Marine - La méthode des petits papiers et les marines de demain
Pour faire appel à l’imagination des participants dans les travaux de groupe, l’animateur utilise parfois la « méthode des petits papiers », qui consiste à demander que chacun donne par écrit sa réponse à une même question. On recueille alors une moisson d’idées dont il émerge aussi de lumineuses tendances. La revue américaine Proceedings a récemment joué ce rôle d’animateur, en interrogeant les chefs d’état-major d’une vingtaine de marines. Elle leur demandait ce que seraient les évolutions majeures des dix prochaines années dans le domaine naval, sur les plans politiques, stratégiques et instrumentaux.
L’article offert ici ne présente pas la totalité des idées émises ni la cohérence interne de chaque proposition ; il compose en revanche un tableau d’ensemble en recourant à des extraits significatifs des avis communiqués. Ces fragments sont toujours choisis avec l’honnête souci de ne pas dénaturer la ligne de pensée de leur auteur. Par commodité d’écriture, ce dernier sera désigné par le nom de son pays. Notons que les États-Unis ont eu la discrétion de ne pas s’exprimer dans le forum tenu par leur propre revue ; un énoncé de leur doctrine navale figure dans notre chronique « marine » du mois de janvier.
Politique
L’état du monde n’est pas encore stable, mais un grand nombre de pays partage la volonté d’y maintenir la paix et s’efforce d’en inventer les méthodes.
Les sources de conflits n’ont en effet pas disparu ; la France rappelle que l’on ne doit pas ignorer la persistance d’une menace majeure en Europe, ni méconnaître les risques de crises régionales. Celles-ci pourraient naître en bien des lieux ; alors que la Thaïlande goûte le répit d’un voisinage tranquille, la Grèce au contraire se voit à l’intersection maritime des tourmentes ethniques, religieuses et économiques, tandis que le Japon distingue une tendance à l’expansionnisme naval dans le secteur asiatique du Pacifique.
Cependant, un intérêt profond pour la paix s’est répandu. Il se révèle dans les concepts apparus dans « l’Agenda des Nations unies pour la paix » : promotion, construction, maintien et rétablissement de la paix. L’une des tâches du Conseil de sécurité pourrait bien être, d’après le Chili, de résoudre les tensions qui s’établiront entre deux blocs de pays dont les intérêts maritimes divergeraient au sujet des ressources halieutiques ou du libre transit en mer. Le Danemark note que tous ces nouveaux principes, encore souvent évolutifs, influeront sur la définition et l’utilisation des forces navales.
À vrai dire, une intervention déclarée légitime devra s’appuyer sur les organes d’action que peuvent être l’Otan, l’Union de l’Europe occidentale (UEO), ou bien une coalition de circonstance. L’Australie estime d’ailleurs que cette internationalisation porte en elle-même un effet dissuasif pour un éventuel perturbateur, et l’Italie plaide en faveur d’un système qui donnerait aux événements une réponse adéquate et rapide. Là est bien le but des alliances pour la paix, dont la France est une adepte fervente ; sa marine coopère résolument avec celles de ses alliés, et dans le cercle du partenariat européen, elle se fonde sur la formule du Traité de Maastricht où l’UEO est considérée comme le pilier européen de l’Alliance atlantique.
Il est intéressant de constater que certains pays cherchent à s’ouvrir au monde en se rapprochant de ces organisations. Ainsi l’Argentine avait envoyé des bâtiments contre l’Irak, et elle souhaite maintenant participer aux exercices de l’Otan, afin d’être prête dans l’éventualité d’opérations combinées. L’Afrique du Sud envisage aussi de prendre part à des opérations multinationales et la Bulgarie a l’intention d’établir des contacts avec l’Otan, pensant que cela consoliderait la sécurité en mer Noire.
Certains membres de l’Otan, comme les Pays-Bas, suggèrent d’ailleurs que l’on trouve un biais pour étendre les résultats acquis par l’Alliance, au-delà de la zone d’application du Traité. Dans un mouvement pareillement centrifuge, l’Allemagne exprime la ferme intention de se déployer sur les océans pour être solidaire de ses alliés et pour participer à son rang aux affaires du monde.
Stratégie
La gestion des crises régionales imposera certainement de réagir à des situations très variées, et pour cela de se porter aux abords des territoires adverses.
