Défense en France - Histoire d'une Fondation
La Fondation pour les études de défense nationale (FEDN), dont un communiqué ministériel du 24 décembre 1992 a annoncé la dissolution prochaine, a été créée en 1972 par le ministre Michel Debré, dans le but de « susciter, encourager et effectuer des études et des recherches sur les problèmes de doctrine militaire, de stratégie et de défense ». Elle devait également « développer l’information en favorisant ou prenant en charge la publication et la diffusion d’écrits en ce domaine, faire effort sur l’enseignement, organiser enfin des rencontres et des colloques » sur ces problèmes.
Sans prendre parti dans la discussion qui a entouré ce projet de dissolution, et qui a largement été commentée dans la presse, cette chronique s’efforce de montrer l’évolution de la FEDN au cours des vingt années écoulées (1), et d’examiner dans quelle mesure elle a rempli la mission qui lui était assignée.
Rétrospective
Les débuts de la Fondation ont été modestes. L’équipe restreinte constituée des généraux Buis et Poirier, de Xavier Sallantin et d’un contrôleur des armées, ne s’est pas considérée comme une structure de recherche, mais comme une interface entre l’appareil militaire et les organismes extérieurs à la défense, en particulier les centres de recherche qui inauguraient alors l’enseignement de défense dans les universités (2). Des demandes de coopération, adressées aux industriels de l’armement, n’ont pas rencontré alors d’écho favorable. En 1973, le premier colloque est organisé au siège de l’UNESCO sur le thème des menaces. Des publications voient le jour : la collection « Les Sept Épées » et les Cahiers (à la manière de Péguy). Le créneau des études publiées est limité à la théorie stratégique, sans aborder les problèmes concrets ni l’actualité. De jeunes chercheurs sont révélés par la Fondation, qui reçoit des représentants du Parti communiste française (PCF, MM. Baillot et Kanapa), et plus tard du Parti socialiste, auxquels sont présentés les rudiments de la dissuasion nucléaire. En 1977, le suivi de l’enseignement est transféré au SGDN (Secrétariat général de la défense nationale, Mission pour les études et l’enseignement de défense).
L’arrivée en 1977 du général de Bordas ne modifie pas sensiblement la ligne initiale. Le général Prestat développe les recherches sur la guerre révolutionnaire, alors que le général Poirier intervient dans le débat sur la dissuasion élargie (article sur le 2e cercle dans Le Monde diplomatique). C’est alors que sont publiés des dossiers à tirage limité, et Stratégique, que ses fondateurs ne considèrent pas comme une véritable revue, mais comme un recueil d’articles d’orientation diverse. En 1980, l’Institut [NDLR 2022 : Comité] d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, devenu Institut d’histoire des conflits contemporains (IHCC) avec le professeur Guy Pedroncini et Claude Carlier, rejoint la Fondation, suivi de l’Institut d’histoire militaire comparée du général Gambiez et de l’Institut français de polémologie (3). L’esprit d’ouverture du général de Bordas permet de développer tout un réseau de relations, et les spécialistes des problèmes stratégiques et internationaux se souviennent de « l’époque bénie » où ils pouvaient exprimer leurs vues en toute indépendance.
En 1983, le général Fricaud-Chagnaud prend la direction de la FEDN, et avec le soutien du ministre Charles Hernu obtient des crédits plus importants et des personnels plus nombreux. La Fondation devient un véritable institut de recherche avec ses groupes d’études sur la stratégie soviétique et sur la stratégie en Europe. La FEDN intervient directement dans le débat sur la création de la Force d’action rapide (FAR). Le secrétariat général, sous l’égide de Dominique David renforce le centre de documentation et crée de nouvelles publications : la collection « Fondations » est alors lancée, en même temps que des coéditions ; des études de fond sont mises à la disposition des chercheurs. Des contrats de qualité inégale sont financés, au profit d’une clientèle sans doute trop nombreuse. Les colloques se multiplient et la Fondation élargit ses relations à la fois du côté des Soviétiques et des Anglo-Saxons.
De 1986 à 1989, l’amiral Lacoste conserve la même équipe et accentue l’orientation précédente. La Fondation accueille des stagiaires et devient un forum pour les chercheurs français et étrangers. Profitant du réseau des relations établies, l’amiral s’attache au rayonnement de la Fondation en intervenant dans les symposiums nationaux et internationaux, où il développe une réflexion réaliste, fondée sur son expérience de marin et de spécialiste du renseignement.
