Victorieuse Russie
L’Empire éclaté, d’Hélène Carrère d’Encausse, évoquait déjà en 1978 la complexité, la diversité et surtout le réveil des nations de l’URSS ; bien avant les grands bouleversements de la fin des années 1980, cet ouvrage mettait en exergue les menaces que les différentes entités géographiques et ethniques faisaient peser sur le pouvoir central au Kremlin. L’une de nos plus grandes spécialistes du monde soviétique a consacré ensuite une dizaine de livres à succès sur la façon dont les maîtres de Moscou ont étendu leur emprise sur une partie de la planète. En manipulant des révolutions, en coulant les pays de l’Europe de l’Est dans le moule marxiste, le « Grand Frère » a su bâtir, « sans paix, ni guerre », un puissant camp communiste.
Cependant, le pourrissement du système a finalement nourri des volontés d’indépendance chez ceux qui ne pouvaient plus supporter le joug du Kremlin. Nous sommes alors entrés dans l’ère de « la gloire des nations », et la « victorieuse Russie » constitue la suite logique de l’œuvre historique qu’a entreprise notre nouvelle académicienne. Celle-ci nous transmet un véritable acte de foi dans l’avenir de cette nation qui, après avoir vaincu le communisme et le mensonge, tente de partir à la conquête de la démocratie. Pendant trois quarts de siècle, l’histoire de la Russie a été confisquée. Aujourd’hui que la liberté de parole et la possibilité de choisir (par le biais d’élections) ont été rendues au peuple, les conditions semblent réunies pour construire une société plus juste. Cette nouvelle dynamique interdit tout retour en arrière. Libérées, les mentalités ont maintenant changé. Elles sont porteuses d’espoir, même si une frange importante de la population vit encore dans la misère. Les élites russes sont plus que jamais déterminées à réhabiliter leur pays.
Selon Mme Carrère d’Encausse, trois événements ont bouleversé la société russe au cours de ces dernières années. Le premier concerne la réforme constitutionnelle du 1er décembre 1988, qui a créé le congrès des députés du peuple et dont les membres ont été élus au suffrage universel en mars 1989. La campagne électorale a constitué une véritable innovation en entraînant une large diffusion des opinions les plus diverses. C’est en Russie que la mobilisation contre le pouvoir central a été la plus forte. L’élection avec 88 % des suffrages de Boris Eltsine, l’homme à abattre pour le Parti communiste de l’époque, a représenté une victoire incontestable des démocrates qui allaient découvrir la vie parlementaire. Ce succès a permis de mesurer le degré de changement des consciences, que les dirigeants issus de l’ancienne nomenklatura n’avaient pu apprécier pleinement.
Le deuxième « séisme » a été provoqué par la fondation, le 30 juillet 1989, du groupe interrégional des députés du peuple. Faute de multipartisme, près de 400 députés se sont alors rassemblés pour élaborer un programme de réformes hardies basé sur la démocratie pluraliste, la séparation des pouvoirs et l’abandon de l’économie centralisée au profit de l’économie de marché. Un sondage effectué à Moscou par l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de l’URSS a par la suite témoigné de l’approbation qu’ont rencontrée ces thèses dans le pays. L’idée de l’abandon du rôle dirigeant du PC était en marche. La mécanique démocratique était bien lancée.
La longue grève des mineurs, qui a été déclenchée le 10 juillet 1989 dans le Kouzbass en Sibérie, a constitué le troisième ébranlement du système totalitaire. Pour la première fois, la fine fleur de la classe ouvrière s’est dressée contre le parti. Le mythe de l’État ouvrier, c’est-à-dire celui de l’adéquation parfaite entre l’État et la classe ouvrière, a été pulvérisé. Les vérités clamées à la tribune du congrès par les députés démocrates ont ainsi reçu la caution des mineurs, qui paralysaient une partie significative de la production industrielle. Les fondations du système soviétique venaient de s’écrouler.
Si tous ces événements majeurs concernent en apparence l’ensemble de l’ex-URSS, ils affectent en premier lieu la Russie, qui se place en tête des États en marche vers le changement. L’année 1989 a été celle des prises de conscience. L’année 1990 sera celle de toutes les consolidations. Elle sera marquée par la personnalisation des aspirations russes autour de Eltsine et Sakharov, puis Eltsine seul. Ce dernier sera renforcé par de nouveaux succès électoraux, qui lui donneront auprès du peuple la légitimité que n’a jamais pu revendiquer Gorbatchev (le Prix Nobel de la paix n’a jamais affronté le suffrage populaire). Dans ces deux années de bouleversements, le peuple russe, qui ignorait jusqu’alors ce qui le séparait de l’URSS, a incontestablement pris conscience d’appartenir à un ensemble humain particulier : la nation russe. Ce sentiment, il le doit à l’apparition d’un discours proprement russe.
1991 voit la mort de l’URSS et la naissance de la Russie. Boris Eltsine est élu président de cette dernière le 12 juin. Le nouvel homme fort du régime entre dans la légende à l’occasion du putsch manqué au mois d’août, lorsque, debout sur un char, il harangue la foule pour manifester son opposition au coup d’État. C’est le dernier acte de l’histoire soviétique commencée en 1917 qui se joue. La Russie sort victorieuse du putsch. Durant ces dernières années, Gorbatchev a été dépassé par les événements. Il est alors contraint de s’effacer.
La nouvelle société russe, désormais privée des repères communistes, s’attache aux valeurs sur lesquelles ses ancêtres construisirent leur vie commune. Parmi celles-ci, l’Église occupe une place prépondérante. Désemparé, le peuple russe se tourne vers les sources de réconfort comme la religion. Le retour en force du phénomène religieux s’explique facilement par la tradition. L’Église orthodoxe a en effet toujours constitué la famille spirituelle et le ciment national dans ce pays, où la conscience de la cohésion ne peut être ethnique, en raison même de sa diversité. Cette grande autorité morale pourrait apaiser les tensions qui risquent de secouer encore la mosaïque russe. Celles-ci peuvent provenir des Tatars, des Tchétchènes, ou même des Allemands de la Volga, qui tous exigent une reconnaissance de leur identité, une modification de leur statut et de leurs rapports avec Moscou. Les foyers potentiels de déstabilisation sont en effet nombreux dans cette zone en pleine mutation. À cela, il convient d’ajouter les incertitudes économiques dues notamment au brusque passage de l’économie planifiée au libéralisme.
Pour la deuxième fois au cours de ce siècle, la Russie se retrouve face au néant. Toutefois en 1992, elle paraît mieux préparée qu’en 1917. Elle vit cette nouvelle épreuve en pleine conscience et non dans l’inconscience et l’ignorance. Ses habitants ont été vaccinés contre le communisme et contre les utopies. Ils ont rejeté le concept de l’homo sovieticus. Pour la Russie, cette victoire extraordinaire marque la fin de sa longue errance. Face à son destin, elle est désormais présente dans le monde des libertés.
S’appuyant sur une documentation riche et des faits précis, ce livre événement est bien plus qu’un ouvrage historique de référence. Dans un style clair et plaisant à lire, il traduit l’émotion ressentie par Hélène Carrère d’Encausse pour ce pays qu’elle connaît bien et qu’elle aime profondément. ♦