Allocution du Délégué ministériel pour l'armement à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 29 avril 1974.
Entretien avec le Délégué ministériel pour l'armement
Cinquante questions m’ont été posées, toutes pertinentes. Chacune mériterait une réponse particulière mais, compte tenu de cette abondance, je n’ai pu faire autrement que de les regrouper par grandes rubriques, certaines faisant double emploi. Le temps nous étant mesuré, je vais immédiatement commencer à fournir les informations souhaitées. Mais il est peu probable que nous épuisions le sujet aujourd’hui…
Rattachement de la D.M.A. au ministre des Armées
Je me réfère ici aux questions de Mme D… et de M. T…, soit en substance : Compte tenu du rôle de la D.M.A., notamment sur le plan des relations économiques et internationales, le rattachement de la D.M.A. aux Armées est-il la meilleure solution ? Ou encore : Ne faudrait-il pas subordonner la D.M.A. au chef d’état-major des armées ?
J’ai choisi ces questions pour ouvrir le débat, car elles vont en éclairer toute la suite. Il n’est, en effet, pas possible d’y répondre sans vous donner une certaine vision de ce qu’est la D.M.A.
La D.M.A., fondamentalement, est l’organisme qui prépare, présente à l’approbation du ministre (qui, lui-même, en réfère au Gouvernement ou au Chef de l’État) et fait exécuter les programmes d’études, de recherches et de fabrications d’armement. La D.M.A. joue ce rôle en collaboration étroite avec le chef d’état-major des armées et les chefs d’état-major de chacune des trois armées.
Je dirai donc à M. T… que cette fonction est primordiale et qu’elle transcende tout à fait les aspects relations économiques et internationales, qui sont réels, importants, non mésestimés, mais seconds. Le but premier de la D.M.A. est de doter nos armées du maximum de puissance matérielle pour le minimum de dépenses.
Cette brève formule est plus aisée à énoncer qu’à concrétiser : elle suppose en effet une connaissance encyclopédique des sciences, des techniques et des technologies, couplée à une capacité d’évaluation des coûts (car nous avons un budget, qui est ce qu’il est…) et à une connaissance exacte des possibilités industrielles.
Cela me conduit à préciser notre seconde mission qui est de gérer directement l’appareil industriel de l’État en matière de défense (75 000 personnes, dont 50 000 ouvriers — c’est-à-dire beaucoup plus que n’importe quelle grande entreprise française de mécanique lourde et à peu près autant que Renault-France) et, outre cette gestion directe, d’exercer la tutelle des établissements publics et des sociétés nationales participant aux travaux de l’armement (soit, au total, encore 180 à 200 000 personnes).
Cela suppose tout un appareil de gestion de personnel, de relations sociales, d’exploitation industrielle, de direction financière et même de services commerciaux, dont nous reparlerons, mais dont on voit mal — pour répondre à Mme D… — comment on pourrait en encombrer le chef d’état-major sans le distraire dangereusement de ses tâches principales.
Sur le plan international, il existe en gros deux activités : celle de la coopération internationale, celle de la vente des armes. Je pense que l’ingénieur général de l’Estoile vous en a suffisamment parlé pour que je n’aie pas à y revenir. Mais je veux souligner le point essentiel : la D.M.A. ne joue aucun rôle déterminant dans le choix des clients et l’état-major non plus. La décision de vendre ou de ne pas vendre, de coopérer ou de ne pas coopérer, est affaire politique, donc de gouvernement. La D.M.A. est disciplinée. Elle fait ce que le pouvoir politique lui dit, ni plus, ni moins. La D.M.A. est un organe technique, elle n’est, à aucun degré, politique.
Et, à ce titre, je n’aperçois aucune raison pour qu’elle ne soit pas une branche du ministère des armées, au sein duquel elle vit en symbiose avec les états-majors. C’est d’ailleurs le type de structure le plus couramment adopté dans les pays occidentaux.
Organisation de la D.M.A.
Plusieurs d’entre vous, notamment MM. B… et C… se sont intéressés à l’organisation de la D.M.A. en se demandant si la centralisation n’y est pas excessive (et je note M. B…, sans surprise, que vous connaissez assez la D.M.A. pour me parler de D.P.A.G. et de D.P.A.I. (1) dont l’existence n’est guère connue hors du sérail). On me demande aussi si la sous-direction « Expansion » de la D.A.I. (1) s’articule bien avec le Quai d’Orsay et le Quai Branly.
Disons que ce sont de bonnes questions — celles qu’un nouveau délégué est obligé de se poser en prenant ses fonctions et qu’à ce titre elles méritent réponse.
Il se trouve qu’en ce qui me concerne, ma trajectoire personnelle m’a amené à passer quelques années au ministère des Finances, quelques années dans l’Armée, un quart de siècle dans l’industrie privée, quatre ans à la régie Renault. On ne peut pas me contester le droit d’avoir, à l’ancienneté, une opinion sur les structures, puisque j’en ai vu beaucoup.
Eh bien, je pense que, pour gérer directement les 75 000 personnes dont je vous parlais tout à l’heure et pour contrôler l’emploi des 180 à 200 000 personnes sous tutelle, il faut absolument se conformer au schéma classique de la distinction entre fonctionnels et opérationnels. Jusqu’à ce jour et à ma connaissance, on n’a pas trouvé mieux.
L’organisation que j’ai trouvée en arrivant est parfaitement orthodoxe et elle correspond à ce qui existe dans tous les grands groupes industriels en France et à l’étranger.
Je suis assisté par un Cabinet, peu nombreux, composé à égalité d’ingénieurs et d’officiers détachés par les états-majors, ce qui assure d’excellentes liaisons.
Je dispose d’un service d’inspection générale, léger, mais d’une évidente nécessité.
La D.P.A.I. (Direction des Programmes et Affaires Industrielles) groupe les affaires financières, les programmes et certains aspects des problèmes de tutelle. Elle joue un rôle essentiel dans la coordination des programmes, ce qui est indispensable pour l’élaboration des budgets et des plans à long terme.
La D.P.A.G. (Direction des Personnels et Affaires Générales) s’occupe, quant à elle, des problèmes sociaux, des problèmes de personnel, des problèmes administratifs, des relations extérieures et, ce qui n’est pas mince, de la tutelle de quelques écoles, telles que l’École Polytechnique, l’E.N.S.T.A. et Sup’Aéro.