Prenant sa suite en 1989, Pierre Dabezies bénéficie de son passé de militaire rigoureux, de professeur de droit, d’ambassadeur en Afrique et d’homme politique. Il a l’ambition de donner une autre dimension à la FEDN et d’en faire l’égale des grands instituts de recherche. Après en avoir modifié l’encadrement, il confie au général Poirier et à Hervé Coutau-Bégarie la rédaction de Stratégique, revue de haut niveau avec des numéros thématiques (le désarmement, la pensée stratégique, la guerre du Golfe, la guerre limitée, etc.). L’Institut de polémologie perd son autonomie financière et rédactionnelle, et est orienté vers la sociologie des conflits. Un séminaire de sociologie (« armée et société ») est créé, tandis que l’Institut d’histoire militaire comparée disparaît avec son fondateur. Enfin, les groupes d’études sont notablement étoffés autour du général de Llamby, puis du colonel de Goldfiem, et orientés vers tous les domaines et tous les théâtres de l’actualité stratégique.
Un bilan largement positif
Orientée par un conseil d’administration et un conseil scientifique, la FEDN est devenue à la fin de 1992 un centre de recherche d’une importance certaine, regroupant une vingtaine de cadres et trente personnels administratifs et appelés. Elle dispose d’une bibliothèque centre de documentation, d’un service des relations extérieures, d’une direction des études et des recherches qui pilote neuf groupes d’études. Elle gère deux instituts (polémologie et conflits contemporains). En 20 ans, elle a publié 76 ouvrages, 50 dossiers, 55 numéros de Stratégique, dont huit de nouvelle formule, et 52 Études polémologiques. Elle est en relation avec une vingtaine d’instituts de recherche en Europe, en Amérique et en Afrique, et organise avec eux 3 à 5 colloques par an. La plupart des spécialistes français de la stratégie et de la défense collaborent avec elle : les meilleurs soviétologues, sinologues et économistes de défense, des observateurs qualifiés de tous les théâtres stratégiques. Elle attribue chaque année une récompense prestigieuse, le prix Castex, et conclut de nombreux contrats, en son nom ou au nom de la Délégation aux Affaires stratégiques (DAS), avec de jeunes chercheurs et étudiants.
Son financement est assuré aux deux tiers par des subventions ministérielles, principalement du ministère de la Défense, le reliquat provenant de la vente de ses publications, ce qui n’est pas négligeable compte tenu de l’étroitesse du créneau ; le nombre des lecteurs potentiels en France ne doit pas dépasser quelques centaines. D’autre part ses locaux, dispersés dans l’Hôtel des Invalides, lui sont attribués par le ministre.
En dépit de cette dépendance financière et matérielle, on peut considérer que la Fondation a rempli la tâche assignée par Michel Debré, aussi bien dans le développement des études, que dans celui des publications et des colloques. Elle a permis que la défense nationale n’apparaisse pas comme un système archaïque et fermé, et a contribué au rayonnement de la pensée militaire française. Cependant elle ne l’a pas fait seule, car de nombreux organismes officiels ou officieux y participent : le SGDN, la DAS, le Service d’informations et de relations publiques des armées (Sirpa), l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), les Écoles supérieures de guerre, le Comité d’études de défense nationale (CEDN). Sa montée en puissance s’est produite en parallèle avec l’éclosion de multiples centres de recherche qui s’intéressent aux mêmes problèmes, dans l’université et au-dehors : Clermont-Ferrand, Grenoble, Lyon, Montpellier, Nantes, Nice, Reims, Strasbourg, Toulouse, et une douzaine de centres à Paris. Cette prolifération met en lumière le problème de la finalité de la FEDN : doit-elle être un institut de recherche comparable à d’autres, ou bien un organisme fédérateur des recherches conduites dans les autres instances, ou bien un centre d’aide à la décision politique, voire d’explication de la politique française ? Dans ce dernier cas, elle court le risque de paraître liée aux partis au pouvoir.
Les mêmes questions doivent être posées au sujet de la Fondation pour les études de défense, annoncée par M. Joxe. La suppression du terme « national » laisse supposer que cette FED devrait être indépendante, alors que le financement imposé aux entreprises d’armement la condamne à être leur porte-parole ou leur relais. Ces questions appellent une réflexion approfondie, visant à repenser l’ensemble du dispositif de recherche et d’information, dans le domaine de la stratégie, mais aussi de l’histoire et de la sociologie militaires. ♦
(1) Cette étude sommaire mériterait d’être approfondie sous forme de thèse ou de mémoire.
(2) Raoul Girardet à l’Institut d’études politiques (IEP) ; en 1971, le Centre d’étude de politique de défense (Cépode) de Pierre Dabezies, puis le Centre de recherche et d'étude sur la défense (Cred) de Jacques Robert.
(3) Institut créé par Gaston Bouthoul et le général René Carrère, confié ensuite au colonel Jean Paucot.