Défense à travers la presse
Pour importantes qu’elles soient, les élections présidentielles aux États-Unis ne constituent pas le seul sujet d’intérêt en ce début d’automne, mais elles ont, de fait, occulté passablement le reste de l’horizon. Il faut bien admettre que cette fois Washington, en raison de la situation générale du pays, ne pourra poursuivre la politique établie. Soumis aux astreintes d’un indispensable assainissement budgétaire, le président Bill Clinton va se trouver dans l’obligation d’opérer des choix, notamment dans le domaine de la défense : un aspect qui concerne tout particulièrement les alliés de l’Amérique.
Pour mieux informer ses lecteurs à ce propos, Libération, du 6 novembre 1992, a interrogé M. Lawrence Freedman, professeur au King’s College de Londres, dont voici l’avis :
« Clinton est un démocrate de tradition centriste en matière de politique étrangère et de défense, c’est-à-dire un internationaliste, partisan du maintien d’une position forte des États-Unis, notamment en Europe. Je pense que la bataille superflue sur l’Eurocorps franco-allemand prendra fin avec lui. Un nouveau départ est possible, mais l’Otan est le principal lien entre les États-Unis et l’Europe, et il est dans l’intérêt de cette dernière de le maintenir face à un avenir plein d’incertitudes et même de crises graves. Mais les Européens ne peuvent pas espérer voir les Américains agir là où nous ne faisons rien nous-mêmes. Les Européens sont appelés à prendre une plus grande part dans la politique de sécurité, non seulement parce qu’ils sont plus riches qu’autrefois et plus proches des problèmes, mais aussi parce que les États-Unis ont des difficultés importantes qui nécessitent une réallocation d’une partie de leurs ressources. Malheureusement les Européens sont divisés ».
Que le point de vue exprimé par le professeur Freedman soit typiquement britannique ne fait aucun doute : sa référence à l’Otan est significative, alors que cette organisation n’a toujours pas redéfini son rôle de manière satisfaisante. Si Bill Clinton a été élu pour redresser la situation, il ne pourra le faire qu’au détriment de certains. Dans Le Quotidien de Paris, Michel Drancourt nous avertit (5 novembre 1992) :
« Pour l’extérieur, il réduira la présence des troupes américaines dans le monde, sans doute aussi les aides politiques. Si le volontarisme libéral américain réussit, par exemple dans le domaine de la formation ou des équipements urbains ou de transport, nous irons chercher outre-Atlantique de nouvelles recettes. Il aura une autre conséquence, celle d’imposer à l’Europe notamment une révision de la politique de défense. Moins l’Amérique sera présente, plus nous aurons à devenir adultes en la matière. Si les États-Unis relancent l’économie civile en réduisant massivement l’économie militaire, pourrons-nous en faire autant, sauf à être à la merci d’un Saddam Hussein et incapables de jouer un rôle quelconque sur les grands théâtres politiques du monde ? »
Pour qu’il n’en soit pas ainsi, ne convient-il pas que notre outil militaire soit maintenu à son meilleur niveau, réorganisé peut-être, mais surtout modernisé dans ses parties les plus vétustes ? La déflation des effectifs militaires, leur redéploiement, les restructurations en cours nous conduisent-ils vers ce but ? La lecture du budget présenté à l’Assemblée nationale au mois de novembre ne paraît pas en avoir convaincu nos confrères. Dans La Croix du 12 novembre 1992, Isabelle Legrand-Bodin nous livre ses impressions :
« C’est encore un drôle de budget. À la baisse pour la première fois depuis trente ans. Réservé comme la dernière fois. Inclus dans une Loi de programmation militaire (LPM), mais discuté avant elle. Deuxième budget de la nation, mais toujours autant boudé par les députés qui n’étaient qu’une petite poignée de spécialistes de tous les groupes dans l’hémicycle et qui se sont, comme à l’accoutumée, opposés sur les choix, ou les non-choix, dictés par une situation internationale dont tous s’accordent à reconnaître qu’elle bouleverse totalement la réflexion sur la défense en France. Et qu’elle est surtout caractérisée par une incertitude générale, tant au niveau des menaces qu’au niveau des moyens à mettre en œuvre pour y répondre. Cette incertitude, le ministre de la Défense, Pierre Joxe, a souhaité l’intégrer au raisonnement plutôt que chercher à la restreindre a priori par une planification rigide… Étalement et échelonnement ont pour conséquence une hausse mal maîtrisée des coûts, dont le plein impact financier est sans cesse repoussé dans l’avenir ».