Vous connaissez, depuis la conférence de l’ingénieur général de l’Estoile, le rôle de la D.A.I. (Direction des Affaires Internationales).
Finalement, trois directions fonctionnelles, une inspection générale et un petit état-major couvrent un terrain considérable : partout où ma carrière m’a conduit, j’ai trouvé ou créé des structures de ce type.
Les effectifs des directions fonctionnelles sont plus étoffés qu’ils ne le seraient dans le « privé », c’est vrai. Mais, jusqu’à plus ample informé, cela me paraît provenir de notre nature étatique et de notre rôle étatique : les réglementations publiques que nous devons respecter créent des contraintes que nous ne pouvons pas éluder.
Ceci étant, les directions techniques (D.T.A.T., D.T.C.N., D.T.C.A., D.T.En) (2), qui sont des directions opérationnelles, ont une autonomie très comparable à celle dont jouissent les sociétés membres d’une holding du genre C.G.E., Péchiney, Rhône-Poulenc ou Schneider.
La nature des activités de la D.M.A. a donné naissance à des directions à la fois opérationnelles et fonctionnelles, comme la D.R.M.E. (Direction des Recherches et Moyens d’Essais) et le S.C.T.I. (Service Central des Télécommunications et de l’Informatique), mais cela non plus n’est pas singulier et les hybrides n’existent pas seulement à la D.M.A.
La question qui m’est posée, de savoir si la sous-direction de l’expansion de la D.A.I. s’articule bien avec les Affaires Étrangères et avec les Finances, comporte une réponse positive. Rien, comme je l’ai dit, n’est possible en matière internationale sans l’accord des Finances et sans l’accord du Quai d’Orsay, tout cela se faisant dans le cadre des directives gouvernementales du niveau le plus élevé. Laissez-moi vous répéter que nous ne sommes pas et nous ne pouvons pas être des « politiques », ni nous substituer en quoi que ce soit au pouvoir politique de décision. La D.A.I. est donc orientée, voire canalisée, infiniment plus au niveau gouvernemental qu’au niveau D.M.A. : la D.M.A. se contente de définir ce qui est techniquement et industriellement possible et. ensuite, elle exécute les décisions qui lui sont notifiées.
Voici la réponse à vos questions.
L’un de vous m’a demandé si les structures D.M.A. ne pourraient pas être améliorées. La réponse est affirmative. Si vous posiez la même question à M. Jouven pour Péchiney, à M. Dreyfus pour Renault, à M. Gillet pour Rhône-Poulenc, à n’importe quel patron d’un grand organisme, vous recevriez la même réponse. Oui, on doit et on peut améliorer les structures. Mais ce n’est ni facile, ni rapide.
Relations arsenaux-industrie
Je regrouperai maintenant sous ce chapitre beaucoup de questions qui nécessiteraient des développements longs et ennuyeux. Je résume ainsi vos questions dont les plus typiques sont ainsi formulées par M. B… : Comment est assurée la production des matériels ressortissant au domaine d’action de la D.M.A. ? Quelle est la part des arsenaux militaires et de l’industrie privée ? Sur quelle base se fait cette répartition ? Quelle valeur a cette production dans les cas les plus importants ? Comment concilier la nécessité d’une coopération internationale et celle de l’indépendance nationale en matière d’études et de fabrications, c’est-à-dire d’autonomie logistique ? Comment se fait le partage des marchés d’armement entre la D.M.A. et l’industrie privée ? Dans quelles conditions les ateliers de la D.M.A. prennent-ils des commandes du secteur civil pour des matériels civils ?
Je m’efforcerai d’être bref ; je vais donc donner le minimum de chiffres nécessaires pour fixer les idées.
En 1972, la production globale d’armement en France s’est élevée à 19 MM.F. dont 15 MM.F. pour les besoins nationaux et 4 MM.F. pour l’exportation.
Les commandes d’armement ont été confiées pour 50 % au secteur privé, 30 % au secteur nationalisé et 20 % aux établissements d’État.
Vous retiendrez donc facilement les ordres de grandeur : une vingtaine de milliards, dont 20 % à l’exportation, un partage à égalité entre le secteur privé et le secteur public, et, dans le secteur public, 60 % aux nationalisés et 40 % aux arsenaux de la D.M.A.
Sur quels critères s’opère le partage ? Très simplement, selon les aptitudes et les capacités industrielles. Par exemple, la D.M.A. n’a presque aucun potentiel industriel en matière d’électronique ou de constructions aéronautiques ; là, le problème du partage ne se pose donc pas.
Pas de problème non plus quand il s’agit de matériels pour lesquels l’État, pour des raisons de sécurité, ne souhaite pas confier la fabrication au secteur privé. C’est le cas : des armes à feu (fusils, mitrailleuses, canons) ou des charges nucléaires, qui sont fabriquées les unes par les arsenaux, les autres par la Direction des Applications Militaires du C.E.A.
Il n’y a question que dans les cas où les arsenaux et le secteur privé peuvent être mis en concurrence. Les chars AMX 13 ont été partagés entre une chaîne privée et une chaîne d’État : leur cadence de production justifiait deux chaînes. Mais l’AMX 30 a été réservé à l’arsenal de Roanne : les cadences prévisibles n’auraient pas permis de mettre en route deux chaînes et le choix de Roanne était évident. Je l’ai reconnu à l’époque du lancement, alors que j’étais le directeur général du Creusot, seul capable d’essayer de concurrencer Roanne. Par contre, si la D.M.A. se réserve pratiquement tous les chenilles, elle a, jusqu’à présent, confié au secteur privé tous les blindés sur roues.
Que faut-il en retenir ? Eh bien, qu’il y a chaque fois une étude d’optimisation économico-industrielle. Cela conduit aux parts suivantes actuelles de la D.M.A. dans les principaux secteurs :
— électronique : 10 %,
— aérospatial : 6 %,
— constructions navales (coques et appareils propulseurs) : 65 %,
— armements terrestres : 45 %.
Vous me demandez dans quelles conditions la D.M.A. prend des commandes pour le secteur civil. Je vous précise tout de suite qu’elle en prend extrêmement peu. En 1972, année record des commandes civiles, celles-ci ont représenté 4,8 % du chiffre d’affaires : il s’agissait de trois bateaux destinés aux British Railways, que les chantiers civils, obérés de commandes, refusaient de faire alors que l’arsenal de Brest connaissait un creux sérieux de chargement.
