Après tant de batailles
Le destin de Pierre Messmer fut de traverser toutes les grandes batailles du siècle. De la bataille de France au passage en Angleterre, de Dakar aux combats pour le ralliement du Gabon à la France libre, de l’assaut de Keren (Érythrée) à la prise de Damas, de Bir Hakeim (Libye) à El-Alamein (Égypte), de la libération de la France au parachutage sur l’Indochine occupée, tel fut son itinéraire durant la Seconde Guerre mondiale. Puis l’histoire bascula outre-mer : directeur du cabinet du haut-commissaire dans cette Indochine dont il voulait la décolonisation, artisan de l’émancipation progressive de l’Afrique noire, en Mauritanie et en Côte d’Ivoire, acteur volontaire de l’accession du Cameroun à l’indépendance, puis des pays d’Afrique occidentale, ministre des Armées quand il s’agissait d’achever la guerre d’Algérie par la consécration de son indépendance, il fut de toutes les étapes qui marquèrent la fin de l’un de ces empires qui devaient disparaître après la Seconde Guerre mondiale. Le sort du monde et les nouveaux rapports entre les Nations furent alors déterminés, pour beaucoup, par l’apparition du feu nucléaire : aux côtés du général de Gaulle, il dirigea la formation de l’arsenal des armes nucléaires françaises, la mise au point de la stratégie qu’il rendait possible, la transformation radicale des armées qui devait en résulter et il fut, de ce fait, comme ministre des Armées, puis comme Premier ministre de Georges Pompidou, l’un des artisans et l’un des praticiens de cette politique d’indépendance qui n’est pas séparable de l’histoire de la Ve République, du moins dans sa première phase.
Telle fut sa vie. Chaque épisode en fut une aventure : mais alors qu’on en lit le récit dans ce livre de mémoires, on ne peut s’empêcher de se dire, comme l’ont fait bien souvent ceux qui ont été proches de Pierre Messmer, que, décidément, il ne fit rien, jamais, pour qu’on le connaisse. Durant tant d’années, il fut aux postes les plus avancés, les plus exposés, et finalement les plus en vue : mais, au fond, il est resté, pour la plupart des Français, presque inconnu. En un temps où le souci le plus répandu est d’attirer l’attention et de mobiliser le public, tout en lui est toujours resté sobre, c’est le qualificatif qui, sans doute, convient le mieux. Pas de lyrisme inutile, pas de grandiloquence, pas d’exhibitionnisme, pas même de recherche de publicité : lui qui parle si aisément en allant si facilement au fond des choses, n’éprouve manifestement aucun besoin d’exprimer publiquement ses sentiments, ses opinions ou ses jugements quand cela ne lui paraît pas nécessaire. C’était peut-être incompatible avec les exigences de la lutte politique, mais c’était le choix, probablement instinctif ou naturel, d’un comportement sobre, dans les propos comme dans les manières d’être, et qui est resté le sien depuis le temps où, sans la moindre hésitation, il choisit tout simplement de combattre, quand les hiérarchies s’effondraient ou abandonnaient, jusqu’à celui où il fut à la tête du gouvernement.
C’est dire combien on pouvait attendre de ce livre où il allait enfin parler de lui-même, de ce qu’il avait vécu et ressenti. Impossible, naturellement, de le résumer, tant il recouvre d’épisodes décisifs dans la vie de Pierre Messmer, et qui parfois furent essentiels dans notre histoire. La guerre en occupe la première partie. Ici, on ne peut s’empêcher, à la lire, de sentir qu’il éprouve alors une sorte de bonheur. C’est qu’il est en accord profond avec lui-même, qu’à ses yeux il n’y a rien d’autre à faire que combattre, que c’est ce qu’il fait, que si sa vie s’arrêtait là, ce serait le résultat d’un choix qu’il a fait librement. Et pourtant, cet accord avec lui-même ne le détourne pas de s’interroger. Il s’interroge sur lui-même, sur son entourage, sur son comportement un soir de détente au Caire, sur les choix du commandement, sur les jugements qu’il a portés sur quelques-uns de ses compagnons – le jeune aspirant qu’il avait sous ses ordres, presque un enfant, le Russe blanc rescapé de bien des guerres et qui admirait les victoires de l’Armée rouge, l’ancien combattant, syndicaliste de la Confédération générale du travail (CGT), mort à Bir Hakeim, l’adjudant de la Légion étrangère qui n’avait pas fait ce qu’il aurait dû lors de l’assaut de Keren, laissé impitoyablement à l’écart de son unité et qui choisit sa propre façon de mourir – ; il s’interroge sur le devoir d’obéissance ou de désobéissance au soir d’un assaut manqué à El-Alamein. C’est peut-être dans ces interrogations que Pierre Messmer se révèle le mieux.