À bon droit, sans doute, la Colombie observe que certains défis intéresseront le monde alors que d’autres seront cantonnés. Variables en extension, ils le seraient aussi en intensité, et c’est pourquoi le Danemark dit à la fois que les objectifs initiaux de l’Otan demeurent, mais que les ripostes aux futurs conflits ne peuvent plus être préconçues. Dans un autre langage, mais selon une perspective en fait assez proche, la France dit qu’elle ajustera sa composante navale de dissuasion nucléaire stratégique tout en se préparant à affronter des crises au développement ambigu. Le spectre des actions navales s’élargit ; sans vouloir être exhaustive, l’Italie cite la diplomatie navale, l’assistance humanitaire, le rétablissement de la paix, la stabilisation politique, la gestion des crises. Nul doute que les forces navales devront être d’un emploi flexible ; le Canada note à ce titre qu’elles devront tour à tour remplir des missions non militaires ou se heurter aux armes modernes qui prolifèrent.
Néanmoins, des situations aussi variées devraient présenter un point commun : celui de se dérouler à proximité du territoire des perturbateurs qu’il faut persuader ou contraindre. S’agissant de contenir des conflits régionaux, la Norvège pense que les opérations se dérouleront moins en haute mer que dans les approches littorales ; c’est une pensée que la nouvelle doctrine navale américaine a rendue classique. L’Allemagne aussi l’adopte ; l’Italie et l’Espagne en déduisent que les opérations navales s’intégreront alors dans un cadre interarmées. Cela fera naître aussi de nouvelles formes de coopération entre les marines ; la répartition des tâches et les procédures devront être adaptées. La France a pris acte de toutes ces évolutions ; sa marine se prépare à des interventions qui s’exécuteraient sans doute selon des modalités souples mais très coordonnées, et qui pourraient souvent comprendre des actions de projection de puissance contre la terre.
Instruments
L’inflexion stratégique vers de nouvelles missions va conduire à une transformation partielle des moyens navals, tandis que le caractère international des interventions exigera qu’ils soient interopérables aux points de vue matériel et tactique.
Le développement d’une force navale est extrêmement long ; personne ne démentira le Danemark pour qui les changements devront se faire sur la base de l’héritage ; mais tous sont également unanimes pour dire, comme le Portugal, qu’il nous faut entreprendre un effort de définition des instruments navals voués à la résolution des crises. Non seulement la doctrine d’emploi, mais aussi les techniques et les tactiques doivent être révisées.
Puisque les tâches seront variées à l’occasion de scénarios inconstants et face à des menaces multiples, le Chili estime que les navires devront être assez polyvalents. À ce caractère, le Canada joint celui de la modernité pour que les bâtiments soient aptes à des emplois répartis sur un large éventail de missions. L’Australie raisonne dans le même esprit en recommandant que l’on concentre l’attention sur les capacités essentielles, tout en tirant parti des progrès de la construction modulaire, afin de ménager les impératifs de polyvalence. Ces discours rejoignent l’intention de l’Allemagne qui souhaite bâtir une marine équilibrée dans ses composantes. Vu par la France, un tel équilibre repose sur trois piliers : la projection de puissance (porte-avions, navires de débarquement), le soutien des forces (communications maritimes, transport logistique) et la maîtrise de la mer (escorte et protection).
Au critère de polyvalence des moyens aéronavals s’ajoute la notion de coordination des actions au sein de dispositifs militaires internationaux. Estimant que nos intérêts ne seront pas toujours perçus à l’identique, la Nouvelle-Zélande préconise que l’on définisse de nouvelles approches des caractères d’interopérabilité. Il n’en est pas moins vrai, comme le dit l’Italie, que la bonne exécution des opérations menées sous l’égide d’une organisation internationale exigera un haut degré de standardisation. Qu’il s’agisse des niveaux stratégique ou tactique, le commandement devra s’exercer avec efficacité ; il reposera donc sur des moyens de C3I (Commandement, contrôle, communications et renseignement) évolués et partagés. Dans le domaine industriel, la France professe une grande détermination à collaborer avec ses alliés pour la construction d’armements (1). Sur un plan opérationnel, il apparaît que les principaux domaines de lutte des conflits régionaux intéresseront la protection contre des marines côtières, la défense antiaérienne, la lutte anti-sous-marine (ASM) menée dans les approches littorales, et la guerre des mines.
L’Allemagne et la Norvège pensent être bien exercées à ces combats côtiers plutôt qu’océaniques. D’autre part, les Pays-Bas comme les États-Unis insistent beaucoup sur les risques de lente prolifération des sous-marins à propulsion diesel-électrique, dont la chasse est très délicate dans les eaux chaudes ou par petits fonds dans les approches littorales.
Pour tout dire…
Dans la perspective des dix prochaines années, les petits papiers de nos amiraux feront sans doute un éloge grandissant de la coopération sous les aspects politiques, stratégiques et instrumentaux du domaine naval. ♦
(1) NDLR : Voir notre dossier sur les industries d’armement dans ce même numéro.