Normalement, nous ne prenons de commandes pour le secteur privé que lorsque nous disposons de moyens n’existant pas dans le civil (Tarbes forge des tricônes et des tools-joints pour Creusot-Loire — le Centre d’Essais en Vol et l’ONERA ont des moyens uniques, etc.). Les commandes sont prises à des conditions commerciales normales : nous calculons nos prix de revient aussi bien (ou pas plus mal) que le secteur privé et nous les abondons d’une marge bénéficiaire comme le secteur privé, toutes les fois que nous le pouvons.
Votre dernière question a trait à la possibilité ou non de concilier les impératifs de l’indépendance nationale avec ceux de la coopération internationale. Une réponse exhaustive exigerait une conférence complète, sinon deux ou trois. Je me bornerai à vous dire que la coopération internationale en matière d’armement ne porte que sur des problèmes spécifiques proposés en fonction de plusieurs critères (principalement financiers et techniques) mais choisis par le Gouvernement, qui est, par nature, le gardien attitré de l’indépendance. La décision gouvernementale est éclairée par les états-majors et par la D.M.A., certes, mais la décision appartient toujours au Gouvernement : la coopération est un acte politique avant d’être un acte technique.
La productivité dans les arsenaux
M. A… pose la question suivante : La critique parfois faite aux arsenaux de manquer de productivité et d’avoir des coûts de production élevés est-elle fondée ? Si oui, quels sont les remèdes envisagés ?
Je vous remercie d’avoir posé la question. Vous avez sûrement voulu me donner l’occasion de démythifier une légende qui est très répandue et très blessante. Je ne veux pas remonter à Colbert, mais un exposé complet m’obligerait à le faire. Cependant, il faut quand même faire un peu d’histoire.
Les arsenaux ne datent pas d’aujourd’hui. Quand on les a créés, on a eu, fort intelligemment, le souci de les disperser géographiquement pour réduire leur vulnérabilité (vous n’en trouverez pas, par exemple, dans le Nord ni dans l’Est). C’est le concept de profondeur du territoire vu au temps de la marche à pied. On a aussi été animé très tôt par le concept de mobilisation industrielle, qui a tout son poids dans une hypothèse prévisible de guerre longue et classique et qui s’encadre bien dans l’idée d’une défense en profondeur.
Cela signifie que l’on a multiplié les unités de production analogues (manufactures, poudreries) dotées de moyens largement excédentaires par rapport aux besoins du temps de paix ; il est évident que l’exploitation du temps de paix était ainsi obérée et par la dispersion et par les contraintes de la disponibilité pour le temps de guerre.
La philosophie a changé. Aujourd’hui, nous ne croyons plus à une guerre mondiale longue et nos états-majors n’accordent plus qu’un petit nombre de jours aux possibilités de durée d’un vrai conflit européen. Je sais que l’on avait déjà dit cela en 1870, en 1914 et en 1939. Mais je sais aussi d’autres choses et je partage l’avis de l’état-major. Et la profondeur du territoire n’a guère de sens dans notre pays devenu petit à l’échelle des conflits modernes.
Cela étant, la mission de nos arsenaux se trouve bouleversée. Il est évident que leur dispersion territoriale ne s’impose plus et qu’ils n’ont plus aucun besoin de capacité excédentaire. Il est évident, par conséquent, que s’il fallait les refaire, nous les ferions autrement, bien sûr. Mais les arsenaux existent et ils ont accumulé à travers les âges un capital humain assez extraordinaire et l’implantation d’usines du secteur privé peut tout autant nous paraître anormale. Dites-vous bien que s’il fallait aujourd’hui faire un combinat sidérurgico-mécanique, on irait l’implanter à Fos ou à Dunkerque, mais sûrement pas au cœur du Morvan. J’en dirais autant de combien d’autres grandes usines !
L’un des grands phénomènes du siècle réside dans une prise de conscience du phénomène social qui veut que l’usine aille à l’homme, ou reste à l’homme et que de moins en moins on envisage de faire migrer l’homme vers l’usine, en le déracinant. Je n’ai pas besoin de citer le cas de Lip ou celui de Râteau, ou encore d’évoquer les travailleurs immigrés pour illustrer mon propos.
En réalité, et bien avant qu’une opinion publique étonnamment ignare ait été alertée par quelques cas récents, tous les responsables savaient qu’il existe une pesanteur sociale, d’ailleurs extrêmement respectable, et que seuls des technocrates désincarnés peuvent feindre d’ignorer.
Ce qui veut dire que lorsque nos ancêtres ont créé des rassemblements humains autour de lieux de production, quand ces rassemblements humains ont pris racine et fait souche là où on les avait amenés, nous, les successeurs, non seulement nous ne pouvons pas ignorer la valeur morale du contrat qui a été passé, mais aussi nous devons tenir compte de la valeur du capital humain qui nous a été légué, avec sa force née des traditions.
Par conséquent, nos arsenaux existent là où ils sont, et c’est à nous qu’il appartient d’en tirer le bon rendement qu’en attendent les contribuables — et cela malgré les péchés originels attachés au choix de leurs localisations.
À la D.M.A. nous faisons ce que font toutes les industries, et nous le faisons — je mesure mon propos — aussi bien que les autres industries :
— Actions dans le domaine technique : dans beaucoup de secteurs, nos arsenaux possèdent un équipement qui se situe parmi les plus modernes et les plus productifs. Ils ont été parmi les premiers, en France, à développer les techniques les plus récentes, telles que l’analyse de la valeur.
— Au niveau de l’analyse économique : la mise en régime de compte de commerce a permis de tirer le meilleur parti de la comptabilité analytique et du contrôle de gestion. Des travaux importants ont été menés pour mesurer la productivité et analyser les facteurs qui peuvent en permettre l’amélioration, les possibilités ouvertes par l’informatique sont systématiquement explorées et testées, avant d’être généralisées.
— Au niveau de la gestion : la création de conseils de gestion de la D.T.A.T. et de la D.T.C.N., présidés par le Délégué Ministériel, où sont présentés et discutés résultats annuels et propositions d’action, constitue l’étape la plus récente d’un souci constant de meilleur « management ».
Les critères ne manquent pas pour juger du résultat de cet effort : concurrence avec les producteurs privés, dans un nombre de cas assez limités mais significatifs, comparaison avec les prix de matériels similaires dans les pays étrangers, compétitivité sur les marchés internationaux, où la D.T.A.T., notamment, dégage une marge positive sur ses ventes.
