingent au moment de son incorporation. Je le répète, la jeunesse française est extrêmement disponible et, si elle est correctement encadrée et suffisamment occupée, elle est parfaitement disciplinée. Si je l’affirme avec cette netteté, c’est que j’ai pu la comparer avec celle d’autres pays confrontés avec les mêmes problèmes. Nous pouvons être fiers de nos armées et de ce qu’elles représentent non seulement de bonne volonté mais aussi d’efficacité et d’allant.
Bien entendu, il y a des lacunes, il y a les problèmes de contact que j’ai évoqués, mais dans l’ensemble et mis à part le cas particulier de trop nombreux « favorisés » qui préfèrent une affectation à des tâches de servitude (dans la région parisienne en général) — où d’ailleurs ils se tiennent très correctement car ils sont bien attachés à cette situation — mais dénigrent parfois l’armée une fois libérés, les unités ont une excellente présentation.
Parlons enfin du moral. Il y a des problèmes du fait du conflit de générations. Ces problèmes, il ne faut pas les éluder. Il faut répondre aux questions que posent les jeunes appelés. C’est une nécessité et un devoir pour les officiers et sous-officiers qui ont la charge de leur encadrement. C’est également une vocation traditionnelle mais plus impérative encore de nos jours pour les chefs de corps de s’intéresser à ce que pensent leurs personnels, de redresser s’il y a lieu leurs lacunes ou erreurs d’information et de faire en sorte que, sans employer les grands mots, la participation soit une réalité concrète.
Pensez-vous que le budget de la défense nationale, s’il est maintenu au plancher actuel de 3 % du PNB et compte tenu de la difficulté qu’il y a à modifier la répartition entre le titre III et le titre V, permettra aux Armées de faire face aux nécessités à couvrir par ces deux titres : le relèvement de la condition militaire et la modernisation de l’équipement ?
Ma réponse est nette : non. Et je m’explique. C’est un fait que la part en pourcentage du PNB du budget de la défense nationale n’a cessé de décroître depuis dix ans : elle est tombée de 4,34 % en 1964 à 3 % en 1973. De même, la part du budget défense dans le budget général : 20,06 % en 1964, 17,40 % en 1974. Voici en comparaison ce que les autres puissances ont consacré à leur défense en 1973, en pourcentage de leur budget général : l’Union Soviétique, je ne sais… certains observateurs vont jusqu’à avancer le chiffre de 40 % ; les États-Unis 31 % ; la République Fédérale d’Allemagne 21,6 % ; la Suisse 22 % ; la Grande-Bretagne 20,1 %.
En ce qui concerne la part du PNB dans le budget défense, la France en 1974 y consacre 3,05 % (2,69 % non compris les crédits gendarmerie qui dans certains budgets étrangers, comptent à l’Intérieur) ; la Grande-Bretagne 4,55 %, la R.F.A. 3 % ; l’Italie 2,28 % ; les États-Unis 6,84 % ; l’Union Soviétique plus de 10 %. Il faut absolument que la décroissance de notre budget en pourcentage du budget général cesse, sinon nous ne tarderions pas à être déclassés par rapport à toutes les puissances que je viens de citer.
La répartition du budget entre titre III « Personnels et fonctionnement » et titre V « Équipement » pose un problème fondamental. Il faut faire progresser la condition militaire mais prendre garde que cet effort ne compromette pas l’équipement des forces. L’Allemagne Fédérale consacre 73 % de son budget au titre III et 27 % à l’équipement, ce qui est insuffisant. Pourquoi en est-il ainsi ? D’abord parce que le coût de la vie et le coût de fonctionnement des unités ont augmenté mais aussi parce que la R.F.A. a dû, pour conserver ses personnels militaires, accroître sensiblement le traitement de ses cadres. Dans ces conditions, elle a dû imaginer une réorganisation qui touche surtout l’Armée de Terre, ce que nous ne voulons pas. Nous en sommes, pour l’année en cours, à 53 % pour le titre III. Dans le budget qui est en cours d’examen nous prévoyons de l’ordre de 54 à 55 % tout en nous efforçant de maintenir la progression de la condition militaire.
