Marine - Une étude du Congrès américain
Le Service de recherche du Congrès, organisme indépendant des partis, a publié en novembre 1992 une étude dans le but d’aider à définir, par une approche originale, le modèle de la future marine américaine. Il considère que deux méthodes sont envisageables. L’une repose sur l’évaluation des menaces qu’il faudrait affronter ; elle se place dans la perspective d’un éventuel conflit, et les forces navales, dans ce cas, sont ajustées à la dimension de l’adversaire. L’autre se fonde sur l’estimation du niveau de présence navale que l’on doit maintenir outre-mer, et fait alors le calcul du nombre de bâtiments nécessaires à l’exécution de ces missions ; elle s’adapte plutôt à un climat de faibles perturbations, vis-à-vis desquelles les déploiements devraient avoir une fonction de dissuasion ou de tempérance. Le rapport présenté au Congrès décrit les termes de la seconde formule.
Méthodologie
Pour assurer la présence d’un bâtiment sur zone, il en faut un plus grand nombre en parc. Il s’agit d’abord de déterminer ce coefficient multiplicateur par type de navire. Ces chiffres tiennent compte des nécessités de la maintenance, des carénages, du repos des équipages, de leur entraînement, et des durées de transit pour se rendre sur zone. À titre d’exemples, quatre frégates basées à Norfolk peuvent assurer la permanence de l’une d’entre elles en Méditerranée ; mais il faudrait huit porte-avions si l’on devait, ce qui correspond au pire des cas, maintenir une présence dans le golfe Arabo-Persique au moyen de navires basés à San Diego, sur le Pacifique Est.
Le document du Congrès rappelle ensuite la définition de quelques-unes des formations navales habituellement employées. Un groupe aéronaval (CVBG : Aircraft Carrier Battle Group) rassemble six à dix bâtiments d’escorte autour d’un porte-avions ; il est souvent accompagné de deux ou trois sous-marins d’attaque. Un groupe amphibie (ARG : Amphibious Ready Group) comprend en général cinq navires d’assaut, 2 000 hommes prêts à débarquer, des hélicoptères, des avions d’appui. Un groupe d’action maritime met en œuvre des navires de surface et quelques sous-marins, dont le soutien aérien est assuré à partir de bases terrestres. Bien d’autres configurations peuvent être encore envisagées.
Il convient d’observer que la valeur du message politique lié à un déploiement naval dépend en premier lieu du type de force déployé. Si celle-ci intègre un porte-avions, c’est un signal très puissant applicable dans une zone dangereuse. Des frégates auront moins de poids, mais elles peuvent établir un embargo ou menacer d’une rétorsion par missiles de croisière. Une force amphibie exprime ; quant à elle, une forte résolution d’intervenir à terre si la situation s’envenime. Ainsi, lorsqu’on examine les besoins adaptés à divers scénarios, on en déduit la composition de modules de forces, et l’application des coefficients multiplicateurs propres à chaque unité permet de déterminer le nombre total de bâtiments nécessaires à la marine.
Commentaires
Le calcul des coefficients multiplicateurs montre que la référence habituelle à un ratio de trois navires pour assurer une permanence outre-mer à partir d’un port américain n’est pas réaliste. Il faut tout de même préciser que ce calcul est fait pour le temps de paix, et que les impératifs d’une crise conduiraient sans doute à requérir un meilleur taux de présence. Quoi qu’il en soit, le rapport explore les voies qui permettraient de réduire la valeur des coefficients, non sans préciser les inconvénients des solutions proposées.
Un allongement des durées de déploiement est un facteur immédiat d’économies ; mais après quelque temps, les équipages s’épuisent et leur départ engendre des dépenses supplémentaires de formation ainsi qu’un appauvrissement d’expérience, dont la récupération exige des années. Le report d’opérations de maintenance est acceptable un moment ; il se traduit toutefois par une baisse de la disponibilité ou par une érosion du capital. Un accroissement des vitesses de transit coûte cher en combustibles, nuit à l’entraînement, et n’apporte pas un gain de temps très considérable. La suppression de toute escale en chemin revient à nier les objectifs diplomatiques. Enfin, le signal politique est bien sûr atténué si l’on allège la composition des groupes déployés, ou si l’on réduit la permanence à neuf, six ou trois mois dans l’année.