En ce domaine, en constante et rapide évolution, rien n’est jamais définitivement acquis. Mais si, dans tel ou tel cas particulier, au demeurant peu nombreux, certains efforts restent encore à faire pour améliorer la situation actuelle, on peut affirmer en règle très générale que la productivité des arsenaux militaires se situe à un niveau souvent enviable, et qu’il n’est pas rare d’ailleurs d’entendre ce jugement porté par des responsables civils ou militaires étrangers, conscients peut-être plus que nous-mêmes des résultats indiscutables de notre production d’armement, dans le cadre d’un budget qui, on le sait, se situe parmi les plus modestes de ceux des grands pays.
Les prix des matériels
Prenons d’abord la question de M. C… sur la comparaison de nos prix de cession avec ceux du secteur privé : Comment est établie la comparaison des prix de cession des arsenaux et des entreprises privées pour des commandes militaires ?
Je vous ai déjà dit que le problème ne se pose ni dans le cas, très fréquent, où l’État ne s’est pas doté de moyens propres (j’ai cité l’électronique et le matériel aéronautique par exemple), ni dans le cas où il y a monopole de fait (j’ai cité les armes à feu et les armes nucléaires).
Les cas de concurrence sont donc limités. Ils sont tranchés selon des calculs d’optimisation assez complexes, dans lesquels le souci d’assurer la pleine charge de nos ateliers joue un rôle considérable et d’une valeur économique mesurable. Mais, en général, les prix cotés sont assez comparables à égalité de prestations.
Seconde question : celle du Colonel de la M… : Comment calcule-t-on le prix de revient d’un matériel — l’AMX 10 par exemple ? Toutes les dépenses d’études, de lancement, de fabrication et les frais généraux de services — notamment ceux de la D.M.A. —sont-elles prises en compte ? Comment est fixé le prix de vente pour l’étranger ?
Le prix de cession aux états-majors comprend :
— le coût des matières ou des produits semi-finis achetés dans le secteur privé,
— dans le cas d’un matériel comme l’AMX 10, réalisé particulièrement dans nos arsenaux, le coût de la main-d’œuvre,
— les taxes (T.V.A.) sur les achats à l’extérieur, mais non sur la valeur ajoutée par l’établissement de la D.M.A.,
— les frais généraux des établissements constructeurs et des administrations centrales,
— les amortissements des investissements,
— les frais de contrôle et recette.
Comme vous le voyez, c’est un schéma très classique. Par contre, les dépenses d’étude sont en général financées à part. Les frais de lancement ne sont pas forcément répartis sur toute la série.
Les prix de vente à l’étranger sont majorés d’une « marge à l’exportation » qui absorbe une part des frais de la D.M.A. et contribue donc à faire baisser les prix de tous les matériels (qu’ils soient destinés à l’étranger ou à l’Armée française), corrélativement avec l’effet de série. De plus, elle permet de financer certaines études d’amélioration des matériels non demandés expressément par les états-majors français mais dont ils bénéficient souvent par la suite.
Le cas choisi par le colonel de la M… est très actuel : le général de Boissieu m’a demandé une modification éventuelle de l’AMX 10. J’ai étudié le dossier exactement comme je l’aurais fait il y a quelques années quand j’étais « de l’autre côté de la table », c’est-à-dire un fournisseur de l’État. Nous vivons selon les règles normales des industriels et je trouve que cela est très bien ainsi.
Une troisième question est posée par le colonel P… au sujet des arsenaux maritimes : Travaillent-ils pour le secteur privé ? N’y a-t-il pas un problème de prix et d’emploi pour la Marine Nationale ?
Je répondrai au colonel P… que les établissements de la D.T.C.N. ont été en effet amenés, pour résoudre des problèmes de plans de charge, à rechercher certaines commandes pour le secteur civil.
La plus importante, et de très loin, a concerné la construction de trois car-ferries à Brest pour les British Railways. Il s’agissait de combler un trou de charge important dans les activités de constructions neuves de ce port avant le démarrage des opérations du 3e Plan.
Cette affaire a été conclue au prix du marché international : sur le plan comptable pur, on sait maintenant que l’opération a été très sensiblement équilibrée ; sur le plan économique, elle a été largement bénéficiaire puisqu’elle a permis de donner du travail à quelques centaines d’ouvriers de Brest qu’il ne pouvait être question de licencier (car l’une de nos contraintes est de travailler dans une canalisation à section constante).
Un autre secteur d’activité civile existe à Toulon : réparation navale civile et opérations d’achèvement de méthaniers construits par les Chantiers de La Ciotat : cette activité — là aussi — a été recherchée pour employer des personnels devenus disponibles par suite de la réduction des crédits d’entretien de la flotte.
Les perspectives actuelles, tant pour l’entretien de la flotte que pour les constructions neuves de la Marine Nationale, sont dans l’ensemble assez favorables. Sauf réduction importante des activités militaires en cas de glissement affectant les plans, la recherche d’activités civiles ne s’impose donc plus à la D.T.C.N. Il est bien évident que dans tous les cas priorité est donnée aux activités concernant la Marine Nationale. Les activités de diversification ne peuvent remettre en cause cette priorité. Cela rejoint ce que je vous ai dit au début au sujet de notre mission principale.
Séparation des tâches étatiques et industrielles
M. B… demande : Certaines directions techniques ont une activité industrielle directe importante (D.T.A.T., D.T.C.N.). D’autres ont essentiellement une activité étatique (D.T.C.A., D.T.En). Cette situation actuelle résulte notamment des considérations historiques auxquelles le personnel et les directions restent souvent très attachés (en particulier la défense des établissements d’État est une revendication syndicale très affirmée). Estimez-vous devoir et pouvoir faire évoluer la situation de chacune des directions techniques à cet égard ?
Les différences entre les diverses directions de la D.M.A. ont effectivement un caractère historique. Toutefois, un effort de clarification des structures a été largement développé.