A-t-on chiffré de façon précise le coût que représenterait au plan de l’économie nationale une armée non plus de conscription mais de volontaires ?
Le bilan, au niveau des Armées, se solderait par une dépense supplémentaire de 5,6 milliards de francs. Si l’on se réfère à ce qui se passe aux États-Unis où la conscription a été supprimée, la part du budget militaire consacrée au paiement des personnels est, selon le témoignage de certains chefs américains, maintenant de 56 %. Il est exclu que nous puissions nous permettre un tel pourcentage.
Dans quelle limite peut-on prévoir et organiser dans un souci d’économie et d’efficacité la fusion de certains organismes remplissant des missions similaires au sein de chaque Armée ?
Je répondrai très nettement : je ne suis pas un fusionniste. La fusion est une erreur, ou du moins elle ne se justifie que dans certaines limites, en tout cas de façon restreinte pour diverses raisons. D’abord parce qu’elle ne doit être décidée que si elle détermine une augmentation d’efficacité et des économies substantielles. Jusqu’à présent celles qui ont été réalisées n’ont guère répondu à ces espérances. Souvent même elles ont eu pour effet de détruire quelque chose d’essentiel à la nature humaine : la motivation. Même au niveau des services — je pense par exemple au Service de Santé qui est actuellement un objet de préoccupations — les jeunes gens qui s’engageaient jadis à l’École de Santé Navale le faisaient pour servir sur un bateau ou bien outre-mer mais n’étaient pas nécessairement motivés pour servir dans une unité de l’Armée de Terre ou sur une base aérienne. Chaque armée ayant une spécificité qu’il faut lui conserver et les jeunes étant attirés par telle ou telle ambiance, il ne faut pas tout mettre dans un pot commun anonyme.
Par contre, je crois qu’il faut avoir l’esprit interarmées ; à l’heure actuelle nos forces sont presque toutes interarmées. Il ne s’agit donc pas de faire renaître la « guerre des boulons ». Ce serait stérile. Il faut qu’il y ait de la part de tous une coopération avec l’apport que fait chacun du caractère spécifique de son armée.
Voilà ce que je pense des fusions. Je ferai ce qu’il faut pour les limiter à ce qui est à la tête, en vue de l’obtention d’une meilleure gestion générale ou pour que les uns profitent de ce que font les autres, mais j’estime qu’il faut s’arrêter là. En tout cas, tant que je serai Chef d’État-Major des Armées, c’est ainsi que cela se passera.
Quels enseignements ont-ils pu être tirés du récent conflit israélo-arabe en ce qui concerne l’évolution des matériels, en particulier pour la défense anti-aérienne et la défense anti-chars ?
La guerre israélo-arabe d’octobre 1973 présente, pour un observateur militaire, un intérêt certain dans le domaine de l’emploi du matériel conventionnel. Les armées en présence ont mis en œuvre des matériels modernes dont certains faisaient appel à des techniques qui tout en étant connues n’avaient pas encore été expérimentées sur un champ de bataille. Cette guerre a donc été un champ d’expérimentation de matériel moderne d’autant plus qu’il y avait longtemps qu’une telle quantité de matériels n’avait été mise en jeu. À cet égard, et jusqu’à un certain point, cette guerre offre le même intérêt qu’a jadis offert la guerre d’Espagne.
Le premier trait qui doit retenir l’attention, c’est l’énorme quantité de matériels engagés et consommés en moins de trois semaines. Des milliers de coups de missiles ont été tirés, à une cadence effrénée, et le pourcentage des avions et des chars détruits s’est élevé très vite. En 25 jours, les Soviétiques ont transporté et livré quelque 100 000 tonnes de matériels aux pays arabes par les voies aériennes et maritimes.
L’électronique a joué aussi un rôle très important, signalé par tous les commentateurs.
Mais avant d’extrapoler les enseignements tirés dans tous ces domaines, il faut être prudent et ne pas perdre de vue que les combats ont eu lieu dans une ambiance absolument classique, sans cette menace nucléaire permanente qui prévaut en Europe. En outre, il faut noter que les conditions climatiques sont assez différentes avec un temps particulièrement sec, permettant à l’électronique d’avoir un rendement exceptionnel.
