Défense à travers la presse
À la suite de certaines déclarations ministérielles, s’apparentant bien moins à des prises de décision qu’à des études prospectives (voir faits et dires), voici relancé le débat sur les relations entre la France et l’Otan. Il est vrai que le Traité de Maëstricht n’a pas entièrement résolu cette question, même s’il veut réactiver l’Union de l’Europe occidentale (UEO) pour en faire le pilier européen de l’Alliance atlantique. Bien qu’en matière opérationnelle l’UEO dépende des états-majors de l’Otan, une incertitude subsistait sur le rôle de la France puisque le Traité admet que la politique de défense européenne devra être compatible avec les situations particulières, comme en constitue une notre possession d’un armement nucléaire. Il semble donc que l’on cherche désormais à affiner l’approche du problème.
Sous le titre « Le dogme en question », l’éditorialiste du Monde du 4 octobre 1992 expose à ses lecteurs :
« Le ministre de la Défense, M. Pierre Joxe, se dit à mots feutrés prêt à réoccuper son siège, après un quart de siècle d’absence, dans les instances de l’Otan qui débattent des orientations militaires au sein de l’Alliance atlantique. Pourquoi pas le Comité des chefs d’état-major ou le Comité des plans de défense ?.. Une proposition avancée, et par M. Bérégovoy et par M. Joxe, est passée, à tort, inaperçue alors qu’elle traduit, à la suite de déclarations antérieures de M. François Mitterrand, une action délibérée de la France pour la mise sur pied d’une dissuasion européenne. Tant le Premier ministre que son ministre de la Défense ont, en effet, plaidé pour un élargissement, avec le Royaume-Uni, de la garantie nucléaire des deux pays à l’ensemble du continent européen. Certes, ni M. Bérégovoy ni M. Joxe ne se sont étendus sur les moyens pratiques censés transformer une telle perspective en une réalité d’avenir. Mais on sait que diverses options ont déjà été envisagées ici ou là, comme une répartition concertée des patrouilles assurées à la mer par les sous-marins nucléaires des deux pays ou encore la mise à l’étude d’un missile air-sol commun aux deux armées de l’air. Le ministre britannique de la Défense a, semble-t-il, laissé la porte ouverte à cette éventualité d’une coopération entre les deux seules puissances nucléaires en Europe de l’Ouest. Dans ces conditions, pour les Français, c’est un nouveau pas en avant qui leur est demandé de faire : entrer au groupe des plans nucléaires de l’Otan. Un pas qui marquerait la rupture avec les dogmes gaullistes de 1966 ».
Dans Le Quotidien de Paris du 9 octobre 1992, Philippe Marcovici consacre une double page au sujet. Après avoir longuement rappelé dans quelles conditions l’Alliance s’était forgée face à la menace soviétique, il envisage l’indispensable adaptation de l’Otan à la situation créée par l’effondrement du Pacte de Varsovie et l’éclatement de l’URSS :
« Des dangers nouveaux sont apparus dont les guerres du Golfe et de Yougoslavie ne sont que des moments paroxystiques. Menaces au sud, notamment islamiques ; menaces à l’est où le réveil brutal des nationalités et la balkanisation d’une large partie du continent allument des poudrières incontrôlées et, peut-être, incontrôlables. Et cela dans un décor terrifiant : celui de la prolifération nucléaire. Le nucléaire s’est banalisé. L’Irak a failli s’en rendre maître. La Russie, bien évidemment, mais aussi l’Ukraine, le Kazakhstan et la Biélorussie qui se partagent les dépouilles de l’URSS détiennent aujourd’hui la bombe. Qui peut affirmer que ces anciennes républiques soviétiques ne seront pas tentées, un jour, d’appuyer sur le bouton ? Qui peut affirmer qu’elles ne vendront pas, demain, des ogives nucléaires à des États à risques ? Après bien des hésitations, l’Otan paraît comprendre maintenant qu’il lui faut s’adapter à ces évolutions et à ces nouvelles menaces ».