1. - L’imbrication des missions étatiques et industrielles risque de peser indûment, dans certains cas, sur la liberté des décisions de l’État en matière de programmes d’armement et de choix des constructeurs chargés de les réaliser ; par ailleurs, elle rend difficile pour chaque responsable l’arbitrage entre ses responsabilités de « puissance publique » et ses préoccupations d’industriel ; enfin elle répercute sur les prix des matériels le soutien des activités étatiques, ce qui rend malaisé un jugement objectif sur la compétitivité de nos arsenaux. Un effort a donc été entrepris pour marquer une séparation nette entre les tâches qui découlent des deux types de mission, en particulier dans le secteur des poudres et dans celui des armements terrestres ; la séparation recherchée se traduit dans la pratique aussi bien sur le plan de l’organisation et du commandement que sur le plan comptable et administratif.
2. - Dans le secteur de l’aéronautique et plus récemment celui des poudres, la séparation des tâches étatiques et industrielles est très poussée, puisque ces dernières sont confiées à des industriels tels que l’Aérospatiale et Dassault dans le secteur aéronautique et la Société Nationale des Poudres et Explosifs pour ce qui est des poudres de munitions ou de propulsion et des explosifs. La D.M.A. n’assure donc pratiquement dans ces domaines que les tâches à caractère étatique.
Il faut noter toutefois que cette séparation, bien que nécessaire, n’est pas sans inconvénients : certains de ces industriels (SNIAS, SNPE) sont issus d’anciens arsenaux et il leur a fallu s’adapter aux structures nouvelles, devenir compétitifs, mettre sur pied une structure financière et de gestion identique à celle du secteur privé. Ces sociétés, si elles veulent rester compétitives, doivent se diversifier, mais, ce faisant, elles sont moins disponibles pour l’Armement, et le Délégué n’a pas de moyens d’agir aussi efficacement sur elles que sur les arsenaux. Enfin, lorsque la situation est difficile, ces sociétés, dont l’État est de loin le client principal, comptent souvent sur lui pour les soutenir financièrement.
Dans le secteur des armements terrestres, il a paru plus judicieux de garder ces derniers sous la tutelle de l’État. Le Groupement Industriel des Armements Terrestres (G.I.A.T.). qui groupe les arsenaux travaillant dans ce domaine, est donc resté partie intégrante de la D.M.A. Mais la gestion de ses établissements est séparée de celle des établissements restés dans le secteur étatique.
Enfin, dans le secteur des constructions navales, la distinction des responsabilités entre tâches étatiques et industrielles est beaucoup plus difficile. Les établissements de la D.M.A. ont dans ce secteur un rôle plutôt industriel, avec toutefois dans le domaine de la réparation de la flotte une certaine imbrication avec la Marine (la Direction des Constructions et Armes Navales joue le rôle de Direction Centrale du Matériel de la Marine). Mais au niveau des services d’études, la séparation est plus délicate. Il ne semble pas possible d’arriver dans ce cas à une séparation aussi poussée que pour la D.T.A.T.
Il faut reconnaître que cette distinction, assez simple au niveau des principes, est quelquefois beaucoup moins évidente dans la réalité. En particulier en ce qui concerne les études, certaines études de base ne sont pas rentables au sens industriel ; certains choix de solutions techniques peuvent avoir des répercussions importantes sur les performances, les coûts, les délais et certaines études d’orientation ou de développement exploratoire pourraient aussi bien être classées industrielles qu’étatiques.
En définitive, il faut essentiellement éviter qu’une même personne soit juge et partie, soit dans le choix entre deux prototypes d’un matériel donné, soit en matière de coûts, délais ou de performances des matériels d’armement.
Ce serait le cas, par exemple, d’un directeur d’établissement de la D.M.A. qui aurait à départager entre un prototype fait par l’industrie privée et un prototype réalisé par son propre établissement, ou bien qui aurait une action prépondérante sur les caractéristiques, crédits et délais concernant un matériel d’armement dont l’étude assurerait le plan de charge de l’arsenal qu’il dirige.
Ce sont ces situations anormales que veut éviter la D.M.A. en séparant tâches industrielles et étatiques.
Maîtrise d’œuvre industrielle
Sur ce chapitre de maîtrise d’œuvre, voici les questions qui me sont posées par M. B… : Donner la maîtrise d’œuvre d’un programme complexe à un industriel ou à un groupe d’industriels présente des avantages et des inconvénients. Dans quel cas le bilan vous paraît-il positif et quelles conséquences en tirez-vous éventuellement sur la nature des missions confiées aux directions techniques ? Pensez-vous qu’il serait possible d’appliquer au secteur industriel une méthode d’ingénierie inspirée de celle qui vient de voir le jour en matière de génie civil et de bâtiment et qui permet, notamment, de fixer au départ le coût d’objectif d’une opération ?
Je voudrais me borner ici aux généralités.
Reconnaître la maîtrise d’œuvre d’un industriel ou d’un groupe d’industriels, c’est lui confier par contrat l’exécution de tâches d’étude et de réalisation, dont il prend la responsabilité technique et financière. Cette notion prend tout son sens lorsqu’un industriel ou un groupe d’industriels peut accepter d’assumer la responsabilité d’ensemble d’un système et l’attribution d’une telle maîtrise d’œuvre d’ensemble présente des avantages évidents. Elle présente aussi des inconvénients :
— dans le choix des industriels auxquels seront confiées l’étude et la réalisation des divers sous-ensembles, le maître d’œuvre peut être tenté d’accorder une préférence soit à ses propres établissements, soit à des sociétés qui lui sont liées. Il peut en résulter un risque d’intégration verticale trop poussée de l’industriel maître d’œuvre et la concurrence peut se trouver plus ou moins faussée. Il y a là un inconvénient particulièrement grave dans le cas où l’industriel maître d’œuvre est en situation de monopole et où, au niveau de la maîtrise d’œuvre, aucune mise en concurrence n’est possible, comme par exemple pour les systèmes d’engins balistiques. Il est alors nécessaire, pour limiter les coûts, de rechercher autant que possible à rétablir une concurrence au niveau des sous-ensembles et il faut trouver des solutions pour que l’octroi d’une maîtrise d’œuvre d’ensemble ne constitue pas un obstacle à cette recherche. Une telle solution peut résider dans la fourniture par l’État des sous-ensembles importants ;
— la présence d’un maître d’œuvre industriel, qui négocie et passe lui-même des contrats avec les industriels coopérants et sous-traitants et qui, d’une certaine manière, fait « écran » entre État et sous-traitants, rend souvent difficile la saisie des coûts réels par des enquêtes de prix.
