Débats
• Les militaires ont toujours privilégié les menaces et c’est normal, car ils n’ont pas directement en charge le projet politique. Les militaires du temps du général de Gaulle étaient dans leur majorité favorables à rester dans l’Otan, la menace étant d’une telle ampleur que leur attitude pouvait être comprise. C’est en fonction d’un projet politique (l’indépendance de la France) que le général de Gaulle, en dépit de la menace et des alliances, a décidé de quitter l’Organisation. Aujourd’hui, il n’y a plus véritablement de menace, mais il existe un projet politique du gouvernement français : c’est l’Europe, et ce projet doit l’emporter sur les autres considérations ; or sur le plan sécurité, l’Eurocorps est conçu de telle manière que les Allemands espèrent voir la France se rapprocher de l’Otan, et nous venons d’apprendre que c’était pratiquement fait ; l’Eurocorps sera dans la pratique rattaché à l’Otan. Le projet politique de la France est l’Europe, ce qui ne signifie pas que les intérêts européens soient opposés à ceux de l’Otan, mais les Américains voient dans les objectifs du Vieux Continent une entrave aux desseins de l’Otan. On ne peut pas ignorer ni négliger cette contradiction. Si l’on veut que prévale le projet politique, la sécurité de la France doit être conçue dans une perspective de construction de l’Europe et non en fonction d’une sécurité qui n’est menacée par personne.
• Lorsque le général de Gaulle a pris sa décision, il a aussitôt adressé un mémorandum à l’ensemble de nos alliés pour les assurer que la France respecterait les dispositions du traité de Washington. Dans celui de Maastricht, les questions de sécurité et de défense sont examinées trop tardivement : on aurait dû commencer par la politique étrangère ouvrant sur une politique de défense commune compatible avec l’Alliance atlantique. Enfin, que l’Eurocorps puisse être engagé hors de la zone de l’Otan est sans doute une bonne chose, car jusqu’à présent, pour intervenir hors de cette zone, il n’y avait que les Américains, les Britanniques et les Français : que les Allemands s’engagent ainsi à l’avenir à nos côtés pour défendre les intérêts de l’Europe, même sous commandement de l’Otan, sera certainement un progrès bénéfique pour la sécurité même de l’Europe.
• N’oubliez pas que toute discussion militaire en Allemagne, même 45 ans après la fin de la guerre, se rattache toujours aux aspects psychologiques de la perte de la guerre. Ce que vous appelez mouvements pacifistes en Allemagne correspond à un état d’esprit et aucunement à une logique militaire ; d’où l’importance de l’opinion publique. Les fils sont plus intransigeants que les pères, et il est fort difficile de les convaincre de la nécessité d’une solidarité allemande avec le voisinage. Si un eurocorps existait déjà, il serait nécessaire d’intervenir en Yougoslavie ; il ne s’agit plus d’en revenir aux rivalités franco-allemandes d’avant la Première Guerre mondiale. Cette intervention d’un eurocorps dans les Balkans nous épargnerait le recours obligatoire aux Américains. Or, aujourd’hui l’opinion publique en Allemagne n’est aucunement dans cette disposition d’esprit, il faut le savoir. On constate cependant, dans la jeune génération, un débat sur les événements de Yougoslavie, dont l’issue pourrait influer sur l’opinion publique, d’autant plus que les Allemands commencent à comprendre qu’une présence américaine plus forte qu’une présence russe ne sera pas acceptable à la longue. Tant qu’il y a eu un équilibre entre les Russes et les Américains, les Allemands ont majoritairement accepté la présence de forces américaines importantes en Allemagne ; depuis l’écroulement de l’URSS, un changement d’opinion apparaît, qui ne va pas dans le sens du neutralisme, mais qui se manifeste en faveur de l’Europe.
• L’Otan reste une merveilleuse machine bien huilée, mais il est vrai qu’en dehors de l’efficacité militaire il y a les projets politiques, dont l’objectif est de redonner aux pays européens leur indépendance, leur fierté, le sens de leurs responsabilités mondiales. Le général de Gaulle souhaitait un directoire des grandes puissances, ce qui n’entraînait pas l’extension des compétences de l’Otan.
• Quand on dit qu’il n’y a plus de menace, souvenons-nous de ce que disait Napoléon affirmant qu’il ne fallait pas partir des intentions de l’adversaire mais de ses capacités. Si on prend en compte ces dernières, notamment nucléaires, encore présentes dans l’ex-URSS, on peut considérer qu’il subsiste une certaine forme de menace au moins potentielle. Dans ce contexte profondément modifié, le moment n’est-il pas venu pour le Conseil franco-allemand de sécurité et de défense de réfléchir avec acuité sur les conséquences de cette nouvelle situation ?
Il convient de préciser qu’au sein de ce Conseil, l’évaluation des risques et des menaces n’a jamais cessé d’être faite.
• Ce qui est préoccupant, n’est-ce pas l’inquiétude que nous avons commencé à éprouver en France depuis une douzaine d’années au sujet d’une Allemagne soupçonnée de dérive neutraliste ? Or, on s’est aperçu que c’était l’Est qui dérivait vers l’Ouest et nullement l’inverse. Avec la réunification, on peut tout de même considérer qu’une partie des incertitudes a été levée, puisque les Allemands ont réalisé ce que le général de Gaulle appelait « le destin normal de ce peuple ». Politiquement, tout semble donc réglé, même s’il reste des incertitudes dans le domaine économique. En définitive, n’aurait-il pas fallu que les Européens se mettent d’accord sur une politique de l’immigration, parce que là réside l’une des sources des manifestations que l’on observe en Allemagne ?
Effectivement, il conviendrait d’élaborer une politique commune d’immigration, et cela d’autant plus si l’on veut que les accords sur la libre circulation à l’intérieur de la Communauté soient appliqués. Il est vrai, de surcroît, que l’Allemagne porte le poids principal de cette immigration venant de l’Est, et si celui-ci n’est pas équitablement réparti, les incertitudes allemandes s’en trouveront accrues. Précisons cependant qu’incertitudes ne veulent pas dire inquiétudes, même si les premières peuvent nourrir les secondes. À l’heure actuelle, les incertitudes allemandes n’engendrent pas d’inquiétudes particulières. ♦