L’expérience de l’outre-mer et de la décolonisation est, peut-être, la plus intéressante au regard de l’analyse historique et politique. Ici, en effet, se croisent, s’entrechoquent, se contredisent parfois, les choix et les contingences. Les choix de Pierre Messmer sont clairs : il voulait que la France ne s’enlise pas dans une guerre en Indochine, il voulait préparer l’émancipation de l’Afrique noire, il voulait que le mandat français sur le Cameroun aboutisse à l’indépendance du pays et que celle des autres pays d’Afrique française soit acquise pacifiquement, il était d’accord pour que l’Algérie devienne indépendante ; mais, à chaque reprise, il est en proie aux contingences que tantôt il ne peut maîtriser, tantôt il réussit à dominer, en une lutte incertaine qui est la trame même de l’histoire. En Indochine, il ne parvient à convaincre personne de ceux qui l’entourent, et l’aventure a pour lui un goût singulièrement amer : « Elle a failli me briser » écrit-il. En Côte d’Ivoire, il est pour beaucoup dans le ralliement de Félix Houphouët-Boigny à la voie d’une émancipation pacifique, et de cette expérience résultera la loi-cadre sur l’autonomie des territoires africains qu’il rédige à la demande de Gaston Déferre. Au Cameroun, il assume la difficile entreprise de la décolonisation du pays alors qu’une insurrection est déjà en cours, et il raconte, dans ses mémoires, le malheureux échec d’une négociation qui aurait dû rester secrète avec Ruben Um Nyobé, principal chef des insurgés. En Afrique occidentale, l’exception guinéenne compromet en partie l’évolution cohérente et coordonnée vers l’indépendance. En Algérie, elle ne va pas sans un tragique déchirement de l’armée qui, sans ébranler la résolution de Pierre Messmer, lui est une blessure. Partout, dans cet itinéraire, si clairs que soient les choix, les contingences pèsent lourd : jamais l’histoire ne marche à pas tranquilles, et toujours ses acteurs risquent de trébucher.
D’autant plus frappant est le contraste entre les chapitres consacrés à la décolonisation et ceux qui traitent des grands choix militaires et stratégiques de la France après la guerre d’Algérie. Ici, la rédaction du livre porte elle-même la marque de ce contraste. Après des chapitres où se mêlent les tumultes, le pittoresque, les tragédies, l’humour, voici une nouvelle partie ordonnée en trois mouvements : les hommes, les armes, l’organisation et la stratégie. Non que, parfois, les drames ne resurgissent comme dans les suites de l’affaire algérienne ou en mai 1968, mais l’essentiel est décidé et l’action se déroule conformément à des choix qui, eux, prévaudront sur toutes les contingences. De conflictuelle, l’histoire devient constructive. Une œuvre est entreprise qui aboutit au but visé : la France se dote de ses armes nucléaires et fait choix de sa stratégie, celle de la dissuasion nucléaire. C’est un exemple : quand elle peut échapper au désordre et à la confusion, l’action vaut la peine d’être menée.
Cependant, s’il fallait ne retenir que quelques pages dans ce livre, ce serait sa conclusion. Presque jamais les hommes publics ne s’interrogent sur leur vraie place dans l’histoire, sur l’utilité ou la vanité de leur action, presque jamais ils ne vont jusqu’à se mettre ainsi en question. Pierre Messmer le fait ici, avec une lucidité sans concessions, une sorte d’examen de conscience comme on en voit peu chez les mémorialistes. « Les hommes font-ils l’histoire, écrit-il, ou sont-ils emportés par elle, comme des fétus de paille flottant en désordre sur un fleuve, poussés lentement par un courant paisible, ou engloutis dans les tourbillons, brisés sur les roches, échoués sur les hauts-fonds et perdus, enfin et pour toujours, dans l’océan sans limites ? » Il rappelle que, pour le général de Gaulle, écrivains et inventeurs passent avant les hommes d’État et chefs de guerre, parmi ceux qui ont fait l’histoire. La place qu’il devait occuper, en administrant ou en gouvernant, serait donc circonscrite. Encore veut-il s’interroger sur ce qu’elle comporta de volonté personnelle ou de destinée subie. « Alors qu’approche la mort qui m’a fait signe plusieurs fois de très près, s’interroge-t-il, il m’arrive de me demander si moi, Pierre Messmer, j’ai choisi mon destin ou si j’ai été le jouet plus ou moins conscient d’événements dont je pensais être l’acteur. La réponse n’est pas indifférente, car la dignité d’un homme ne tient pas au grade qu’il a atteint, aux distinctions qu’il a reçues, aux fonctions qu’il a remplies, à son intelligence ou à sa richesse, mais à l’usage qu’il fait de sa liberté ».
Suit une méditation sur les étapes de sa vie, sur le sentiment de liberté qu’il éprouva en choisissant de poursuivre la guerre en 1940, en reconnaissant que ce choix ne fut pas vraiment « raisonné », sur l’impression d’impuissance qu’il ressentit en Indochine, sur « la paix et le temps de la réflexion » que lui donna l’Afrique, sur les « situations imprévues ou dramatiques » qu’il vécut comme Premier ministre et d’où lui vient cette double conclusion, apparemment contradictoire : « S’agissant des affaires publiques, c’est le pain quotidien de ceux qui gouvernent. Les hommes d’État doivent aimer les tempêtes de l’histoire, et toujours, plutôt que d’attendre et de subir, créer l’événement ». Ainsi se poursuit cette méditation : « Mais à quoi ce que j’ai fait a-t-il servi ? » À cette question ultime, Pierre Messmer ne se dérobe pas, et ses réponses sont d’une rare lucidité tant sur la guerre qu’il fallait gagner, sur les empires qu’il fallait décoloniser, sur l’Afrique naufragée, sur l’Otan impitoyablement condamnée, que sur la défense nationale qu’il a contribué à construire, et dont il se demande maintenant « s’il ne faut pas en faire table rase dans un monde qui a tellement changé ». Ses réponses le portent jusqu’à réaffirmer son inaltérable attachement à l’indépendance de la France ; mais, tandis qu’on les lit, et qu’on refait avec lui le chemin qu’il a parcouru, on mesure enfin, et pour toute sa vie, « l’usage qu’il a fait de sa liberté ». ♦