Pour des systèmes complexes, il n’est d’ailleurs pas toujours possible d’adopter la solution d’un maître d’œuvre d’ensemble. Tel est le cas des systèmes présentant des aléas importants, qui peuvent se traduire par des conséquences financières trop lourdes pour qu’un industriel puisse en prendre la responsabilité. Tel est également le cas des systèmes qui mettent en œuvre des techniques très variées et pour lesquelles on préférera désigner plusieurs maîtres d’œuvre, responsables chacun d’une fraction de programme, et coordonnés par un « architecte industriel », responsable de la cohésion d’ensemble du programme.
L’application au secteur industriel de méthodes d’ingénierie inspirées des principes mis au point en matière de génie civil et de bâtiment pourrait être de nature à éviter certains des inconvénients de la solution du maître d’œuvre unique.
On rappelle que l’une des caractéristiques de ces méthodes est la désignation d’un « concepteur » qui s’engage sur des objectifs de coût pour le programme en cause et qui est rémunéré en fonction de la tenue de ces objectifs, à l’issue de la réalisation. Le « concepteur » peut être ou non différent du maître d’œuvre. Il est cependant souhaitable de dissocier la « conception » et la réalisation du programme, afin que le concepteur s’attache aussi exclusivement que possible à la tenue des objectifs. Dans le cas où le « concepteur » et le maître d’œuvre sont la môme société, le premier peut consister en une division spécifique de la société, suffisamment indépendante des divisions chargées de la réalisation — ce qui n’est pratiquement pas aisé à obtenir. Mais la méthode nous intéresse vivement.
La mobilisation industrielle
Voilà un chapitre qui, de toute évidence, vous passionne. J’ai regroupé, pour vous répondre, deux questions de M. A… et trois questions émanant respectivement du commissaire T…, du colonel D… et de M. C… Voici les questions : Quel est le rôle donné à la D.M.A. en temps de guerre et quels seraient ses moyens ? Existe-t-il des relations permanentes entre l’industrie privée et la D.M.A. pour augmenter rapidement les programmes de fabrication ou d’entretien de matériels en temps de guerre ou de crise grave ? Lors de l’adoption d’un nouveau matériel (char, avion, moteur) quelle est la procédure qui, de l’idée, aboutit à la réalisation du modèle et, plus spécialement, en fonction du temps, quelle est la participation des différentes autorités, en particulier des états-majors et de la D.M.A. ? Les délais nécessaires à la réalisation des matériels de guerre qui, selon les sociétés privées, sont de plusieurs armées, ne pourraient-ils pas être réduits afin de pallier les difficultés graves que rencontrent les Armées pour la planification à long terme ? Combien de temps faudrait-il à la D.T.A.T. pour doubler, voire tripler, la production d’AMX 30 ?
Je dirai tout de suite à M. A… que le problème d’augmenter la production d’armement en cas de guerre ou même simplement de crise grave ne se pose pas en France, ni à ma connaissance, dans le reste de l’Europe.
La D.M.A., je vous l’ai dit, est un organisme technico-industriel. Les décisions stratégiques fondamentales ne sont aucunement de son ressort.
Sans trahir aucun secret, je peux vous dire que la doctrine en vigueur demande au corps de bataille une action non offensive, mais suffisante pour que le Gouvernement puisse juger s’il s’agit d’une attaque « intolérable » et, dans ce cas, déclencher l’action nucléaire, qui comporte, elle aussi, des escalades. Dans tous les cas de figure, ce schéma est absolument incompatible avec les délais d’une mobilisation industrielle qui est devenue vide de sens à une époque où la puissance de feu et la mobilité ont pulvérisé les notions anciennes de temps et d’espace — du moins à notre échelle.
Ce qu’il faut à nos forces, c’est un stock suffisant existant dès le temps de paix. Les consommations de matériel de la guerre d’octobre vous donnent une idée de ce que doit être ce stock et, aussi, de sa compatibilité avec les impératifs budgétaires.
Je ne désire pas m’étendre davantage. J’aurai quand même l’indiscrétion de dire que ce problème est certainement celui qui tient le plus à cœur aux chefs d’états-majors et à moi-même. On avait déjà dit : « Si vis pacem, para bellum ». Encore une fois, plus facile à dire qu’à faire.
Lors de l’adoption d’un nouveau matériel (char, avion, moteur) quelle est la procédure qui, de l’idée, aboutit à la réalisation du modèle et plus spécialement en fonction du temps, quelle est la participation des différentes autorités, en particulier des états-majors et de la D.M.A. ? Si désolé que j’en sois, je ne peux pas répondre brièvement à cette question. Je peux seulement dire qu’il y a là un énorme travail en commun, auquel participent des savants (et nous avons une bonne coopération avec eux), des techniciens, des militaires et des industriels.
Il y a des problèmes classiques et d’autres qui ne le sont pas du tout. Dans l’ensemble, retenez que cela ne se passe pas trop mal mais que nous aimerions faire beaucoup mieux. Ne vous ai-je pas dit, déjà, que notre métier exige une connaissance encyclopédique des possibilités modernes ?
Quant aux délais de réalisation, je dirai au colonel D… que ceux relatifs au développement des matériels de complexité moyenne sont de l’ordre de 5 à 8 ans. Dans quelques cas il faut encore plus longtemps. Ne croyez pas que cela soit absurde ou lié aux lenteurs administratives. Chez Renault, pour une automobile, le cycle était de cinq ans — comme chez tous les autres constructeurs d’ailleurs. Ce cycle est tout à fait normal et je n’aperçois aucun moyen de l’abréger sans courir de risques graves.
Sans trahir de secret, je dirai qu’une partie de mon activité est consacrée à préparer des armements qui sortiront dans environ dix ans et resteront valables jusqu’en l’an 2000. Tous mes collègues des différents pays en sont là, eux aussi : je le sais pour le leur avoir demandé — et pour avoir eu l’occasion de vérifier la véracité de leurs réponses.
Quant au doublement de cadence des AMX 30, M. C… sera heureux de savoir que je suis allé spécialement à Roanne pour avoir la réponse à cette question. Et je vous demanderai de vous contenter de savoir que, en tant que responsable, je suis tout à fait fixé sur ce qui peut se faire.