Patrice Desaubliaux fait la même observation dans son analyse du Figaro en date du 9 novembre 1992, tout en reconnaissant qu’il n’est pas aisé de bien cerner l’avenir :
« Doter la France d’un système de sécurité capable de répondre à l’imprévisibilité qui fait désormais partie du paysage stratégique est devenu une nécessité reconnue, mais l’entreprise est particulièrement difficile à réussir. Du passé, il n’est pas possible de faire table rase, ni sur le plan social ni sur le plan industriel : c’est à échéance de dix ans et le plus souvent de quinze ou vingt ans (quel sera alors le monde ?) que les décisions d’aujourd’hui prendront tout leur effet. En tout état de cause, s’imposent aux décideurs les réalités économiques et les contraintes budgétaires de 1992-1993. Pour compliquer encore l’exercice et ajouter à l’extrême fragilité du projet de budget, il y a à prendre en compte la politique proprement dite, notamment dans ces deux grands volets : d’une part la construction, encore tâtonnante, d’un nouveau concept de sécurité européenne ; d’autre part les législatives de mars 1993 et la très probable alternance politique qui suivra cette échéance… Si la France est restée en deçà de l’effort de désarmement de ses partenaires, c’est parce qu’en matière d’équipements chacune de ses armées est engagée dans des programmes de modernisation indispensables. Ainsi, personne ne conteste les décisions visant à accroître les moyens de renseignement, l’observation et l’écoute spatiale… Faute d’économies substantielles sur les équipements, pouvait-on en faire sur le fonctionnement des armées ? Pour l’Armée de terre, la réalité du budget 1993 dénote une réduction excessive des effectifs par rapport aux dissolutions d’unités. L’Armée de l’air, qui perdra un peu plus de 1 000 emplois, commandera en 1993 presque symboliquement deux Rafale… La Marine, pour ainsi dire pas atteinte par les mesures de déflation d’effectifs, consacre l’essentiel de ses crédits aux grands programmes que sont le porte-avions nucléaire, le Rafale ACM et les frégates légères type La Fayette. Faute d’un renouvellement suffisant, les bâtiments de la Marine sont appelés à diminuer en nombre et leur moyenne d’âge va progressivement augmenter ».
En fait il semble que les impératifs budgétaires ne permettent pas de tenir vraiment compte des leçons de la guerre du Golfe. D’autre part, s’il est vrai, comme l’avance le général Gallois, que l’état-major russe « n’envisage pas un seul instant de se replier sur la Russie. Bien au contraire, il met en œuvre, pour le futur, une stratégie de projection de sa force à distance, que ce soit à l’intérieur de l’ex-Union soviétique ou à l’extérieur. Ainsi l’État-major modernise les armées pour en augmenter les performances » (voir son interview au Quotidien de Paris du 30 octobre 1992), s’il en est ainsi devrions-nous relâcher notre attention sur le nucléaire stratégique ? Or, dans Le Monde du 6 novembre 1992, Jacques Isnard commente l’annonce faite par M. Roland Dumas, le 3 novembre 1992 devant les députés, d’une suspension prolongée de nos essais nucléaires :
« Les Américains, puis les Russes, ont annoncé qu’ils suspendaient leurs essais nucléaires jusqu’en juillet 1993. Les Chinois n’ont, pour leur part, rien promis. Seuls les Britanniques, qui font leurs expériences sur les sites des États-Unis, ont maugréé, car ils estiment qu’un moratoire international est préjudiciable à leurs intérêts. Malgré tout, la France cessait d’être isolée et son attitude n’était plus unilatérale. C’est ce nouveau contexte qui explique que M. Dumas puisse laisser entendre à l’Assemblée nationale et dans une relative indifférence que la France envisage de continuer à suspendre ses essais nucléaires jusqu’à l’été prochain. En d’autres circonstances, cette annonce, qui traduit que l’arsenal nucléaire français n’a plus la même priorité, aurait suscité un vaste débat public. Elle soulèvera néanmoins, dans les états-majors comme au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), une grave inquiétude sur la capacité de la France à mener désormais à bien son projet de perfectionner ce qui demeure de son dispositif stratégique, à savoir les têtes du nouveau missile M5 qui doivent armer les quatre sous-marins nucléaires de la classe Le Triomphant et les charges du missile air-sol embarqué sur l’avion Rafale. Les techniciens assurent que rien ne remplace un essai en vraie grandeur dès lors que les simulations en laboratoire ne permettent de tester, pour les améliorer, ni la furtivité d’une arme (son aptitude à déjouer la défense adverse), ni la définition de la géométrie de la charge (la composition de ses ingrédients pour en faire un système qui allie coût et efficacité), ni la qualité des clés garantissant la sécurité du dispositif (dans le but d’une explosion sur commande). Dans les états-majors français, déjà, on se prépare à faire fléchir le Gouvernement au bénéfice d’une solution d’attente qui, après juillet 1993, consisterait à prévoir au minimum une expérience pour sauvegarder en l’état les sites de Polynésie ».
Le manque de clarté, dont témoigne notre confrère dans ses explications techniques, n’efface cependant pas, aux yeux du lecteur le moins averti, l’inquiétude que suscite cet arrêt de nos essais nucléaires. Les militants de Greenpeace ne seront assurément pas de cet avis, mais la sécurité d’un pays ne peut dépendre de bons sentiments à la Tolstoï, non plus que de motivations budgétaires ou de toute autre considération politique.
23 novembre 1992