D’autres leviers ont un aspect plus positif, mais présentent aussi des limites. L’entraînement sur simulateur, par exemple, n’efface pas les hautes nécessités de la pratique en mer, de la connaissance des zones d’intervention, et d’une coopération démonstrative et suivie avec les Alliés. L’exploitation d’accords pour stationner dans un port étranger, au plus près des zones d’intérêt, peut être une entrave en raison soit des risques d’éviction soudaine, soit au contraire des ressentiments du pays d’accueil en cas de retrait. Un doublement des équipages répond au souci d’amortissement du matériel, mais il est coûteux ; il implique une rapide usure de l’outil, et il s’accompagne du sacrifice des renforts providentiels que pourraient apporter quelques unités supplémentaires en cas de crise.
Autres options
L’étude du Congrès rappelle les avantages du maniement de la puissance navale. Ils sont assez bien connus pour que l’on s’en tienne à cette courte liste : la souplesse, l’endurance et la liberté d’action, au service d’une faculté d’assistance, d’un pouvoir d’inhibition et d’une capacité de projection. C’est déjà faire apparaître le lien trop oublié, dans cette étude, entre la manifestation d’une présence et l’exécution d’une action.
Le bon sens oblige à faire deux observations de principe sur l’évaluation des profits que l’on retire en se déployant dans des zones d’intérêt stratégique. Rien d’abord ne garantit que cela suffit à éviter ou à résorber toute crise ; la fatalité du combat ne peut pas être écartée, si bien qu’il n’est pas judicieux de bâtir une marine sur la seule notion de présence. D’autre part, l’efficacité d’un déploiement naval est difficile à mesurer, puisque rien ne prouve que l’émergence d’une crise fût empêchée par cette présence, et parce que l’on ne constate jamais que les échecs ; doit-on dire alors que le déploiement fût inadéquat, en force, en lieu, en temps, ou bien que l’esprit du perturbateur fût par nature sourd à ce langage ?
Il est vrai que d’autres langages peuvent être tenus. Le rapport propose cinq autres modes de déploiement militaire qu’il compare. Des forces terrestres établies à l’étranger, par exemple, affirment l’existence d’un engagement inflexible et constant ; c’est par ailleurs une solution économique, mais elle accompagne difficilement l’évolution des situations. Dans le cas où le stationnement à terre n’est qu’épisodique, l’ajustement est sans doute plus facile, mais l’impact politique est moindre. Si l’on se contente de la simple mise en place de matériel dans un pays d’accueil, c’est au préjudice de l’efficacité opérationnelle ; il faut pourtant ménager parfois les apparences de souveraineté d’un hôte, ou bien éviter de froisser la susceptibilité d’un adversaire potentiel. Quant à la solution de faire séjourner en mer des troupes terrestres avec leur matériel, chacun sait qu’elle ne peut pas s’appliquer à grande échelle ni d’une manière indéfinie. Enfin, l’idée d’un survol ne convient que pour une présence temporaire et locale ; on reste perplexe devant le coût et la vanité d’un déploiement d’ombrelles aériennes pour couvrir des espaces somme toute paisibles.
In medio stat virtus
La détermination du format des armées est un problème excessivement délicat ; il faut donc l’analyser par parties, et l’étude présentée au Congrès accomplit très bien cette tâche pour le cas limité de la présence navale. Elle mène un raisonnement logique au moyen des coefficients multiplicateurs ; elle expose avec mesure la faible latitude dont on dispose pour les réduire ; elle compare avec honnêteté les différentes options possibles pour assurer un déploiement militaire.
Cependant, en poussant avec un peu d’outrance le goût du paradoxe, je serais tenté d’écrire que le grand mérite de ce rapport réside dans son insuffisance. Il se présente en soi comme une méthode ; or c’est plutôt une pierre qui s’ajoute à l’édifice de la réflexion. Tout l’art est en effet, non pas de choisir une option navale, terrestre, ou aérienne, mais en fonction des circonstances, d’élaborer la meilleure combinaison de forces dans un ensemble interarmées ; si l’analyse est utile, c’est pour servir à la synthèse. De plus, sur le plan des principes, en raison de l’essentielle incertitude de la stratégie, ce domaine où les effets d’ordre politique et militaire ne sont jamais tout à fait prévisibles, il est impossible de traiter purement du déploiement naval ; les capacités de dissuasion et d’action doivent se valoriser mutuellement : la présence navale est donc indissociable de l’appréciation des menaces et de l’éventualité du combat. Nil novi sub sole. ♦