Autonomie de la France en matière d’armement
Beaucoup de questions manifestent des soucis quant à cette autonomie, notamment M. B… : La D.M.A. est chargée de la mise au point de matériels complexes et de « systèmes d’armes ». Le prix de l’homologation est élevé, la fiabilité doit être très élevée. On oublie souvent le « produit », le matériau dont l’approvisionnement vient quelquefois de l’étranger ou est fabriqué par des sociétés chimiques qui, à cause de la faiblesse des débouchés, ne garantiront pas la continuité de la qualité, voire de la production. Quelles mesures compte prendre la D.M.A. pour remédier à cette situation ?
Nous cherchons à prévenir et ce n’est qu’en cas d’échec que nous avons à remédier. En général, le modus operandi est celui-ci :
A. - Dans le cas d’un matériau approvisionné à l’étranger, où existe souvent un fournisseur unique, les mesures prises par la D.M.A. sont :
1. dans un premier temps, constitution de stocks. Dans la majorité des cas, les produits sont, en effet, stockables. Ces stocks permettent un délai de réaction sans interruption des fabrications, en cas d’arrêt brutal des approvisionnements ;
2. dans un deuxième temps et pour les matériaux de première importance pour les programmes, ou si l’on prévoit l’arrêt à terme des livraisons étrangères : travaux d’étude et de mise au point pour « franciser » la fabrication, avec ou sans achat de licence et de « know how » ;
3. enfin, recherche et étude de produits de remplacement qu’il faudra éventuellement homologuer.
B. - Dans le cas d’un matériau produit en faible quantité par une société française :
1. la production par campagne et le stockage peuvent permettre l’obtention d’une qualité homogène et acceptable ;
2. une participation de l’État aux investissements de production, améliorant les conditions économiques de l’opération, permet souvent la poursuite de la production ;
3. enfin, l’étude de l’utilisation de produits de remplacement ayant d’autres débouchés peut à terme résoudre le problème.
Telles sont les mesures générales que la D.M.A. a prises jusqu’ici et qu’elle prendra encore à l’avenir.
Mais M. B… a raison. C’est un problème grave et riche d’implications. Je veux dire que nous y accordons tous nos soins et que nous sommes conscients des périls (3).
Je regrouperai ensuite trois questions formulées respectivement par MM G…, R… et B… : L’autonomie d’action militaire d’un pays est fonction de sa capacité de production en matière de fabrication d’armement, donc de son « autonomie » dans ce domaine. Quelle est notre situation à cet égard, tant dans l’hypothèse d’une guerre nucléaire que dans l’hypothèse d’un conflit classique ? Dans quelle mesure nos fabrications de matériels et d’armements de haute technicité (Force nucléaire stratégique et armement nucléaire tactique, mais aussi aéronautique, matériels navals, blindés, radars), dépendent-elles de l’extérieur pour certains sous-ensembles tels que moteurs, équipements électroniques, calculateurs de bord, etc. ? Quelle est, à l’heure actuelle, notre dépendance vis-à-vis de l’étranger en matière d’armement ?
Tous, nous savons que la science n’a pas de frontières et que l’ère des économies fermées est révolue. La complexité des matériels modernes, le recours nécessaire à une gamme très étendue de matériaux de base et à des techniques de conception ou de production très diverses rendent impossible une totale autonomie et obligent à accepter une certaine dépendance de l’étranger, dont il faut s’efforcer de limiter les inconvénients.
On peut, schématiquement, classer en trois catégories cette dépendance de l’étranger :
— acquisition à l’étranger de matières premières, de composants, de sous-ensembles dont la production en France est définitivement ou provisoirement inconcevable ;
— acquisition à l’étranger, pour des raisons d’ordre économique, d’éléments que l’on pourrait produire en France, dès maintenant ;
— recours à des sociétés implantées en France mais contrôlées par l’étranger.
Nous examinerons successivement ces trois catégories de dépendance. Il est clair que la première citée est la plus grave et qu’il importe d’une part d’en limiter l’importance, d’autre part d’en minimiser les conséquences.
Si l’on prend l’exemple de la F.N.S., un effort a été fait dès l’origine pour utiliser au maximum des matériaux et composants français. Depuis lors, un inventaire permanent est tenu et mis à jour à chaque étape nouvelle des programmes, permettant deux types d’action : la première est la « francisation » de composants mécaniques ou électroniques de matériaux, le but recherché étant de substituer au produit étranger un produit français ou de faire acquérir à notre industrie la compétence qui lui permettra un jour de prendre la relève ; la seconde est la constitution de « stocks État » s’ajoutant aux stocks habituels de rechanges et garantissant une durée suffisante d’autonomie.
Le second cas de dépendance — qui concerne presque uniquement les armements classiques — est celui où l’on renonce à fabriquer en France des éléments ou des produits finis que nous aurions la capacité d’élaborer nous-mêmes. Cette attitude peut provenir de considérations économiques — coût trop élevé d’une fabrication nationale — ou d’accords passés dans le cadre des programmes menés en coopération, ou dans le cadre de compensations à certaines exportations.
Ce type de dépendance a beaucoup moins d’inconvénients que le premier. Il est en effet très souvent possible de disposer vis-à-vis du pays fournisseur de moyens de pression, en concevant des accords mettant les deux pays en position de dépendance réciproque. Par ailleurs, des dispositions peuvent être prises pour que l’industrie française soit en mesure, avec un court préavis, de prendre si nécessaire la relève du fournisseur étranger.
Reste enfin le cas des fabrications sur le sol national par des sociétés sous contrôle étranger : IBM, Texas Instrument, ITT, Motorola, sont des exemples de tels fournisseurs importants de calculateurs ou de composants. La politique suivie consiste à éviter que se créent de nouvelles prises de participation, ou même à obtenir le retrait du partenaire étranger lors d’opérations de restructuration ou de fusion (la General Electric, par exemple, s’est retirée de la filiale composant Sesco du groupe Thomson lors de la fusion avec CSF). Elle tend aussi à obliger les sociétés sous contrôle étranger à réaliser en France une part croissante des opérations à haute technicité, garantissant ainsi une meilleure indépendance.
Il est difficile, sinon impossible de chiffrer un degré de dépendance, compte tenu notamment du caractère très variable que celle-ci peut revêtir ainsi qu’on l’a montré. Les efforts développés depuis dix ans ont en tout cas permis de modifier sensiblement la situation initiale. Cette évolution, qui reste à poursuivre, suppose un effort permanent d’étude et de recherche qui ne doit pas être ralenti malgré l’absence de rentabilité à court terme.