Un des faits saillants est certainement l’efficacité de la défense anti-aérienne. On crédite celle-ci de la destruction de la majorité des avions israéliens abattus et on lui impute l’insuccès des assauts aériens contre les têtes de pont sur le Canal et contre les ponts eux-mêmes. Il a même semblé pour un temps que missiles et canons étaient en mesure d’enlever aux avions une certaine liberté d’action dans l’espace aérien. Il s’agit là moins d’une révélation que d’un rappel. De tout temps, la DCA a été efficace à partir du moment où elle atteignait une densité suffisante. Encore aux derniers jours de la deuxième guerre mondiale la FLAK, dense et multiforme, frappait durement les escadrons lancés sur l’Allemagne. Par la suite, on a trop vite admis que l’accroissement de vitesse des avions rendait la DCA périmée. La mise en service des missiles sol-air est venue remettre en question un certain moyen d’attaque. En fait, comme nous le pensions, c’est l’attaque à basse et à très basse altitude qui reste quand même relativement invulnérable. Néanmoins les matériels soviétiques quadritubes de DCA de 23 mm ont eu une certaine efficacité. Mais, là encore, il faut interpréter ces faits avec prudence et se garder de conclusions hâtives, car les conditions diffèrent sensiblement de ce qu’elles seraient en cas de conflit européen : 1° En effet, les fronts de contact sur le Canal ou sur le Golan, limités au plus à 120 km utiles, et même moins de 80 km si l’on déduit les Lacs Amers, ont permis une concentration de moyens exceptionnelle, au point qu’on a pu parler d’un véritable mur de feu ; 2° La maîtrise de l’air, une fois conquise par les avions israéliens, a eu pour résultat paradoxal de les livrer sans réserve aux coups des artilleurs arabes, déchargés du souci de distinguer entre amis et ennemis. Ce qui a tout de même causé quelques méprises du côté arabe… ; 3° La supériorité locale des missiles sur les avions était peut-être accidentelle en ce sens qu’elle était due à l’apparition d’engins nouveaux, SAM 6 et SAM 7. Mais la nouveauté ne dure qu’un temps. Jadis aussi les SAM 2 et SAM 3 ont été une surprise technique. Au Vietnam, ils ont, pendant un certain temps, infligé des pertes aux Américains, puis ces derniers n’ont pas tardé à trouver la parade. Au Moyen-Orient, la campagne n’a pas duré assez longtemps pour que la parade au SAM 6, en particulier en contre-mesures électroniques, fasse sentir son efficacité.
Durant cette campagne, les chars ont une fois de plus constitué le matériel de base d’une tactique recherchant la mobilité et il n’est pas d’opération d’envergure à laquelle ils n’aient participé. En contrepartie, cette importance même a conduit à multiplier le nombre des armes anti-chars à un point tel que celles-ci ont causé des ravages dans leurs rangs. Pratiquement 1 000 chars ont été détruits dans les huit premiers jours sur le front syrien. Au bout de dix jours la moitié des blindés disponibles de part et d’autre avaient été mis hors de combat. La lutte eut probablement changé d’aspect, faute de chars ou d’équipages, si le conflit s’était prolongé. Significative est la part prise par les missiles sol-sol dans la destruction des engins blindés partout où l’infanterie a pu les employer en tirant parti de leur allonge. Dans ce domaine, les engins sol-sol filoguidés, de conception française, ont eu un excellent résultat. L’infanterie traditionnelle a pu, en effet, disposer d’une arme relativement légère, efficace et ayant des portées considérables. Ceci souligne le rôle important de l’infanterie dans les actions défensives menées face à des formations blindées, à condition de lui donner une mobilité qui lui permette de s’installer rapidement sur la position.
Enfin, sur un plan très général, ce conflit a prouvé que les deux Grands, loin de désarmer, ont mis à profit ce théâtre d’opérations pour y expérimenter, par adversaires interposés, leurs matériels et à y rechercher la surprise technique. Cette rivalité dans la course au progrès qualitatif des armements prouve, s’il en était besoin, qu’en cette matière on ne peut jamais se reposer sur ses lauriers.
C’est pourquoi nous devons rester vigilants et ne pas relâcher l’effort de modernisation de notre défense. ♦