Notre confrère se penche ensuite sur la position particulière de la France. Il rappelle qu’en juillet 1990 le président Mitterrand avait approuvé le nouveau dispositif militaire de l’Otan à l’occasion d’un sommet de l’Alliance à Londres. Il se garde d’en déduire que l’Élysée aurait préparé le retour de la France dans les instances militaires atlantiques :
« Ce que l’on peut constater avec certitude, c’est que l’Élysée a engagé, et cela ne date pas d’hier, une réflexion dans trois directions simultanées : la constitution d’une défense proprement européenne ; une coopération stratégique avec la Grande-Bretagne ; une analyse en profondeur des relations France-Otan. Aucune de ces trois directions ne doit être considérée séparément sauf à leur ôter leur sens réel. L’ensemble forme un tout qui se veut, sans doute, être une stratégie cohérente pour l’avenir. Les principes directeurs de la future et éventuelle défense européenne sont tout entiers contenus dans la lettre commune que Kohl et Mitterrand adressent le 14 octobre 1991 au Premier ministre néerlandais alors président en exercice de la Communauté. Il s’agit pour l’essentiel de revitaliser l’UEO, de la doter de pouvoirs décisionnels propres à un système collectif de défense, et de l’élargir à l’ensemble des États-membres de la Communauté économique européenne (CEE). D’où une série de dispositions organisant la coopération, la coordination et la consultation entre l’UEO et l’Alliance. Vraisemblablement, le chancelier [allemand] Kohl a dû exercer une pression en ce sens, lui qui passe pour un atlantiste autrement plus militant que François Mitterrand. Concernant la coopération stratégique avec la Grande-Bretagne, l’Élysée part d’un constat de bon sens : Paris et Londres sont les seules puissances nucléaires de la Communauté. Ainsi est-il évident que ce que l’on pourrait faire avec les Britanniques ne serait pas de même nature que ce que l’on fait avec les Allemands… Et l’Otan ? Tel que le Traité de Washington fonctionne, la France n’est vraisemblablement pas intéressée par un retour dans les organes militaires de l’Alliance. Mais si celle-ci venait à évoluer, et la France pourrait jouer un rôle dans cette éventuelle évolution, alors pourquoi ne pas envisager d’occuper, un jour, les chaises laissées vides en 1966 ? Dans l’immédiat, aucun changement majeur ne se dessine. À l’Élysée, on réfléchit et on spécule. Mais peut-être pas sur l’Otan. Pourquoi le président n’aurait-il pas tiré un trait sur cette vieille querelle ? Après tout, François Mitterrand sait que la place si particulière de la France au sein de l’Organisation atlantique ne l’a en rien gêné pendant la guerre du Golfe et il a dû en tirer la leçon. Par ailleurs, les États-Unis ni aucun des partenaires de Paris ne lui demandent plus, depuis longtemps, de revenir sur les choix de 1966. Le général de Gaulle les a faits parce qu’il était convaincu que l’indépendance et la dissuasion nucléaire, comme la souveraineté, ne se partagent pas. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui. La coopération stratégique avec la Grande-Bretagne est destinée à déboucher sur une doctrine européenne, donc partagée, de dissuasion. On ne nie pas que le système collectif de défense et de sécurité européen est appelé, lui, à déboucher sur une armée européenne intégrée, donc partagée. L’élaboration en commun d’une politique étrangère européenne implique, elle, la mise en œuvre d’une responsabilité commune, donc partagée. Voilà, tel qu’il est, le projet de François Mitterrand. Peut-être, pour la France, incarne-t-il l’avenir. Mais, à n’en pas douter, là est la rupture avec le gaullisme, avec le passé ».
Le Traité de Maëstricht, auquel fait allusion notre confrère, veut substituer à la simple coopération une diplomatie et une politique de défense communes. Énoncer de telles intentions, et en déduire quels instruments militaires il convient, est certainement plus facile que de réduire les antagonismes existant, qu’on le veuille ou non, entre les nations européennes. À l’ignorer, ne court-on pas à la paralysie ? Le sujet ne se prête pas aux calculs abstraits et encore moins aux considérations utopiques ou simplement généreuses. Les Français ne paraissent pas très enthousiastes devant la perspective d’une défense commune, à en croire certains sondages ; ils y applaudissent vivement selon d’autres enquêtes.
Dans La Croix du 17 octobre 1992, un sondage Sofres-BVA, portant sur l’attitude de nos concitoyens face à l’armée permet à notre confrère de publier ce commentaire :
« Les Français entretiennent des relations pour le moins complexes avec leur défense. S’ils sont 71 % à approuver la suspension des essais nucléaires pour 1992, ils sont 64 % à considérer que la force de dissuasion reste indispensable. Et si 60 % d’entre eux considèrent que la France ne peut assurer correctement aujourd’hui sa défense sans le service national, ils sont 72 % à préférer cependant une armée de métier… Enfin, les Français ne sont que 57 % à se déclarer favorables à la création d’un corps d’armée franco-allemand et souhaitent son extension aux autres pays de la Communauté ».
Or, dans le même numéro de La Croix, un autre sondage effectué par CSA (Conseil sondages analyses) affirme que 83 % des Français sont favorables à la mise sur pied d’une défense commune à l’ensemble de la Communauté. Comment expliquer de telles distorsions ? Il semble qu’on ne réponde pas de la même manière selon le thème général du questionnaire : en effet, ce dernier sondage avait pour objet l’Europe, tandis que le premier ne concernait que l’armée. Dans ce cas, les Français n’abondent guère en faveur du mixage des armées européennes ; il en va bien différemment dès lors que le sujet les place d’emblée au cœur de l’Europe en tant que telle. Ce qui leur paraît incohérent ou douteux dans un cas, leur semble inévitable si l’on considère l’avenir de la Communauté. Il existe donc manifestement deux types de réaction, et si on ne peut parler de manipulation, il est évident que les résultats des sondages résultent principalement d’une mise en condition imperceptible, mais très réelle. Cela étant, chacun peut interpréter à sa guise les données fournies par les instituts, car finalement, où est la vérité ?
27 octobre 1992