Elle suppose également une politique industrielle bien orientée sur le plan du choix des contractants, sur celui des restructurations et prises de contrôle, sur celui du maintien en condition ou de création des équipes techniques. À cet égard, la D.M.A. est bien loin d’avoir tous les pouvoirs. Elle fait entendre sa voix, du mieux qu’elle peut, quand elle est alertée à temps. Vous savez tous que le problème des « multinationaux » mériterait d’autres développements.
Recherche
Le colonel P… pose, concernant la recherche, une très bonne question : Quels sont les moyens de coordination qui existent entre la D.M.A. et la recherche scientifique sur le plan national et quels sont les problèmes que cela pose ? Qui a l’initiative de la mise en application des utilisations possibles ?
La préparation de l’avenir réside dans la recherche. Là encore, il faut des années et des années pour disposer d’équipes qualifiées dans un secteur donné, et vouloir reprendre pied dans un domaine que l’on a abandonné, lorsque les moyens en matériels et humains ont été dispersés, peut s’avérer être une opération longue, coûteuse, difficile, voire impossible.
À l’inverse, nous constatons que les pays les plus riches ne peuvent faire front dans tous les domaines de la recherche. Il en est a fortiori de même pour un pays de l’importance du nôtre ; nous ne pouvons tout rechercher, tout étudier ; le budget équipement des Armées n’y suffirait pas, et quand les états-majors disent : « Attention, la majeure partie du budget d’équipement doit être réservée à des fabrications de série », ils ont raison — à l’évidence — car on se bat ou on dissuade de se battre avec des matériels, des matériels en quantité suffisante car la loi du nombre n’est pas périmée — et non avec des découvertes, des dossiers d’études ou des plans.
Mais si aujourd’hui nous mettons toutes nos ressources dans la fabrication, demain il n’y aura plus d’équipes de chercheurs ni d’études pour innover et concevoir. Le compromis, ici encore, est difficile à trouver, et lorsque le commandement a dosé la part de nos crédits à consacrer à la recherche, il n’est pas si simple de choisir les domaines sur lesquels nous décidons de porter nos efforts et ceux que nous abandonnons ; il est en effet illusoire d’escompter obtenir des résultats en éparpillant ces crédits dans tous les secteurs ; ce serait la meilleure manière de ne rien obtenir nulle part. Il faut donc choisir les secteurs sur lesquels focaliser les efforts ; l’élaboration de cette politique de recherche en liaison avec les états-majors et les directions techniques est une tâche délicate, car de tous les métiers, celui de prophète est l’un des plus difficiles, mais c’est une tâche fondamentale, et vous mesurez à quel point les choix effectués engagent l’avenir de notre potentiel d’innovation et notre aptitude à réaliser demain — sans tomber sous la dépendance de l’étranger — les armements nécessaires.
Dans le même chapitre je classerai la question : Quels sont les moyens de coordination de la D.M.A. avec les organismes chargés de la recherche scientifique sur le plan national ?
Au sein de la D.M.A., la Direction des Recherches et Moyens d’Essais (D.R.M.E.) est chargée des recherches pour les besoins, à long terme, des Armées. Pour cela la D.R.M.E. fait appel à l’ensemble du potentiel de recherche de la nation, et ceci en étroite coordination avec les organismes civils chargés de la recherche scientifique.
Cette coordination s’effectue de diverses façons :
— participation du Directeur des Recherches et Moyens d’Essais aux conseils d’administration des principaux organismes de recherche (C.E.A., C.N.E.S., C.N.E.X.O.. C.N.E.T., I.R.A., I.R.T., etc.) (4) ;
— participation des ingénieurs de la D.R.M.E. aux Comités d’action concertée de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (D.G.R.S.T.), au Comité de la Recherche pour l’Aéronautique Civile, au Comité Consultatif pour les Télécommunications, au Bureau National de Métrologie, etc.
Elle permet d’éviter toute duplication involontaire des recherches pouvant avoir à la fois des finalités militaires et des finalités civiles. Elle assure la cohérence de l’activité à long terme de l’État : choix des secteurs scientifiques et techniques à développer, encouragement des équipes de recherche les plus compétentes et les plus dynamiques, accélération du processus de passage de la recherche au développement.
Ce dernier point est essentiel pour faciliter la diffusion des techniques de pointe dans d’autres secteurs que celui de la Défense Nationale. C’est dans ce souci qu’a été signée une convention entre la D.M.A. et l’Agence Nationale pour la Valorisation de la Recherche (A.N.V.A.R.). Cette convention a pour but de faciliter l’exploitation, à des fins civiles, des brevets pris à l’occasion des recherches financées par la D.M.A. et, notamment, par la D.R.M.E. Les clauses des conventions et des contrats de recherche de la D.R.M.E., en matière de brevets et de propriété industrielle, sont conçues, en effet, pour encourager l’innovation et en faciliter l’exploitation.
De même, la D.R.M.E. favorise les échanges d’informations entre l’Université et l’Industrie dans un vaste domaine scientifique et technique. Des actions conjointes Université-Industrie sont suscitées, en étroite liaison avec les organismes officiels chargés de la recherche civile.
Par ces différentes actions, la D.R.M.E. contribue aux recherches d’importance nationale en informatique, en micro-électronique, en opto-électronique ainsi que dans le domaine des matériaux et des techniques d’usinage ou encore dans certains secteurs de la biologie et des sciences humaines. Cette coordination avec les autres organismes officiels concernés s’effectue aux divers stades de la recherche (programmation, exécution, évaluation des résultats, exploitation) ; elle a permis une notable valorisation du potentiel français de recherche et d’innovation qui a pu ainsi, dans de nombreux secteurs, rester ou devenir compétitif sur le plan mondial. ♦
(1) V. infra.
(2) Directions respectivement chargées des armements terrestres, des constructions navales, des constructions aéronautiques et des engins.
(3) Sur ce problème en général Cf. l’article du général Simon, Secrétaire Général de la Défense Nationale : « Matières premières et indépendance nationale » dans notre numéro d’août-septembre 1974.
(4) C.E.A. : Commissariat à l’Énergie Atomique - C.N.E.S. : Centre National d’Études Spatiales - C.N.E.X.O. : Centre National pour l’Exploitation des Océans - C.N.E.T. : Centre National d’Études des Télécommunications - I.R.I.A. : Institut de Recherche en Informatique et Automatique - I.R.T. : Institut de Recherche des Transports.